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Ce qu’on dit au poète à propos de Rimbaud et Banville 

lundi 2 novembre 2009, par Jacques Bienvenu

Rimbaud est au programme de l’agrégation de lettres en 2010. On connaît l’importance de ce concours en France. Les futurs agrégés, dont une bonne part sort des écoles normales supérieures, seront vraisemblablement ceux qui écriront dans l’avenir les éditions de référence. Celle concernant Rimbaud et qui a été choisie cette année pour les agrégatifs est dans la collection Poésie/ Gallimard annotée par Louis Forestier. A cette occasion la maison Gallimard a réédité « Les Poésies », « La Saison en enfer », et « Les Illuminations » dans cette collection en juillet 2009. Mais peut-on vraiment parler de réédition ? On devine que le choix du livre de référence s’est fait assez tard et qu’une réimpression hâtive de l’ouvrage en question reproduit en fait à l’identique une publication vieille de dix ans à laquelle on a simplement ajouté dans la bibliographie quelques ouvrages récents. Il est un peu regrettable de donner aux futurs agrégés une édition qui est loin d’être à jour. Ainsi, à titre d’exemple, le lecteur de l’ouvrage ne saura pas qu’une version du poème « Mémoire » a été retrouvée récemment sous un titre surprenant , qui comporte le nom du grand poète américain Edgar Poe. A la note concernant le fameux poème « Génie » le lecteur aura la surprise d’apprendre que Louis Forestier remercie Pierre Berès de lui avoir montré ce poème inaccessible. Or Pierre Berès est mort à présent et tout le monde peut voir aujourd’hui le manuscrit du poème « Génie » dans un catalogue mis en ligne sur internet. On voit bien que M. Forestier a été empêché de mettre ses notes à jour. Il en est une cependant, parmi ces anciennes notes reproduites, qui m’est particulièrement chère car elle concerne le premier article que j’avais écrit naguère sur Arthur Rimbaud. J’y proposais une explication du pseudonyme mystérieux -Alcide Bava- que Rimbaud avait inscrit dans une lettre adressée à Théodore de Banville. Louis Forestier fut le premier à en faire mention. C’était, pour moi, le début d’une longue réflexion qui m’a amené à reconsidérer l’œuvre de Banville et son influence sur Rimbaud. J’ai été conduit à faire par la suite des hypothèses que je crois importantes sur ce sujet. Je ne doute pas une seconde que M. Forestier les aurait signalées s’il l’avait pu. Je le crois d’autant plus que M. Forestier a été très sensible à mon hypothèse concernant les écrits d’un faussaire dont les textes étaient très souvent cités dans la Pléiade de Maupassant. Tout récemment, convaincu de la justesse de l’hypothèse, après néanmoins de longues hésitations, il a été amené à faire d’innombrables corrections dans ladite Pléiade. Je me fais donc un devoir d’écrire ici ce que les futurs agrégés ne pourront apprendre dans l’édition qui leur est réservée. Je vais tenter de résumer ici mes résultats principaux .qui sont disséminés dans des articles où le lecteur pourra se reporter s’il le désire [1] Puis, je donnerai une interprétation inédite de « Ses Yeux » dans le fameux sonnet des « Voyelles. »

D’une façon générale la compréhension de l’importance de Théodore de Banville s’est heurtée à des obstacles majeurs. Il semblait évident qu’il y avait entre Rimbaud, précurseur des symbolistes qui amèneraient le vers libre, et Banville le parnassien défenseur acharné de la rime, un abîme incommensurable. L’oubli même de Banville (qui pourrait aujourd’hui citer un seul de ses poèmes ?) et le mythe toujours grandissant de Rimbaud en donnaient en quelque sorte une preuve irréfutable. A cela s’ajoute une anecdote ridicule reprise volontiers par les biographes selon laquelle ce dernier aurait traité Banville de « vieux con » après la lecture que celui-ci aurait faite du « Bateau ivre », le reléguant au rang de vieux poète borné incapable de comprendre la poétique nouvelle. Steve Murphy a pu écrire que l’anecdote « sonnait juste » avant de changer radicalement d’avis à la suite de mes travaux .On a oublié que Banville avait été le premier grand poète à reconnaître le génie de Baudelaire et que Mallarmé, Verlaine et Charles Cros le considéraient comme un maître. Si le recul du temps est en général un bon juge pour reconnaître la valeur d’un auteur, il ne l’est plus pour l’historien de la littérature. Au contraire, c’est un miroir déformant qui gêne sa compréhension. Ainsi pour saisir ce que fut Banville pour Rimbaud, il faut se replacer avant tout dans les années 1870. Banville à cette époque était considéré comme l’un des plus grands poètes de son temps après Victor Hugo. Ce n’est donc pas par hasard que Rimbaud lui a écrit deux fois à un an d’intervalle en l’appelant « Cher Maître ». Banville était réputé pour être l’un des chefs de file du Parnasse, cependant il se distinguait notablement d’un Leconte de Lisle car il était l’auteur d’un recueil singulier intitulé les « Odes funambulesques » qui aura sur Rimbaud une importance capitale. Banville y faisait une tentative pour introduire le comique et la caricature dans la poésie. Il recherchait dans des rimes très riches et cocasses des effets de surprise. Il y avait en plus l’idée de parodier Hugo dont il était un admirateur fanatique. Ce recueil vaudra à Banville la réputation unanime d’être un fantaisiste et surtout un jongleur de rimes. Il faut savoir que Mallarmé n’hésitera pas à placer les « Odes funambulesque » comme un recueil aussi important que « Les Fleurs du mal » pour son siècle ! Banville était considéré aussi comme le meilleur métricien de son temps. C’est la raison pour laquelle on lui demanda de rédiger un traité de poésie initialement à l’usage des écoliers mais dont l’importance a totalement échappé à ceux qui ont étudié Rimbaud. Lorsque Rimbaud écrivit sa première lettre à Banville en mai 1870 le maître était précisément en train de rédiger son petit traité dont la parution allait commencer dans « L’Écho de la Sorbonne » pendant l’été de 1870. Nous savons qu’il répondit à Rimbaud en lui donnant quelques conseils qu’il est aisé de deviner car ils se trouvent inscrits en toutes lettres dans son traité. Mais avant de proposer ce que je crois être la teneur probable de la réponse de Banville, je voudrais énoncer mon hypothèse majeure en matière de critique rimbaldienne. Il me paraît assez naturel que Banville ait dit à Rimbaud dans sa réponse qu’il écrivait un traité de poésie destiné aux écoliers (Rimbaud en était un !). Il est plus que vraisemblable que le Maître aura conseillé au jeune Arthur de lire « l’Écho de la Sorbonne ». Ma conviction est que Rimbaud a pu en lire la première partie lors de son voyage à Paris en février 1871. Il est en effet hautement improbable qu’il ait pu avoir connaissance de cette revue à Charleville. En revanche le siège de « L’Écho de la Sorbonne » était situé à Paris à deux pas de la Librairie Artistique où nous savons que Rimbaud s’était rendu. Les conséquences en seraient alors considérables. Il faudrait reconsidérer les célèbres lettres « du Voyant » et y voir une réponse - traité contre traité - aux idées de Banville ! On conçoit qu’une telle idée bouleverse quelque peu les vieilles habitudes de la critique. Pourtant, si l’on veut bien y regarder de près des indices très forts plaident pour cette hypothèse. Il ne m’est pas possible de développer ici une question aussi vaste et je me contenterai de donner une brève idée de ce que j’ai longuement exposé ailleurs.

« L’Écho de la Sorbonne » n’a publié dans un premier temps que les premiers chapitres du traité de Banville. Il est en effet attesté que la revue sera interrompue par la guerre de 1870 et La Commune pendant plus d’un an. La revue reprendra cette publication en novembre 1871 (au moment précis où Rimbaud viendra loger chez Banville !). Au début de son traité Banville énonce ses idées sous la forme de paradoxes et justifie le dogme de la rime riche par cet axiome : « On n’entend dans un vers que le mot à la rime ».Or si les lettres « du Voyant » sont révolutionnaires il n’en est pas moins vrai que dans un premier temps Rimbaud, à partir de mai 1871, rime avec une richesse beaucoup plus grande et respecte davantage la règle édictée par Banville de la consonne d’appui. Les expressions « Quelles rimes, Ô ! quelles rimes ! » placées en marge des poèmes insérés dans la lettre « du Voyant » adressée à Demeny le montrent non sans d’ailleurs une certaine ironie. Ce qui est remarquable c’est que Banville présente précisément le poète comme un voyant soulignant dans son traité les mots « vue » et « visions » tout comme le fera Rimbaud dans sa lettre. Mais pour le Maître du Parnasse c’est seulement par les rimes que le poète exprime ses visions et Rimbaud ne s’en contentera pas. Par ailleurs il épingle toutes les contradictions dont le traité était rempli. C’est dans la seconde lettre adressée à Banville et qui contient le poème « Ce qu’on dit au poète à propos de fleurs » et qui doit se lire en fait comme : « Ce qu’on dit au poète à propos de rimes » qu’une extraordinaire discussion s’engage cette fois directement entre le disciple et le Maître. Je n’en donnerais ici qu’un exemple significatif. Banville avait écrit dans son traité : « Evitez de faire rimer les mots en is us as et os dont l’s final se prononce avec ceux dont l’s final ne se prononce pas ». Il explique que ces rimes défectueuses abondent chez les mauvais poètes, et il montre même des exemples de cette faute chez Hugo qui fait rimer prix avec Lycoris, Assis avec Chrysis et coutelas avec Pallas. Et il ajoute : « de pareilles rimes sont absolument répréhensibles car elles nous obligent à prononcer prisse, assisse, coutelasse même si nous ne sommes pas marseillais et habitant de la Canebière ». A l’inverse, il reprochera encore à Hugo d’avoir écrit Londres sans s pour le faire rimer avec confondre car c’est une licence poétique, et il faut bannir toutes les licences selon lui. A remarquer au sujet de cette critique faite à Hugo que Banville écrit en note : « Rien d’implacable comme un écolier qui prend son maître en faute ». Phrase qui a dû retenir l’attention d’un autre écolier. Banville ajoute que les rimes qui comportent des consonnes muettes au milieu des mots sont correctes et que des termes de sens différent mais qui ont exactement le même son pour l’oreille peuvent rimer ensemble. On comprend, dès lors, que si l’on suit la logique de Banville qui se base sur l’oreille, rien n’empêche par exemple de faire rimer un singulier avec un pluriel quand le s final ne s’entend pas. De plus Banville dans son traité ne cesse de dire que les règles sont des entraves et qu’il faut avoir le courage de s’en libérer. Il ne connaît qu’une obligation celle de bien rimer. Dans sa première lettre à Banville, Rimbaud avait joint le poème « Ophélie » où il faisait rimer lys avec hallalis, puis au dernier vers lys avec cueillis. Est-il permis de penser que si un seul conseil de Banville a été donné à Rimbaud c’est bien celui de mieux faire rimer ses chers et admirables lys. La réplique de Rimbaud est cinglante dans « « Ce qu’on dit... » Ainsi barre t-il ostensiblement le s de jongleurs sur le manuscrit pour donner la rime jongleur / fleurs, faisant rimer un singulier avec un pluriel mettant du même coup en évidence la contradiction de Banville. Mais il y plus encore, car jongleur renvoie à Banville le jongleur de rimes et fleurs aux rimes comme on les a toujours nommées. On touche ici du doigt l’un des aspect du génie de Rimbaud qui amplifie son idée par un effet de mimesis. Il est d’ailleurs significatif que c’est dans lettre « du Voyant » adressée à Paul Demeny que la première rime singulier/ pluriel apparaît avec la rime vert-chou /caoutchous. Les lettres « du Voyant » sont d’ailleurs saturées d’allusions à Banville, la plus évidente est celle des triolets du « Coeur supplicié ». Banville avait en effet utilisé l’ancienne forme de ces triolets moyenâgeux pour la caricature dans les « Odes funambulesques ». Les rimes en esque de ce poème renvoient à un poème de Banville et Abracadabrantesques fait de toute évidence écho à funambulesques.

Dans « Le Petit Journal » du 9 novembre 1871 était annoncé la reprise de la publication de « L’Écho de la Sorbonne ». Il est singulier que cette date corresponde justement au moment où Rimbaud s’installe chez Banville. On ne peut douter qu’il ait, à cette occasion, poursuivi la lecture du petit traité de poésie qui paraissait par chapitres dans la revue. Ce traité est considéré comme une sorte d’évangile du Parnasse situé à des lieues de la poétique de Verlaine et de Rimbaud. En fait, l’interprétation du traité est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. Certes, Banville y énonce des axiomes comme celui relatif à la rime, mais il y avait bien d’autres choses dans son traité. Ainsi, il se déclare ennemi des règles, prône par exemple le refus de l’alternance des rimes masculines et féminines et critique Ronsard qui a édicté ces règles. Il est pour la liberté complète des coupes, des césures, et défend des idées que les symbolistes reprendront plus tard. La meilleure preuve que le traité de Banville contient en germe le symbolisme, c’est que le fameux manifeste du symbolisme de Jean Moréas est constitué pour une bonne part d’extraits du traité de Banville, en excluant naturellement tout ce qui a trait à la rime. Moréas ajoute même dans une réponse à Anatole France concernant son manifeste : « Je crois avoir suffisamment prouvé par des extraits que, dans son admirable Traité de poésie, M. de Banville a préconisé toutes les réformes rythmiques que nous avons eu le courage de réaliser, en ce moment, mes amis et moi ». Verlaine, lui-même, écrivait en 1887 que la nouvelle école symboliste « prétend se débarrasser de certaines règles déjà dénoncées par Banville », extrait capital montrant que Verlaine connaît bien cet aspect du petit traité. Verlaine et Rimbaud ont bien vu comme Moréas, que le traité de Banville contenait de grandes idées de libertés pour le vers. Mais le traité affirmait aussi avec autorité l’importance démesurée de la rime. C’est de cette situation paradoxale et de toutes ces contradictions qu’un énorme malentendu en est résulté pour Banville. Il n’est pas possible, à mon sens, de comprendre le travail de déconstruction métrique de Rimbaud dans les vers de 1872 si l’on ne tient pas compte de la lecture critique qu’il a faite du traité de Banville. La nouvelle poétique que Verlaine et Rimbaud mettent en place, chacun à sa manière, en 1872 provient de leurs discussions que Banville avait suscitées. Il y a en tout cas une idée que Verlaine et Rimbaud ont rejetée tous les deux c’est la théorie de « l’imagination de la rime » qui voulait que la rime soit le mot essentiel du vers, celui qui conditionne tous les autres. Verlaine écrira son « Art poétique » qui dénonce les excès de la rime, tandis que Rimbaud ira plus loin, ne rimant plus que par assonances ou même plus du tout dans certains poèmes. Le point de tension maximale entre Rimbaud et Banville se situe avec le fameux sonnet des « Voyelles ». Rimbaud en logeant chez Banville a pu lire le passage du traité où Banville conclut par ces mots : « Les similitudes, les gradations, les gammes de couleurs et de sons pareils sont le dernier mot de l’art ». C’est probablement cette phrase qui, à mes yeux, aura inspiré Rimbaud. Il y a véritablement dans le sonnet des « Voyelles » une sorte de provocation car le poète utilise des rimes d’une richesse inégalée et qui sont sur le modèle caricatural des « Odes funambulesques », des rimes qui s’emboîtent les unes dans les autres : « belles » rime avec « ombelles », « latentes » avec « éclatantes », « rides » avec « virides », « tentes » avec « pénitentes », « anges » avec « étranges », « yeux » avec « studieux ». Mais il y avait aussi l’idée de ruiner la thèse de Banville selon laquelle le mot à la rime exprimait la vision du poète. Ce ne sont pas, dans le sonnet, les mots qui riment qui expriment les visions du poète, mais surtout les autres qui sont placés au début ou au milieu des vers. Ainsi dans le vers :

I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles

Le seul mot dans ce vers qui ne soit pas important pour la vision décrite du rouge c’est précisément le mot à la rime (riche et banale) « belles ». Mais le sonnet des « Voyelles » comporte en plus une singularité remarquable pour l’époque : une rupture brutale de la sacro-sainte alternance des rimes féminine et masculines. Le poème est entièrement en rimes féminines à l’exclusion de la rime : studieux/ Yeux qui est masculine est qui termine le poème par le vers fameux : « Ô l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux. ! » Tous les commentateurs ont remarqué les majuscules à Ses Yeux et se sont demandé à qui pouvaient bien appartenir ces yeux. On a proposé des hypothèses qui font intervenir la biographie du poète. Ainsi, selon son témoin et ami Ernest Delahaye les yeux seraient ceux d’une mystérieuse jeune fille ayant accompagné Rimbaud à Paris. Un autre critique a suggéré que c’étaient les yeux de Verlaine en se basant sur les relations entre les deux poètes. Pour le critique Barère, il s’agit de Dieu : « Les majuscules réservées à ce dernier tercet, sont le reflet de la puissance divine. » Plus récemment André Guyaux écrit : « Ses Yeux », c’est le regard de l’infini, celui qu’habitent les « Silences », les « Mondes » et les « Anges » et que symbolise « l’Oméga ». (Voir : « Voyelles » d’Arthur Rimbaud, virgules et points virgules, article publié par La Revue des ressources le 30 septembre 2009)

Pour ma part, j’ai une autre interprétation. Je crois que « Ses Yeux » est un clin d’œil (c’est le cas de le dire) à Banville. Pourquoi ? La rime « studieux/ Yeux » qui se présente soudainement dans un poème à rimes exclusivement féminines renvoie nécessairement à Banville qui le premier a osé cet expérience. En effet, dans un recueil écrit en 1861, il donnait toute une gamme de variations concernant l’alternance des rimes. Ce recueil c’est « Améthystes » pour lequel en incipit, Banville annonce son programme : « On sait que le prince des poètes décréta la suppression de l’hiatus et l’entrelacement régulier des rimes masculines et féminines ; mais, par malheur, on a été plus royaliste que le roi en se privant de certains rhythmes [sic] exquis, ou composés seulement de rimes d’un seul sexe, ou offrant des rencontres de rimes diverses du même sexe. » Dans son traité il réitère le reproche adressé à Ronsard en ajoutant cependant que « Ronsard était trop un voyant pour s’abuser là-dessus » (notons au passage le mot « voyant »).Verlaine a suivi Banville dans cette voie et se montre son plus parfait disciple en ce domaine. Ainsi a t-il écrit son recueil « Les Amies » tout en rimes féminines. Il est d’ailleurs possible que ce soit lui qui ait attiré l’attention de Rimbaud sur le recueil « Améthystes ». Mais précisément ce recueil a une histoire qu’il convient de raconter. Cette petite plaquette de douze poèmes a été dédiée à Marie, qui n’est autre que Marie Daubrun avec laquelle Banville était parti pour Nice en 1857. On se souvient que Marie Daubrun avant de devenir la maîtresse de Banville fut l’une des principales égéries de Baudelaire. On sait aussi que les deux poètes se sont brouillés à ce sujet. Il semble que Baudelaire ait mal pris le fait que Marie parte avec Banville. Mais nous savons aussi que Baudelaire va prendre l’initiative d’écrire à Banville en 1858 qui sera tout heureux de se réconcilier avec lui. L’année 1861 marque une étroite collaboration entre les deux poètes qui écrivent dans « La Revue fantaisiste ». Ils vont rivaliser d’audace dans cette publication. Banville y fera figurer une poésie « Erinna » » aux rimes entièrement féminines et surtout il y donnera la première publication des « Améthystes ». Baudelaire de son côté y publiera ses poèmes en prose. C’est dans cette revue qu’il offrira aussi un portrait de Théodore de Banville sur lequel je reviendrai. L’année 1861 marque aussi la date où Baudelaire publie sa deuxième édition des « Fleurs du mal ». Dans ce recueil on a coutume d’appeler cycle Marie Daubrun un certain nombres de poèmes inspirés par la belle. Baudelaire rajoute à ce cycle trois poèmes dans la nouvelle édition de 1861.La célébrité de Baudelaire et l’oubli de Banville ont masqué le fait qu’il existait un rapport étroit entre « Améthystes » et le cycle Marie Daubrun et que ce lien est vraiment étonnant. Tout d’abord le nombre de poème du cycle Daubrun dans « Les Fleurs du mal » correspond environ à celui de la douzaine de poèmes dédiés à Marie dans les « Améthystes ». Mais ce n’est pas tout. Il existe une parenté d’inspiration très précise entre les deux ensembles de poèmes. On pourrait dire que le symbole le plus fort de l’inspiration commune des deux poètes est la fascination qu’ils portent tous les deux pour les yeux de la belle. Il est bien connu que Marie est pour Baudelaire la dame aux yeux verts. Il écrit : « Tout cela ne vaut pas le poison qui découle /De tes yeux, de tes yeux verts ».Les allusions aux yeux de Marie sont multiples dans les poèmes de Baudelaire et Banville, mais ces yeux ont quelque chose d’inquiétant pour les deux poètes. Ainsi Baudelaire parle t-il du poison qui découle de ces yeux tandis que Banville évoque les beaux yeux « armés pour la trahison » ainsi q’un « noir poison » dans l’avant dernier poème de son recueil qui réserve une surprise. Banville indique en effet en note qu’il s’est servi du modèle que Ronsard a donné dans ses odes saphiques. Or le poème de Ronsard tout en rimes masculines est du plus grand intérêt. Il commence ainsi :

Belle dont les yeux doucement m’ont tué

Par un doux regard qu’au cœur il m’ont rué,

Et m’ont en un roc insensible mué

En mon poil grison

Que j’estoie heureux en ma jeune saison

Avant qu’avoir beu l’amoureuse poison !
(...)
Voici les quatre derniers vers de l’ode :

Devallon là bas à ce bord stygieux ;

D’amour ny du jour je ne veux plus jouyr

Pour ne voir plus rien je veux perdre les yeux

Comme j’ay l’ouyr

Il ne fait pas de doute que Banville et Baudelaire ont été tous les deux fascinés par l’ode saphique de Ronsard. Ils avaient vu dans la belle « dont les yeux doucement m’ont tué » selon Ronsard, la même femme qui avait en quelque sorte ressuscité ! Ils avaient bu tout les deux à la coupe de son amour empoisonné. À cela s’ajoute le fait que, chez Baudelaire, le second poème du cycle, qui succède à « Poison », est « Ciel brouillé », tout en rimes masculines (ce qui est exceptionnel chez Baudelaire), tout comme le poème de Ronsard. On voit bien le jeu auquel se sont livrés les deux poètes autour de ces odes anciennes. C’était un secret de poètes. Ce secret, je crois que Rimbaud l’a compris et qu’il a voulu le faire comprendre à Banville dans « Voyelles ». Par la rime masculine du poème, « Yeux » / « studieux », Rimbaud faisait d’abord allusion au seul exemple de variations dans la non alternance des rimes, c’est-à-dire aux « Améthystes ». Mais il montrait également qu’il avait compris le secret de Banville et Baudelaire. La rime « Yeux » / « studieux » des « Voyelles » fait en effet écho à la rime « yeux » / « stygieux » du poème de Ronsard.

Mais revenons à la belle. En fait, de quelles couleurs étaient ses yeux ?

Pour Baudelaire on pourrait croire qu’ils sont verts. Ainsi, il écrit :

J’aime de vos longs yeux la lumière verdâtre

Mais il n’en est plus vraiment sûr :

Ton œil mystérieux (est-il bleu, gris ou vert ?)

Pour Banville on ne sait pas non plus. Peut-être verts ? :

Tes yeux, ô magicienne,

Confondent leur ciel obscur

Avec l’implacable azur

De la mer Tyrrhénienne.

Ou bleus ?

Tes pensives prunelles

Ont emprunté des cieux

Leurs splendeurs éternelles

Impossible à décider après :

Ta prunelle, ce joyau rare

On associe souvent la couleur des yeux à des pierres précieuses. Si « Les chats » fait partie du Cycle Marie Daubrun n’est-ce pas à cause des derniers vers ?

Je vois avec étonnement

Le feu de ses prunelles pâles,

Clairs fanaux, vivantes opales,

Qui me contemplent fixement

Voilà que Baudelaire va nous aider de nouveau. Dans le portrait qu’il dresse de Banville dans « La Revue fantaisiste », à l’époque où celui-ci publie les « Améthystes », il écrit : « Pour exprimer la pureté de ses yeux [de la femme], le poète empruntera des comparaisons à tous les meilleurs réflecteurs et à toutes les plus belles cristallisations de la nature (notons en passant la prédilection de Banville, dans ce cas, pour les pierres précieuses)... » Or cela nous invite à penser que le titre du recueil de Banville, « Améthystes », pourrait bien renvoyer aux yeux de la belle. De fait, on dit bien “des yeux d’améthystes” comme on dit “des yeux d’agate” ou “d’opale”. Or il se trouve que l’améthyste est une pierre de couleur… violette. Telle est, à mon sens, l’explication du « rayon violet de Ses Yeux. ».

Faut-il le préciser ? Il ne s’agit pas ici de donner une nouvelle « clé » du sonnet des « Voyelles », mais simplement de montrer un des aspects du génie de Rimbaud.

Notes

[1« Arthur Rimbaud - Alcide Bava », Parade sauvage N°12, 1995. « Le mystère Banville » in : Parade, ou la caricature de l’hermétisme », Parade sauvage N°17-18, 2001, p.192. « Rimbaud et la consonne d’appui » Parade sauvage N°19, 2003. « Ce qu’on dit au poètes à propos de rimes », actes du colloque du 16-19 septembre 2004 de Charleville-Mézières vies et poétiques de Rimbaud, « Parade sauvage », colloque n°5, 2005 « Intertextualités rimbaldiennes, Banville, Mallarmé, Charles Cros », Parade sauvage N°21, 2006. « L’Art poétique de Verlaine : une réponse au traité de Banville », revue Europe, 2007. « Chanson de la plus haute tour ou le château romantique », Parade sauvage N°22, 2008. Ces articles seront tous prochainement accessibles en ligne sur mon site.

2 Messages

  • Excellent et convaincant article.
    Historiquement (et sous un angle esthétique voire idéologique), je commenterai seulement ces lignes concernant le traité écrit par Banville :

    "Ainsi, il se déclare ennemi des règles, prône par exemple le refus de l’alternance des rimes masculines et féminines et critique Ronsard qui a édicté ces règles. Il est pour la liberté complète des coupes, des césures, et défend des idées que les symbolistes reprendront plus tard.

    (...)

    « Je crois avoir suffisamment prouvé par des extraits que, dans son admirable Traité de poésie, M. de Banville a préconisé toutes les réformes rythmiques que nous avons eu le courage de réaliser, en ce moment, mes amis et moi ».

    Verlaine, lui-même, écrivait en 1887 que la nouvelle école symboliste « prétend se débarrasser de certaines règles déjà dénoncées par Banville », extrait capital montrant que Verlaine connaît bien cet aspect du petit traité. Verlaine et Rimbaud ont bien vu comme Moréas, que le traité de Banville contenait de grandes idées de libertés pour le vers."

    Je fais seulement observer que dès le début du XVIIe siècle la possible "déconstruction" de la métrique est expressément envisagée.

    Voici un exemple donné par Guillaume Peureux (université de Rennes-2 et prof associé à l’université de Davis) dans son récent et remarquable ouvrage intitulé La fabrique du vers (http://www.fabula.org/atelier.php?Fabrique_du_vers) :

    "Pierre Laudun d’Aigaliers écrivit ce qu’il nomma un « Sonnet en prose » :

    "Je voudrois bien volontiers chanter ta grand’gloire,

    Et dire aussi tout ce, dequoy tu puis vanter :

    Mais puis que je n’ay jamais sceu si hault chanter,

    Je contempleray constant ce que je dois croire.

    Tu seras gravé dans le temple de memoire,

    Car, docte, tu as merité de frequenter,

    Les Princes les plus excellents qu’on peut compter :

    Qui sont, ou bien qui seront en ce territoire.

    C’est pourquoy, mon docte Allemandi, je sçay bien

    Que jamais tu ne manqueras d’heur et de bien

    Ains vivras avec les hommes en toute joye,

    Je prie donc le grand Dieu qui de rien a tout faict

    Te rendre chascun desir pieux, tres-parfaict

    Pour te donner par un jour à sa saincte voye."

    Je cite toujours Guillaume Peureux :

    "Quoique ce texte rappelle visuellement un sonnet en vers (quatorze lignes qui ressemblent à des vers familiers et qui sont regroupées par quatre puis par trois), il s’agit aux yeux de son auteur d’un texte en prose. Certains diront peut-être que chaque ligne est un vers et détermineront des frontières entre hémistiches puisque, tout compte fait, on dénombre douze syllabes numéraires métriques par ligne. Voici comment seraient probablement décrits les « vers » de ce poème, certains « découpages » étant hautement fantaisistes et improbables par ailleurs :

    1. 7-5
    2. 6-6
    3. 5-7 ou 7-5
    4. 5-7 ou 7-5
    5. 5-7
    6. 8-4
    7. 8-4
    8. 7-5
    9. 3-9
    10. 8-4
    11. 3-9
    12. 6-6
    13. 9-3
    14. 4-8 [8]

    Or en faisant cette description, non seulement on ne tiendrait pas compte des règles de fonctionnement de la métrique syllabique en français, mais on ne tiendrait pas compte non plus de ce que l’auteur dit lui-même de son texte. Essayons plutôt de tirer des conséquences de ce que Laudun d’Aigaliers nous apprend.

    En premier lieu, on note que, hormis dans les lignes 2 et 12, qui rappellent formellement des alexandrins classiques, les frontières entre les hémistiches ne sont pas toujours distinctes (vers 1, 3, 4, 6-10, 13, où cette frontière est recouverte par un mot), ce qui rend les mesures difficilement perceptibles : la concordance entre syntaxe et métrique est pour l’époque inhabituellement bouleversée par ces coupes sans place assignée ; mais au vers 5, c’est une préposition (« dans ») qui clôt l’hémistiche ; et l’on repère aux vers 9, 11, 13 et 14 qu’il y a une très forte discordance.

    Autrement dit, quand les césures ne sont plus disposées de manière systématiquement similaire d’un vers à l’autre, Laudun d’Aigaliers considère qu’il ne s’agit plus de vers. Cela confirme que la perception de la périodicité syllabique est, au moment où ce sonnet est écrit, décisive pour définir ce qui relève de la poésie : Laudun d’Aigaliers brouille la perception du seul nombre des syllabes, sans considération pour un autre type de rythme qui reposerait par exemple sur une succession réglée de syllabes longues et brèves.

    Enfin, puisque le nombre global constant de syllabes composant ces lignes n’en fait pas des vers mais de la prose, Laudun d’Aigaliers suggère à ses lecteurs que ce nombre n’est pas perceptible : de fait, il existe une limite (quantitative) à la capacité humaine de perception des syllabes, telle que le retour de séquences de douze syllabes est hors de perception et que ces séquences ne peuvent pas être perçues comme équivalentes entre elles."

    On voit que la révolution hugolienne, banvillienne, rimbaldienne, a bien des antécédents, à cette différence que le XVIIe siècle littéraire condamne comme fautif ce que le XIXe siècle valide comme libération.

    Tout à fait idéologiquement maintenant, j’ai relevé dans un site "L’arbre généalogique de Brigitte Fontaine" (http://www.lexpress.fr/culture/musique/chanson/l-arbre-genealogique-musical-de-brigitte-fontaine_793830.html) cette déclaration de la chanteuse :

    Rimbaud reste indépassable. Je connais par coeur ses poèmes en prose. Par exemple : "J’aimais le désert, les vergers brûlés..." Des vers qui me parlent, malgré ma phobie du soleil.

    Il est suivi du commentaire d’une lectrice qui me semble pertinent dans son impertinence :

    "Rimbaud indépassable..." on peut en convenir. La statue de Rimbaud domine le XXe siècle. L’image du Rimbaud déifié, mythifié, devient le symbole de l’aventure littéraire, et au-delà même, l’allégorie de l’expression et de l’expansion vitale de l’être. Le collège enseigne le “poète aux semelles de vent”. Plus d’un adolescent se sent frère de ce marginal en révolte.

    Mais lui le dédaigneux, lui Rimbaud le voyant, Rimbaud le violent, qu’eût-il dit de ce consensus ? Quel regard eût-il porté sur son intronisation ? Lui le dénonciateur du statu quo, de la norme ? Lui le rejet de l’autorité, lui le mépris des dieux...

    “Il est temps de sentir nos œillères - culturelles, linguistiques, lexicales. Voici l’Afrique, l’Inde, la Chine et cent contrées, cent mondes nous offrant leurs poètes, leurs chantres virtuoses, leurs shamans exaltés - naïfs, conscients, lucides, maîtres de leurs moyens, inspirés dans leur art. Leurs langues, classiques, dialectales, leurs styles secs ou fleuris y portent aussi bien à l’émotion intime qu’à l’introspection ou à la transe collective.

    Les fioritures extrêmes du kriti, le « récitatif aux huit timbres », le « chant chuchoté » - tant d’extraordinaires particularités de tous les arts du monde, les uns traditionnels, les autres récents (y compris les concerts de l’art pop, l’art vidéo, les « performances », la « culture urbaine »…) vivent manifestement hors cadre rimbaldien, mallarméen, mais saisissent le rapport au monde et rythment l’action bien plus sensiblement qu’un poème dans son livre... " (*)

    N’y aurait-il donc pas d’au-delà à Rimbaud ?...

    (*) Poésie, Les Dessous du langage, bulletin de la Société Française d’Etudes Byroniennes mars 2008, Louis Latourre. Ensemble de l’article repris dans le site http://theatreartproject.com

    J’ai lu l’article référencé.

    Les pierres jetées à Rimbaud y sont peut-être les ultimes pierres manquant à son piédestal !

    Voir en ligne : Poésie : Les dessous du langage - Louis Latourre

  • Ce qu’on dit au poète à propos de Rimbaud et Banville 9 janvier 2011 22:01, par Baudouin Rozet

    Un article excellent d’ une grande richesse. Mon regret : la fin de ma lecture. Je suis passionné par cette époque charnière entre le classicisme et les précurseurs de la poésie moderne.

    Merci pour la profondeur de vos recherches.

    Baudouin

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