Un contact vibrant :la musiqued’Aleksandra Słyż
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L’album A Vibrant Touch, d’Aleksandra Słyż, est un ravissement. J’utilise à dessin ce terme ambigu car ses multiples sens disent tous quelque chose de l’effet que ces compositions produisent. De lentes trajectoires qui se prolongent, se chevauchent, se modulent comme un amoncellement de nuages à l’horizon. Oui ce pourrait être une manière de décrire cette musique : un amoncellement de nuages envahissant progressivement le ciel.
Certains sont blancs et cotonneux, évanescents. Certains gris clair. D’autres, plus denses, ont une couleur de cendres qui tend à devenir légèrement bleutée. Ils enflent, allongent leurs limites incertaines, se fondent les uns dans les autres. D’autres encore sont chargés de pluie et d’éclairs, sombres et lourds ils se déplacent en masse, formant une énorme chape annonciatrice d’orages. Toutes les nuances sont présentes. Et ces innombrables tonalités que le ciel condense se ressentent au contact même de l’air. Un contact vibrant.
Trois compositions qui semblent tissées de temporalités non humaines. Les drones se superposent, se répondent ou s’entrelacent, créant dissonances et harmonies, micro-tonalités, résonances. La répétition des motifs, toujours différente, forme d’intenses structures cycliques, comme des respirations prolongées et profondes. Ces flux et reflux font songer à des mouvements naturels très anciens, dont les ondes se propagent longtemps dans nos corps.
Une grande part de la complexité, ici, provient des instruments acoustiques. Aleksandra Słyż a voulu mêler les propriétés timbrales de trois instruments à archet (le violon, l’alto et le violoncelle, son instrument de prédilection) avec celles d’un instrument à vent, le saxophone, auxquelles viennent s’ajouter les sonorités acérées des synthétiseurs. Le résultat obtenu est à mille lieues des musiques d’ambient lisses, éthérées et insipides comme il en existe tant. Chaque mouvement sonore est ici constitué de mille aspérités. Dans ces lentes scansions notre perception s’aiguise et nous sommes, comme le dit Aleksandra Słyż, « simultanément attentifs à ce qui peut se produire à l’échelle micro et à l’échelle macro ». Nous percevons les attaques, le souffle, les frottements, le grain, la rugosité, les oscillations… et l’immensité. Dans la dernière composition, Softness, flashes, floating rage, peu à peu un motif se forme avec le souffle du saxophone. La compositrice a élaboré un jeu extrêmement subtil de constance et de variations. L’intensité augmente presque imperceptiblement au départ, puis se lève comme un orage : l’espace sonore s’électrise, grésille, tourbillonne. Nous sommes traversés de part en part et pourtant le motif se maintient, nous contient jusqu’à l’accalmie, jusqu’à ce que tout s’estompe. Mais dans le silence qui s’installe, nous sommes encore transis de sons.
Une musique du clair-obscur et des lointains intérieurs, par laquelle nous sommes à la fois emportés et ancrés. Une musique qui se meut, se mue, se meurt et renaît à nos oreilles avec insistance, faisant à chaque fois vibrer l’être et le monde tout entiers de sa tonalité intime, grave et profonde.
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- Photographie / Helena Majewska
ENTRETIEN AVEC ALEKSANDRA SLYŻ
Pourrais-tu d’abord dire quelques mots à propos de ton parcours ? Qu’est-ce qui t’a menée à la composition et à la création sonore, quelles sont tes principales sources d’inspiration ?
Je viens d’une toute petite mais vraiment très belle région, au nord-est de la Pologne, appelée Masuria. La nature y est abondante, avec de nombreux lacs et partout de vastes étendues de verdure. J’étais toujours entourée par ces paysages et, peu importe où je vis actuellement, c’est une sensation étrange de ne plus les avoir à proximité. C’est là ma source d’inspiration la plus importante, à un niveau pourtant très subconscient et intuitif. J’écris rarement de la musique spécifiquement à partir de ces souvenirs, mais ils sont toujours présents en moi et me rendent plus réceptive à ce que le mot « beauté » veut dire pour moi.
Pour revenir à la première question, tout a commencé avec mon instrument de prédilection : le violoncelle. J’ai étudié le violoncelle pendant des années avant d’envisager poursuivre une formation en composition.
Quand j’avais sept ans, mes parents m’ont inscrite à l’école de musique. Dans ma ville natale il n’y avait qu’une seule école publique de musique. Les cours étaient l’après-midi. Il n’y avait aussi qu’un seul professeur de violoncelle. Heureusement, c’était une enseignante exceptionnelle.
Elle m’a tout appris. Pas seulement les aspects techniques de la musique, comment jouer « correctement » quelque chose, mais par-dessus tout comment y mettre beaucoup de cœur et de passion, même pour les plus simples des morceaux. Comment parler, avec seulement quelques cordes et un archet. Elle disait souvent « où la technique prend fin, la musique commence ». Ses paroles sont ancrées en moi pour toujours.
Comme les cours étaient dispensés uniquement l’après-midi, l’école était bien souvent déserte en matinée. Plus grande je sautais (sûrement trop souvent) les cours du lycée, empruntant la clef de l’une de ces immenses salles blanches et vides de l’école de musique pour y jouer pendant des heures.
C’est l’époque à laquelle j’ai commencé à écrire mes premières « compositions ». Enfin c’est vraiment très drôle de les appeler ainsi maintenant, car elles n’avaient rien de sérieux et de sophistiqué, même si je prenais alors tout ce processus très au sérieux. Je ne suis pas même certaine d’en avoir terminé la notation, à l’exception de deux d’entre elles, que j’ai utilisées dans mon dossier de candidature pour mes études.
Donc, pour moi, tout a commencé car j’ai grandi dans cet environnement à la fois beau et inspirant, qui m’a toujours aidé à apprendre comment aimer profondément la musique (et je suis désolée si cela fait un peu cliché, mais je trouve encore que c’est l’explication la plus juste).
Pourrais-tu également parler de ta relation aux sons, en tant qu’auditrice et compositrice ? Expliquer en quoi elle a pu évoluer dans le temps ?
Aussi loin que je me souvienne, j’ai été impliquée dans des activités musicales. Bien sûr cette relation a grandi en même temps que moi, se faisant de plus en plus consciente et gagnant chaque année en maturité. Je sens que je deviens plus convaincue de la musique que j’ai envie de faire et, plus important encore, de comment je souhaite la faire.
L’une des choses les plus importantes que j’ai récemment apprises est l’importance de s’accorder du temps et de l’espace, et que certains processus ne peuvent être précipités. Combien il est essentiel de faire des pauses. Quand vous revenez sur quelque chose après un certain temps, vous voyez et entendez différemment. Votre perspective change.
Cela non plus n’est sans doute pas très original, mais je crois que certains lieux communs, même les plus simplistes, doivent être dits haut et fort. Autrement nous ne serions pas en mesure de véritablement les comprendre ou, dans ce cas précis, de les mettre en œuvre au quotidien.
Il y a une tension captivante dans tes compositions, l’auditeur est tout entier absorbé dans cette matière sonore. Est-ce que le titre de l’album « A vibrant touch » est en lien avec cette sensation ?
Quel a été le processus créatif qui a conduit à ces compositions, comment as-tu choisi les instruments acoustiques et la façon dont ils interagissent avec tes synthétiseurs modulaires ?
En ce qui concerne la première question, absolument. Dès le départ je voulais utiliser l’intensité de ces agencements de drones électroacoustiques, d’une manière telle qu’à l’écoute, l’auditeur pourrait littéralement les sentir. Comme un contact physique. Les drones agissent de façon incroyable à la fois sur le corps et l’esprit, en particulier quand ils sont générés par des instruments acoustiques et électroniques. Et c’est probablement l’une des raisons pour lesquelles j’affectionne tant ce genre musical.
- Photographie / Tomasz Koszewnik
Quand j’écoute des compositions de ce type, je me sens davantage capable (et désireuse) de suivre le matériau musical à la fois verticalement et horizontalement, simultanément attentive à ce qui peut se produire à l’échelle micro et à l’échelle macro. Ma perception du temps n’est pas la même que lorsque j’écoute des compositions plus intenses ou au développement plus rapide.
Cette forme qui résonne en continu, même si elle est puissante et intense, est aussi plus prédictible car elle se déploie avec lenteur et en douceur. Elle me donne ainsi le sentiment que je n’ai pas besoin de me préparer à l’imprévu. Mon corps a davantage tendance à se mettre au repos en écoutant ce genre de musique. Je peux juste m’asseoir, les yeux fermés, et me focaliser sur le son lui-même.
C’est pour moi le côté méditatif de ce style. Il change votre perspective et vous fait tendre vers des processus d’écoute plus consciente.
Certains instruments acoustiques me renvoient tout particulièrement à des sensations physiques. Comme le violoncelle que j’ai déjà évoqué. Le fait même de prononcer ce mot, « violoncelle », fait que je me souviens des moments où je jouais dans l’une de ces salles de répétition blanches, assise sur une chaise, pressant les doigts ou mon archet sur les cordes. C’est un souvenir tellement physique !
D’un autre côté, pour entrer en contact il faut effectuer un mouvement de la main à travers l’air, être en opposition à l’air afin de le traverser. De mon point de vue, l’un des sons les plus aériens pouvant être produits par n’importe quel instrument acoustique est le son d’un saxophone.
« A vibrant touch » est un mélange de différentes qualités sonores auxquelles je songeais et qui m’inspiraient alors.
As-tu d’autres projets récents ou en cours dont tu aimerais parler ?
J’ai plusieurs projets qui devraient se concrétiser d’ici à la fin de l’année. L’un des plus exceptionnels est sans aucun doute d’avoir écrit pour la réplique du légendaire Intonaromori de Russolo, créée par Luciano Chessa. C’est une composition en collaboration avec Gerard Lebik. Elle a été donnée pour la première fois il y a quelques semaines durant le Festival « The sanatorium of sounds » à Sokolowsko, puis de nouveau interprétée au mois d’octobre à Oslo.
- Photographie / Helena Majewska
En ce moment, j’écris également une partition pour l’un des meilleurs orchestres à cordes polonais : Sinfonietta Cracovia. Il s’agit d’une commande du Festival Sacrum Profanum et la Première aura lieu en novembre à Cracovie.
Il y a en outre deux autres commandes du Festival Unsound et du Festival d’automne de Varsovie.
Une période bien remplie, mais je me réjouis beaucoup à l’idée de pouvoir interpréter les quatre pièces plus tard dans l’année.
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- Photographie / Helena Majewska
Introduction et entretien réalisés par Yann Leblanc en septembre 2023.
Traduction Yann Leblanc.