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Le Chenil (extrait) 

jeudi 14 septembre 2023, par Laurent Margantin

Le Chenil est un récit d’abord composé en ligne par Laurent Margantin, sur Oeuvres ouvertes.
Il a été publié en format papier par les éditions Tarmac en Septembre 2023.

LE CHENIL

Je me souviens qu’en arrivant au sommet de la colline une fois sous les arbres on ne voyait pas le chenil, mais que ça sentait, oui, ça sentait l’odeur des clebs à plein nez mêlée à celle des feuillages et de l’herbe de la forêt d’abord, et puis plus loin plus que l’odeur des clebs, des clebs tu disais comme tous ceux qui travaillaient au chenil. Odeur infecte de bêtes enfermées dans des cages à plusieurs dizaines pendant plusieurs jours, odeur infecte qui finissait par imprégner tous les vêtements, au point que la mère se plaignait de ma puanteur quand je rentrais le soir, tu pues m’avait-elle dit dès le premier soir en guise de salut (ce qui avait au moins l’avantage de remplacer les remarques désagréables qu’elle répétait en boucle depuis des années), odeur infecte qui, le premier jour, m’avait donné envie de gerber, et d’ailleurs j’avais gerbé en sortant du chenil le dernier jour de la première semaine, gerbé à cause de l’odeur qui m’était rentrée dans la gorge sans que je m’en rende compte et avait fini par me rendre malade, gerbé parce que, le dernier jour de la première semaine, j’avais justement découvert la véritable origine de l’odeur que je retrouvais chaque matin en haut de la colline, une fois sous les arbres.

Le premier jour en marchant jusqu’au chenil - une bonne demi-heure depuis le quartier où j’habitais au sud de la ville -, je m’étais dit que cette marche quotidienne me ferait du bien, que cela me ferait de l’exercice après une longue période d’inactivité à traîner dans les rues ou à rester enfermé dans ma chambre, mais dès le premier jour, dès la première ascension de la colline j’avais été saisi par cette odeur de putréfaction animale, oui, c’est ce que je m’étais dit dès le premier jour, cette odeur n’est pas une odeur d’animal vivant, mais d’animal pourrissant quelque part, et sous les arbres déjà j’avais commencé à regarder autour de moi, à chercher un charnier ou je ne sais quel tas de viande en putréfaction, en vain bien sûr, car l’odeur ne provenait pas de la terre couverte de ronces à cet endroit, mais du ciel, oui, l’odeur flottait dans l’air, mais très haut dans l’air, comme suspendue au-dessus du monde, menaçante, et concentrant ses attaques sur cette colline.

C’est à partir de ce jour-là que j’ai commencé à rêver du chenil, et d’abord de cette odeur, c’était la première fois que je rêvais d’une odeur, que je sentais une odeur dans l’un de mes rêves, jamais auparavant je n’avais flairé en rêvant, jamais je ne m’étais réveillé en pleine nuit avec une odeur dans le nez, une odeur de chair animale en pleine décomposition, une odeur de puanteur qui, dans mes rêves de chenil, enveloppait tout, imprégnait tout, jusqu’à mes vêtements (et il n’était pas rare que je voie alors la mère quand je rentrais le soir et surtout que je l’entende me dire de sa voix sèche tu pues mon garçon). Je la vois, je l’entends, la mère, debout dans le couloir, dès le premier soir, et je me vois moi me déshabillant aussitôt, mettant mes vêtements dans la machine à laver, mais le corps puant encore, je me vois me douchant, frottant ma peau pour tenter d’en extraire l’odeur, odeur qui même après la douche me collait encore à la peau, je me souviens de ma honte le premier soir quand je suis sorti avec Ivan pour aller boire un verre, de ma honte parce que je sentais encore le chenil, car c’était bien l’odeur du chenil qui flottait dans l’air sur la colline et recouvrait tout, imprégnait tout, tu sens ai-je demandé à Ivan et Ivan m’a dit qu’il ne sentait rien (il mentait), et les jours suivants ce fut plus fort encore, et les jours suivants j’avais beau me laver matin et soir l’odeur restait imprégnée dans chaque partie de mon corps, me restait dans le nez et la gorge, et les jours suivants j’eus honte de sortir avec Ivan car si je ne craignais pas de remarques de sa part, je craignais celles de gens qu’on aurait pu rencontrer, se questionnant sur l’odeur de putréfaction à la table où ils étaient assis sans savoir d’où elle provenait, cherchant autour d’eux, puis se rendant compte que c’était moi qui sentais, moi et personne d’autre qui sentais parce que je travaillais tous les jours au chenil, ils le savaient, Ivan leur avait sans doute déjà raconté qu’on m’avait nommé là.

Ivan qui, lui, avait été nommé au cimetière du centre-ville ne sentait rien, j’étais désormais le seul du petit groupe d’amis à sentir, me disais-je souvent en montant ou en descendant la colline où se trouvait le chenil, Ivan au fond avait eu de la chance, car nettoyer les allées du cimetière et les tombes était certainement moins éprouvant que de travailler au chenil, ce qui se confirma dans les semaines qui suivirent, je l’avais plaint d’abord, je le plaignais ce premier jour tandis que je marchais pour la première fois sur cette route forestière qui me menait au chenil, je me disais qu’il valait mieux s’occuper d’animaux vivants que de corps morts, et c’est seulement plus tard que j’ai compris qu’Ivan n’avait jamais affaire à des corps morts ou même en putréfaction, mais à des ossements souvent très anciens et bien propres, pendant que moi je devais m’occuper des clebs, ainsi disait-on au chenil toujours, jamais les chiens.

En me disant le premier jour tu pues de sa voix sèche, les yeux plantés dans les miens, la mère avait voulu une nouvelle fois me condamner, à l’aide de cette sentence dont les deux mots cinglants résumaient bien la situation, ma situation. Tu pues voulait dire qu’à partir d’aujourd’hui j’allais toujours puer, et dans les rêves que je fis les jours, les semaines et même les mois qui suivirent tu pues se rapportait à toute mon existence, aussi bien passée qu’à venir, je voyais alors la mère dans le couloir me dire tu pues de sa voix sèche et les yeux plantés dans les miens toute une série de fois, la scène se répétait des nuits entières, toujours dans le couloir, cette première fois où la mère m’avait dit tu pues se reproduisait non seulement chaque soir, mais aussi chaque nuit pendant mon sommeil, sur le même ton, de la même voix sèche, si bien que lorsqu’un des jours suivants la mère s’adoucit un peu en disant non plus tu pues mais tu pues mon garçon il était trop tard, je n’entendais plus tu pues mon garçon mais tu pues, le rêve ayant gravé cette simple parole en moi comme une sentence définitive, sur laquelle il était impossible de revenir, et qu’il était même impossible d’adoucir.

Dans les rêves la mère criait aussi, elle surgissait dans le café où j’étais assis avec Ivan qui venait de me dire que, non, je ne sentais pas, que c’était lui au contraire qui sentait et pas moi, normal vu le poste où il avait été nommé, sans faire attention à la mère j’écoutais Ivan qui tâchait de me faire croire que c’était moi en vérité qui avais récupéré le meilleur job, ce qui me soulageait un peu, mais la mère se postait devant notre table et se mettait à crier que l’odeur que je ramenais à la maison était insupportable, que j’empuantais tous les lieux où j’étais, que le chenil m’avait définitivement sali, et qu’il était hors de question qu’elle continue à s’occuper de mes lessives devenues trop nombreuses, ajoutant dans sa fureur que je devais aller me chercher un abri dans la forêt, vivre au milieu des bêtes pourquoi pas, que j’étais des leurs maintenant, et que surtout je ne devais plus jamais revenir chez elle. C’était l’un des rêves récurrents que je faisais depuis que je travaillais au chenil, rêve qui parlait bien évidemment de la réalité, qui dévoilait simplement ce que je vivais au quotidien quand je rentrais et que la mère postée dans le couloir disait de sa voix froide tu pues mon garçon.

En montant le premier jour vers le chenil, je me souvenais de ce que la mère m’avait raconté la veille, que nous avions été déjà là-bas un jour quand j’étais enfant, que le chenil était au beau milieu de la forêt et qu’à part les aboiements des chiens à certains moment de la journée le lieu était tranquille, elle m’avait raconté aussi que nous étions juste passés par curiosité après une visite au cimetière à côté où la mère s’était recueillie un moment sur la tombe de sa propre mère et qu’elle n’y était plus retournée depuis, mais je ne me souvenais ni du chenil ni du cimetière, je ne me souvenais d’absolument rien, je demandais à la mère quel âge j’avais alors et elle ne savait pas me répondre. En montant le premier jour vers le chenil je ne reconnaissais rien, absolument rien, la mère m’avait juste dit de suivre la route tout droit dans la forêt et qu’à un croisement le chenil et le cimetière étaient indiqués sur un panneau, et elle avait ajouté : Tu verras le paysage est agréable, tu t’y plairas, tu es fait pour la forêt. Car la veille de mon premier jour au chenil la mère était contente - ce qui était assez rare -, et si elle m’avait parlé de ce jour ancien que j’avais oublié où nous étions allés sur la colline nous recueillir sur la tombe de sa propre mère, c’était surtout pour m’encourager à aller le lendemain dans la forêt, ne disant pas que j’allais au chenil mais dans la forêt, je t’envie de pouvoir aller vivre dans la forêt, disait-elle ainsi, phrase qu’elle ne cessa de répéter pendant la soirée avec cette autre phrase : Tu verras le paysage est agréable, tu t’y plairas, tu es fait pour la forêt, comme si je ne devais plus jamais revenir chez elle et me perdre dans la forêt à la façon de ces enfants dans les contes qu’on y envoie pour qu’ils se perdent, oui, elle souriait en disant cela et puis se taisait un bon moment, plongée dans une rêverie qui me faisait peur. La mère était assise au bout de la table et chantonnait, c’était la veille de mon premier jour au chenil je m’en souviens, elle chantonnait : Tu iras dans la forêt mon garçon et tu y trouveras le bonheur, doucement, si doucement que je l’entendais à peine et que je devais tendre l’oreille pour l’entendre chantonner, c’était juste après m’avoir raconté ce moment que nous avions passé jadis au cimetière puis au chenil, ou bien était-ce en pleine nuit qu’elle chantonnait, possible que je me sois levé au milieu de la nuit ne pouvant dormir comme d’habitude et que je l’ai trouvée assise dans la cuisine au bout de la table chantonnant, des années après je ne sais plus son petit chant forestier se mêlant dans mon souvenir à tous ses propos haineux avant que j’aille travailler au chenil et surtout après le premier jour au chenil, oui, le petit chant forestier de la mère se mêle dans ma mémoire au tu pues ou tu pues mon garçon du premier soir, impossible de les démêler, chant et cri ensemble, sauf ce premier matin où marchant dans la forêt je ne me souvenais que du petit chant forestier maternel : Tu iras dans la forêt mon garçon et tu y trouveras le bonheur, le chant de la mère en moi, la voix de la mère me portant malgré l’odeur qui m’avait déjà imprégné et m’était déjà entrée dans le nez et la gorge puis tout le corps, malgré également les premiers aboiements et gémissements des chiens, là-bas, derrière les arbres.

En entendant les premiers aboiements et gémissements des chiens je pensais à ce que la mère avait raconté du chenil, des cages propres, des chiens tranquilles, peu nombreux et en bonne santé, remuant la queue et venant vous lécher la main à travers la grille lorsqu’on s’approchait, la plupart des cages vides avait-elle dit aussi, quand moi en chemin vers le chenil son odeur déjà m’avait envahi et j’entendais que les aboiements furieux se multipliaient à cette heure si matinale, ce qui me faisait penser que les chiens étaient nombreux et que sans doute j’allais découvrir tout à fait autre chose que ce que la mère avant de chantonner m’avait raconté, ou bien avait-elle simplement enjolivé pour que j’aille me perdre dans la forêt en chantonnant moi aussi ?

Les chiens, on les entendait et surtout on les voyait en ville depuis un moment déjà, hagards, affamés et assoiffés, si maigres qu’on leur voyait les côtes, rôdant en bandes généralement, cachés pendant la journée et sortant au coucher du soleil, où se cachaient-ils on l’ignorait, sans doute dans les champs autour des nouveaux quartiers pavillonnaires au sud, là ils avaient un accès direct aux rues et surtout aux jardins dans lesquels ils pénétraient la nuit, cherchant sans doute une porte ouverte pour entrer dans une maison, mais ce qui les attirait le plus c’était les poubelles qu’ils renversaient sur le trottoir, ce qui nous réveillait en pleine nuit, la mère jurant dans le couloir, allumant la lumière sur le perron et sortant en robe de chambre pour crier et effrayer les pauvres bêtes qui avaient déjà fui, affolées par le fracas des boîtes de conserve sur le bitume que l’une d’entre elles parfois saisissait dans sa gueule pour aller en lécher l’intérieur cachée dans un fourré, la mère était persuadée que les chiens cherchaient à rentrer dans la maison et même en été ne laissait jamais une fenêtre ouverte, et peut-être avait-elle raison, peut-être les chiens cherchaient-ils à rentrer dans les maisons pour y voler quelque chose, voire pour y attaquer les habitants, les journaux répandant régulièrement des histoires de chien féroce qui avait égorgé un enfant endormi dans son lit avant de s’enfuir par la fenêtre, mais c’était dans d’autres villes, jamais chez nous, et étions-nous sûrs que c’était vrai ? On essayait de les chasser, mais comme certains fantômes dans nos rêves ils revenaient toujours, la gueule grande ouverte parce qu’ils avaient soif, les yeux fixés sur nos maisons quand ils réapparaissaient en fin de journée, errant dans les rues désertes du quartier pavillonnaire où tout le monde – même avant que les chiens ne soient venus – se calfeutrait chez soi dès que la nuit venait.

Laurent Margantin

P.-S.

Première publication : septembre 2015

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