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Kenneth White et les religions asiatiques : un nietzschéen dans la bergerie 

dimanche 10 avril 2011, par Régis Poulet

Il est toujours délicat de mettre en regard l’œuvre d’un créateur, surtout si elle est en cours de déploiement, et une religion constituée. Selon les prémisses que l’on adopte, le poète sera au mieux celui ‘qui ne parle pas trop mal’ de telle ou telle religion, mais s’efface devant la majesté d’un corps de doctrine révélé ; ou alors celui qui déambule au milieu de concepts religieux plus ou moins refroidis par le temps, sans se sentir particulièrement concerné.

Dans le cas du rapport des Occidentaux avec les religions d’Asie, le passif est lourd et incite à la circonspection. Kenneth White se défie de ce genre de prémisses car il aborde religions et pensées asiatiques sans complexe ni morgue.

La force et l’originalité de Kenneth White consistent en ce qu’il n’essaie pas de parvenir à une hypothétique union entre Orient et Occident dont on ne sait que trop la généalogie idéaliste, mais dégage un ‘terrain’ commun où le vide est positif, la Parole ontologique et l’ eros cosmique. Dans ce « monde blanc » au sein duquel il évolue, l’Asie joue un rôle primordial : Kenneth White puise dans la sunyata bouddhiste et le taoïsme mais aussi dans le chamanisme et le tantrisme. Plus que d’un syncrétisme c’est d’une démarche personnelle qu’il s’agit : des marches dans l’espace du Dehors (qu’il soit géographique ou culturel) le poète retire une éthique poétique et intellectuelle : ce peut être le nomadisme, le celtaoïsme, le chaoticisme ou la géopoétique. Ouvert aux intuitions directes et aux saisissements selon une approche plus fréquente en Asie qu’en Europe, Kenneth White veut fonder une nouvelle relation de l’homme au monde.

Plutôt que de faire l’exposé exhaustif des influences, des emprunts et des admirations relatifs à l’Asie - travail auquel le poète aime à se livrer [1] et que ses exégètes ont poussé plus avant [2] -, voyons en quoi le recours à l’Asie auquel procède Kenneth White est révélateur de la situation culturelle de ce qu’il est convenu d’appeler l’ Occident.

Afin de prendre la mesure de ce que les relations entre Europe et Asie signifient, relations qui ne sont pas celles entre Occident et Orient, il convient de ne pas méconnaître certains constats. La fascination pour l’Orient, qui a marqué si longtemps la littérature européenne, n’était pas une fascination pour une altérité, pour du ‘tout autre’, mais une fascination pour une étrangeté de l’Occident à lui-même. Cette méprise, qui n’en rend pas moins intéressante la littérature relative à l’Orient, permet en revanche de mettre en lumière l’origine idéaliste et métaphysique de l’association Orient-Occident. A partir du moment où l’idéalisme fut contesté pour sa valeur nihiliste (et nous songeons bien évidemment à Nietzsche), l’Orient apparut pour ce qu’il était : un surgeon métaphysique profondément enté dans l’âme occidentale.

En révélant la généalogie des valeurs religieuses, le philosophe de Sils-Maria a contribué (après Schopenhauer) à changer la perception du problème de l’être : c’est sur le néant que les hommes construisent. Or Kenneth White est un poète de l’après-Nietzsche, et ce néant est un point capital de son œuvre et de sa pensée. Si bien que son approche des penseurs asiatiques privilégie la question du vide. C’était pourtant sur d’autres bases ontologiques que l’Occident avait voulu aborder l’Orient : sur la question de l’être [3].

Si Europe et Asie ont pu nouer des contacts, surtout après la Renaissance, c’est parce que l’Europe débutait quelque chose d’inédit. En employant de façon nouvelle une vision messianique de l’histoire humaine pour laquelle le temps est une flèche qui mène l’homme vers Dieu, les Européens sont entrés en relation avec le monde entier, ouvrant des voies mais fermant progressivement le monde d’un point de vue géographique. Le mouvement devient dès lors la caractéristique essentielle de l’Europe. Avec les Lumières, le Progrès ne fait que reprendre et intensifier ce qui devenait l’éthique même de la modernité : le mouvement vers plus de mouvement, le mouvement vers une plus grande aptitude au mouvement.

Pourquoi rappeler cela ? Parce qu’il est patent que l’époque moderne est en proie à une accélération infinie dont, au sortir des grandes idéologies, on ne saurait dire vers quoi elle mène. Ernst Jünger a fort bien montré, dans Der Arbeiter, le rôle de « la technique comme mobilisation du monde par la Figure du Travailleur » [4]. Or, ce que Heidegger nommera un peu plus tard le Gestell, le ‘dispositif’, apparaît comme une figure du voilement de l’être. Cette mobilité et cette mobilisation de plus en plus totales font dire à Peter Sloterdijk qu’« ontologiquement, la modernité est un pur être-vers-le-mouvement » [5]. Les hommes ont dû apprendre à surmonter les situations où ils étaient des êtres entravés, des êtres déterminés : la tradition en fit les frais. A tel point que pour les Occidentaux qui ont le sentiment d’évoluer dans le faux, il n’est pas plus facile de se tourner vers leurs propres traditions que vers des traditions étrangères comme celles de l’Asie.

La critique de la société porte ainsi sur cette fausse mobilité, que ce soit chez des personnes aussi dissemblables que René Guénon pour qui l’action est une illusion, seule valant la contemplation [6], ou Martin Heidegger qui analyse l’essence de la technique et propose une autre mobilité, celle des Holzwege, les ‘chemins qui ne mènent nulle part’. Assurément, Kenneth White est bien plus proche du penseur allemand que de Guénon, même si ses premiers contacts d’adolescent avec la pensée asiatique se firent par l’entremise d’un théosophe. En tous les cas, l’Ecossais fait partie de la famille des contempteurs du monde moderne à propos desquels Peter Sloterdijk écrit, dans Eurotaoïsmus (1989) :

« Pour dégager positivement le lieu philosophique des alternatifs d’aujourd’hui, il nous faut distinguer deux types d’alternativité : le premier est un type métaphysique de différend avec le monde, qui vise aux mondes supraterrestres transcendants ou aux contre-mondes utopiques ; le deuxième est un type poïétique de différend avec le monde qui voit dans le réel lui-même la piste qui conduit à la liberté. » [7]

Son différend avec le monde, Kenneth White l’exprimait déjà en 1964 dans En toute candeur : « Le monde m’est une provocation. Contre lui, j’affirme mon propre monde, qui est le monde réel. La poésie est affirmation de la réalité. Ni plus, ni moins. » [8] A seize ans, confie-t-il dans Le Visage du Vent d’Est (1980), il lisait la Bhagavat Gîta et le Tao tö king, trouvait Schelling « proche du bouddhisme Mahayana » et maître Eckhart « l’homologue occidental de Nagarjuna » [9]. Cela pour dire que White n’évolue pas dans un domaine totalement coupé de la métaphysique, à tel point que sa position sur la question de la métaphysique paraît labile - même s’il est probable qu’il joue avec une certaine tendance de la critique à vouloir lui assigner un lieu fixe.

Cependant, certains détails laissent à penser que sa sortie de la pensée métaphysique fut progressive. En effet, il écrit dans Mahamudra (1979) que la métaphysique est « le physique absolu » [10] et, dans un entretien de 1995, qu’il est « pour une métaphysique avec beaucoup de physique dedans » [11]. Entre temps, son discours sur Orient et Occident était parfois frappé du sceau caractéristique de ce que nous avons appelé « l’illusion orientale » [12] et dont la supposée complémentarité est la marque :

« J’aime être là où les extrêmes se rencontrent, là où les complémentaires, pour ne pas dire les contraires, entrent en jeu : terre et eau, mâle et femelle, Orient et Occident... Là où les lignes se brisent, où des sinuosités se déroulent et s’entremêlent, où l’expérience physique atteint un tel degré de densité et d’intensité qu’on peut presque l’appeler ‘métaphysique’. » [13]

Il y a une dizaine d’années, lorsqu’on lui demandait s’il ne cédait pas à « la fascination pour un Orient idéal », il répondait : « Quant à l’Orient, mon intérêt n’a rien à voir avec l’orientalisme béat, tout à voir avec une pensée qui a d’autres bases que la nôtre et qui peut nuancer notre vision des choses, lui apporter un complément qui lui manque depuis deux millénaires. » [14] On ne peut qu’acquiescer, tout en constatant néanmoins la résonance idéaliste de certains propos. Pourtant White est très clair sur les conséquences de son ‘différend avec le monde’ : « Alors que la religion, dans son refus du monde, invente sur-le-champ un autre monde, et vit dès lors une vie double et souvent hypocrite, le poète continue de faire ses excursions et ses expérimentations sur la terre. » [15] Ses points de départ et d’arrivée sont toujours le réel, parce que celui-ci montre la voie pour échapper à la fausse mobilité.

L’ancrage charnel de Kenneth White est celte, non pas à cause d’un quelconque provincialisme dont il est impossible de lui faire le reproche, mais justement parce que, écrit-il dans La Figure du Dehors, « le territoire celte n’ayant jamais connu de système étatique, il était plus ouvert » ; de même, n’ayant pas plus connu de « système ontologique » puisque « l’esprit celte perçoit surtout des mouvements rapides et momentanés, son monde est un monde en mouvance, sans nature morte. » [16] En écho aux propos de Sloterdijk affirmant que celui « qui cherche aujourd’hui une langue de la démobilisation la trouve le plus facilement dans l’antiquité orientale où des dramaturgies différentes de celles de la mobilisation occidentale ont été développées » [17], l’œuvre de Kenneth White prouve que le monde celte offre lui aussi des chemins à parcourir.

Encore une fois, il s’agit de s’entendre sur l’expression ‘monde celte’, tant Kenneth White s’ingénie avec bonheur à déjouer les classifications. Ce dont il recherche les preuves sous tous les horizons culturels est cette « civilisation eurasienne circumpolaire » [18] qu’il mentionne dès ses premiers textes. En des raccourcis qui peuvent surprendre, il assimile les druides à des chamanes, « parce que dans le druidisme je vois des éléments, écrit-il, filtrés à travers les tribus pictes, de ce naturalisme chamanique qui est la marque de tout le territoire arctique et subarctique » [19]. Si bien que les adjectifs ‘celte’, ‘hyperboréen’ et ‘eurasiatique’ sont pour lui synonymes. Ainsi l’approche que Kenneth White a des religions asiatiques est-elle conditionnée par la nécessité d’un rapport étroit à un réel senti comme « champ de force de la vie au présent » [20], comme monde ouvert, « approche d’une source claire » [21].

La notion d’ouverture trouve son correspondant philosophique dans la notion de vide à laquelle sont étroitement associés deux autres éléments : « le blanc, le vide, le nu, / c’est cela que j’ai toujours recherché » [22], écrit-il dans Mahamudra. Cette trinité personnelle fait que White évolue dans un registre ontologique où l’être n’est pas dans le plein mais se livre dans le vide. C’est la raison pour laquelle le philosophe indien Nâgârjuna, fondateur vers le IIe siècle de notre ère de la sunyavâda (la ‘Voie du vide’) au sein du bouddhisme Mahâyâna, a particulièrement les faveurs de White. On en retrouve l’expression dans le bouddhisme tantrique tibétain (le Vajrayâna ou ‘Véhicule de Diamant’, qui inspirera à White son recueil Terre de Diamant, 1983), dans le bouddhisme chinois tch’an et le bouddhisme japonais zen où ils furent mâtinés de taoïsme puisque, en effet, le vide en est une notion centrale.

Mais l’usage que White fait de ces religions, ou plutôt de ces courants de pensée, est rien moins que moutonnier : « Il ne s’agit pas d’imiter, ni de suivre » ceux qui « marchent sur la voie du vide », précise-t-il à l’égard de tous ceux qui se cherchent un maître, un gourou, un swami, « mais d’aller, le plus simplement, le plus ‘originalement’ possible, son chemin. » [23] A la différence du mouvement-vers-le-mouvement qui caractérise la modernité, ce mouvement n’est pas tension-vers mais ouverture-à, disponibilité : c’est tout le sens de l’esprit nomade dont le poète se réclame. Ce nomadisme intellectuel lui octroie la liberté de choisir ce qui lui convient dans les traditions auxquelles il emprunte : « J’aime à garder ensemble bouddhisme et taoïsme, écrit-il, la logique bouddhique empêchant le taoïsme de céder à la magie, et le taoïsme empêchant le bouddhisme de devenir trop orthodoxe » [24]. C’est une sorte de gai savoir qui l’a, reconnaît-il, « aidé à faire un nettoyage mental, à [se] débarrasser l’esprit de toutes sortes de lourdeurs - religieuses, métaphysiques, morales. » [25]

Cette défiance envers toute orthodoxie sédentaire lui fait dire, alors qu’il pérégrine à travers le Hokkaïdo, qu’après tout, Bashô, « c’était une voie poétique (profondément ancrée dans le réel) qu’il suivait et propageait [...] plutôt que la pure voie du Bouddha. » [26] Et s’il fait sienne la conception du voyage zen qui consiste à « ‘porter dans son cœur le mouvement du ciel’ [...] tout en jouissant du monde, en étant capable de le considérer comme intéressant, beau et radieux » [27], c’est parce qu’il se méfie du zen lui-même : « j’aimerais en quelque sorte sortir le zen du bouddhisme et le relier à un sol plus primitif... » [28], et il pense au culte shinto.

Sa volonté de ne jamais oublier le réel fait qu’il dit préférer les bouddhismes chinois et japonais au bouddhisme indien. Voici ce que le poète dit du vide dans Une Apocalypse tranquille :

« Le vide, bien sûr, n’est pas le néant. Le néant provient d’une crise d’identité de l’être. Le vide surgit quand on pense l’être jusqu’au bout, et qu’à la place de l’identité on trouve un flux d’énergie. [...] C’est quand les ‘coupures’ que nous pratiquons dans le monde n’ont plus cours, quand le monde retrouve son unité (‘sauvage’, ou ‘chaotique’) que nous pouvons en savourer une perception pleine et vive. » [29]

L’espace du vide s’ouvre à celui qui est capable de briser la temporalité. La métaphysique est notamment née de l’angoisse de l’homme face à sa propre mort, c’est-à-dire face au temps destructeur. Le monde mythique de l’origine, le monde utopique de l’avenir et le monde comme entreprise historique en découlent, de même que l’accélération dans la mobilisation du monde. L’intérêt de la logique instantanéiste du bouddhisme consiste pour White à « être pleinement dans le monde » [30]. C’est ce que Sloterdijk, dont les affinités avec Heidegger le rapprochent singulièrement de White, exprime en ces termes :

« Il n’y a du présent que là où il y a une existence humaine, et il n’y a de l’existence que là où il y a une venue-au-monde humaine. Le présent c’est l’aiguillon de la naissance inachevée.
[...] le présent comme séjour dans l’ouvert ne naît que par le mouvement de la venue-au-monde de l’homme, et partout où ce mouvement prend son élan, le natif, le présent et l’ouvert acquièrent leur profil dans un seul et même processus. La vie qui remarque qu’elle a quelque chose ‘devant soi’ est au présent. » [31]

C’est la conclusion à laquelle White arrive aussi en s’appuyant sur les découvertes de la physique atomique lorsqu’il écrit que « non seulement notre conscience personnelle, mais aussi la structure interne de l’univers n’a pour lieu de réalisation que le seul événement immédiat » [32]. Empruntant à la fois des chemins heideggeriens [33] et chinois (selon lesquels la langue garde trace des sources ontologiques), Kenneth White propose à l’ouverture en quoi consiste l’acte d’écrire, de donner voix à la plénitude cosmique :

« La genèse de la poésie suppose donc un rapport sensuel à la terre en même temps qu’un rapport sensuel au langage - une fusion de l’ eros et du logos qui brise l’ordre établi des choses et des mots. [...]
Eros signifie une nostalgie d’unité, un élan vers l’unité, et le logos originel, que le poète découvre, est l’expression de cette unité. » [34]

White aime à forger des néologismes pour ne pas se laisser étiqueter. C’est ainsi qu’il inventa des mots comme ‘chaoticisme’, ‘érotocosmologie’, ‘cosmopoétique’, ‘géopoétique’ voire d’autres plus passagers encore, à la façon de galets dont la disposition d’ensemble évoquerait un cercle. Toujours est-il qu’il se tient en son centre, ouvert à tous les saisissements possibles :

« Etre au centre de l’univers, percevoir les phénomènes aussi profondément que possible, viser un infini réseau de relations - voilà la pratique. Et le résultat est une expérience ek-statique, se dilatant jusqu’à devenir sens cosmique, ou en-statique, se concentrant jusqu’à n’être qu’une sensation lumineuse, la pointe d’un diamant.
Ainsi l’expérience érotique mène-t-elle au sens de l’unité cosmique, ou à cette sensation en pointe de diamant [...]. » [35]

Le bouddhisme tantrique est bien évidemment la référence à laquelle on songe en l’occurrence, surtout que White a écrit ce recueil, Terre de diamant (1983), où il évoque cette « Fille de connaissance », la dakini  [36] des traditions bouddhiques qui permet la prajñaparamita (ou ‘perfection de sapience’) ; mais Les Limbes incandescents (1976) et Le Visage du Vent d’Est offraient déjà des rencontres avec ces figures féminines et tantriques symbolisant « l’intense aspiration universelle à l’Illumination » [37]. Cette sapience, nous dit Nicole Vandier-Nicolas, « transcende la relation sujet-objet pour se transporter dans l’Un », elle est « connaissance illuminative car elle coïncide avec son objet, et éclaire le ‘véritable caractère’ des choses qui consiste en l’absence de tout caractère particulier » . Plus que cette ‘absence de tout caractère particulier’ [38] dont la neutralité s’accorde mal avec le sentiment dynamique du monde qui est le sien, on peut penser que ce qui retient l’intérêt du poète est que « prajñâ voit [..] toutes choses dans un éternel présent » [39].

Kenneth White cherche la fusion de l’ eros et du logos au sein d’une expérience érotique qui s’ouvre à la dimension d’un paysage, voire du monde, puisque peuvent être sources d’érotisme « les remous de l’eau, le vol absolu des oiseaux, le corps souple du lièvre, la terre humide, les fleurs qui s’ouvrent, le tronc mince et cryptique du bouleau argenté, les lourdes grappes de baies des sorbiers des oiseleurs, les seins d’une fille... » [40] Il ne s’agit rien moins que de fonder le rapport du logos à la phusis sur des bases non métaphysiques. C’est précisément une des caractéristiques des cultures dites alternatives où Peter Sloterdijk décèle la propension suivante : « Dans la civilisation postmétaphysique [...], on commence peu à peu à s’apercevoir que le verbe n’est pas obligé à se faire chair, fût-ce de force, mais qu’il suffit de faire place aux tendances spontanées qui poussent la chair à parler. » [41] C’est précisément ce à quoi Kenneth White est attentif dans la géopoétique lorsqu’il dit, dans Le Plateau de l’Albatros (1994), vouloir trouver « un langage capable d’exprimer cette autre manière d’être au monde, mais en précisant d’entrée qu’il est question ici d’un ‘rapport’ à la terre (énergies, rythmes, forces), non pas d’un assujettissement à la Nature, pas plus que d’un enracinement dans un terroir. » [42]

White cherche une poïesis qui soit « adoption de la productivité naturelle » [43] par un déconditionnement qu’il envisage, à l’instar de ce que René Daumal préconise dans « Pour approcher l’art poétique hindou » [44] , comme un yoga. Le but en est la dissolution du moi au profit, sinon d’une suppression, au moins d’une délimitation nouvelle du rapport sujet-objet. Cependant White est bien conscient, comme Nietzsche, de l’utilité du sujet, fût-il illusoire, pour rester dans le supportable et pour se mettre à l’unisson de la productivité naturelle. Il estime qu’il est nécessaire de se tourner vers l’Asie :

« Quiconque vit et se meut

cosmopoétiquement

finit un jour ou l’autre par se tourner

vers l’Orient

où il trouvera

les yantras

diagrammes prévus

pour l’expansion de la conscience

ainsi que ces

cartes du cosmos

les mandalas

[...]

tout en ne

« courant pas après l’univers »

l’esprit travaille généreusement

à l’unification complexe du monde. » [45]

Ainsi, le double travail d’attention au macrocosme et au microcosme suppose que la poésie « continue la parturition produisante de la vie naturelle », ne pouvant être continuation « que dans la mesure où elle réussit les gestes fondamentaux du drame de la naissance, venir-au-monde et mettre-au-monde. » [46] La double contribution de l’esprit asiatique à l’œuvre de Kenneth White peut ainsi se résumer à l’esthétique instantanéiste du haïku qui doit assurer la venue-au-monde-dans-l’ouvert, ainsi qu’à la vision de l’univers et de la conscience universelle comme « réseau de cristaux dans lequel chaque cristal reflète tous les autres » [47], par laquelle l’acte poétique permet, selon l’étymologie d’ « auteur » chère à Kenneth White, d’augmenter la sensation du monde [48]. .

Si l’intérêt du poète pour les religions paraît en fin de compte très relatif, c’est qu’il les prend pour ce qu’elles sont, à savoir la constitution ultérieure, la mise en système et en dogmes des fulgurations intuitives et primordiales d’individus d’exception. Selon la valeur ‘vitale’ et l’adéquation au réel de ces intuitions, aune poétique à laquelle il les juge, Kenneth White fait son choix sur les chemins à emprunter, et ses pas, de façon non exclusive, le portent souvent aux marches de l’Asie. Après Husserl, faut-il constater avec Wilhelm Halbfass que les cultures occidentale et asiatique « meet in a Westernized world, under conditions shaped by Western ways of thinking » [49] ? Non. Il est ainsi évident que Kenneth White est particulièrement sensible à des modes de pensée asiatiques dont il retrouve certes des éléments similaires dans un certain héritage occidental qu’il nomme ‘eurasiatique’, mais qui fait de lui un digne héritier de la ‘Renaissance orientale’. Néanmoins, le couteau qu’il manie - car son métier est un « métier de pointe » selon le mot de René Char - dans la boutique des tricoteurs de religions est un outil nietzschéen ; devant lui, les instincts générateurs de religion révèlent ce qu’ils ont dans le cœur, et leur amour ou leur haine du ‘monde’ les destine à avoir peur du loup ou non...


Texte extrait de : Muriel Détrie (ed.), Orient-Occident, la rencontre des religions dans la littérature moderne (You Feng, 2008) dont on trouvera un compte rendu de lecture par Maria Chiara Gnocchi : Migration des religions entre Orient et Occident.

Notes

[1Voir les essais de Kenneth White, notamment La Figure du Dehors (1982), L’Esprit nomade (1987) et, dans une moindre mesure, Le lieu et la parole - entretiens (1997).

[2Voir Michèle Duclos (éd.) : Le Monde ouvert de Kenneth White (Presses Universitaires de Bordeaux, 1995), et Olivier Delbard : Les lieux de Kenneth White - Paysage, pensée, poétique (L’Harmattan, 1999).

[3Roger-Pol Droit, dans L’Oubli de l’Inde (1992) et Le Culte du néant (1997), a fort bien montré que si les Européens ont été intéressés par les pensées de l’Inde, c’est parce qu’ils avaient d’abord découvert le brahmanisme, qui est une pensée de l’être, alors que le bouddhisme leur apparut comme une pensée du néant dont ils se détournèrent avec effroi.

[4Ernst Jünger, Le Travailleur, Paris, Bourgois, ‘Choix Essais’, 1989, p. 197.

[5Peter Sloterdijk, La mobilisation infinie, Paris, Bourgois, 2000, p. 36.

[6Voir dans La crise du monde moderne, Paris, Gallimard, 1979.

[7Peter Sloterdijk, op. cit., p. 87.

[8Kenneth White, En toute candeur, Paris, Mercure de France, 1989, p. 69.

[9Kenneth White, Le Visage du Vent d’Est, Paris, Les Presses d’Aujourd’hui, 1980, p. 11.

[10Kenneth White, Mahamudra, Paris, Mercure de France, 1979, p. 95.

[11Kenneth White, Le lieu et la parole, Entretiens 1987-1997, Cléguer, Editions du Scorff, 1997, p. 86

[12Nous renvoyons à notre étude sur L’Orient : généalogie d’une illusion, Presses Universitaires du Septentrion, 2002.

[13Kenneth White, Le Visage du Vent d’Est, op. cit., p. 96.

[14Kenneth White, Le lieu et la parole, Entretiens 1987-1997, op. cit., pp. 72-3.

[15Kenneth White, La Figure du Dehors, Paris, Grasset, 1982, rééd. Livre de Poche, 1989, p. 47.

[16Ibid., p. 218.

[17Peter Sloterdijk, op. cit., p. 79.

[18Kenneth White, En toute candeur, op. cit., p. 36.

[19Kenneth White, La Figure du Dehors, op. cit., p. 31.

[20Peter Sloterdijk, op. cit., p. 136.

[21Kenneth White, La Figure du Dehors, op. cit., p. 158.

[22Kenneth White, « Sur l’île aux oiseaux », Mahamudra, op. cit., p. 79

[23Kenneth White, La Figure du Dehors, op. cit., p. 64.

[24Ibid., p. 167.

[25Kenneth White, Le lieu et la parole, Entretiens 1987-1997, op. cit., p. 83.

[26Kenneth White, Les Cygnes sauvages, Paris, Grasset, 1990, p. 79.

[27Ibid., p. 57.

[28Kenneth White, La Figure du Dehors, op. cit., p. 206.

[29Kenneth White, Une Apocalypse tranquille, Paris, Grasset, 1985, p. 221.

[30Kenneth White, La Figure du Dehors, op. cit., p. 215.

[31Peter Sloterdijk, op. cit., pp. 133-4.

[32Kenneth White, La Figure du Dehors, op. cit., p. 84.

[33Mais sans commettre l’erreur mise en évidence par Sandrine Marchand, puisque Heidegger, en voulant faire de sa rencontre avec l’Extrême-Orient une expérience de l’Angoisse révélant l’oubli de l’être, opère un déni de l’autre ; cf. « L’ineffable est-il l’inexprimé ? La notion esthétique japonaise iki, de Kuki Shuzô à Heidegger », in Muriel Détrie ed., France-Asie, un siècle d’échanges littéraires, Paris, Librairie You Feng, 2001, pp. 377-385.

[34Kenneth White, La Figure du Dehors, op. cit., p. 46.

[35Ibid., p. 149.

[36« Sorcière », partenaire sexuelle dans les pratiques du bouddhisme tantrique.

[37John Blofeld, Le bouddhisme tantrique du Tibet, Paris, Le Seuil, 1976, p. 131, cité par Nicolas Dupin, « Sur les chemins du vide », in Michèle Duclos ed., Le Monde ouvert de Kenneth White, Presses Universitaires de Bordeaux, 1995, pp. 63-84 ; p. 84.

[38Nicole Vandier-Nicolas, « La philosophie chinoise des origines au XVIIe siècle », Histoire de la philosophie, Encyclopédie de la Pléiade, Paris, Gallimard, Nrf, tome I, 1969, pp. 248-404 ; p. 371.

[39Idem.

[40Kenneth White, La Figure du Dehors, op. cit., p. 149.

[41Peter Sloterdijk, op. cit., p. 228.

[42Kenneth White, Le Plateau de l’Albatros - Introduction à la géopoétique, Paris, Grasset, 1994, p. 11.

[43Peter Sloterdijk, op. cit., p. 137.

[44René Daumal, « Pour approcher l’art poétique hindou », Les pouvoirs de la Parole, Paris, Gallimard, Nrf, 1972, écrit, p. 95 : « L’opération poétique - dont la gustation poétique est le reflet - est un véritable travail du poète, non seulement pour connaître les lois de sa matière et les règles de son métier, mais aussi, travail intérieur, pour se discipliner et s’ordonner lui-même afin de devenir un meilleur instrument des fonctions ‘supra-naturelles’’ - en somme, une sorte de yoga. »

[45Kenneth White, Les Rives du Silence, Paris, Mercure de France, 1997, pp. 283-4 & 289.

[46Peter Sloterdijk, op. cit., p. 137.

[47Kenneth White, La Figure du Dehors, op. cit., p. 53. Que ce soit dans l’Avatamsakasutra (Mahâyâna) ou dans le Hwa Yen Sutra (image d’une toile d’araignée à chaque intersection de laquelle se trouve une goutte de rosée qui reflète toutes les autres ; image utilisée par White dans Les Rives du Silence, op. cit., p. 287).

[48Kenneth White, Le lieu et la parole, Entretiens 1987-1997, op. cit., p. 62

[49Wilhelm Halbfass, India and Europe, an Essay in Understanding, New York, State University of New York Press, 1988, p. 169.

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