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Dernières nouvelles de Bruxelles (extrait de « La carte de Guido » ) 

vendredi 29 mars 2013, par Kenneth White (Date de rédaction antérieure : 4 avril 2011).

« Cette nuit-là s’éleva un bruit de fête
La capitale de la Belgique avait rassemblé
Toutes ses beautés et tous ses chevaliers…
 »
Byron, Le Pèlerinage de Childe Harold

C’était un soir de janvier, gris et pluvieux, à la gare du Nord, à Paris. Comme il faisait froid, les gens s’attroupaient autour des radiateurs électriques disposés ici et là dans le hall, la tête levée vers le cliquetis du panneau d’affichage :
Lille-Europe,
Lille-Flandres,
Bruxelles-Sud,
Ostende…
C’est à l’Europe du Nord-Ouest (Belgique, Hollande, îles Britanniques) qu’Élisée Reclus consacra le numéro IV de son immense Nouvelle géographie universelle en trente volumes, avec ses cartes de l’Atlantique boréal, de la basse vallée de la Meuse, du Rhin et du Forth, et ses dessins de Glasgow, de Skye, des Orcades. Sur la première page de sa présentation de la Belgique, Reclus décrit le pays comme l’un des plus petits États d’Europe et surtout comme un lieu de passage, une zone de transit, mais avec ses propres particularités, ses richesses cachées. Cela m’avait attiré, et je m’étais souvent rendu en Belgique, à Bruxelles, à Mons, à Liège, à Namur, à Anvers, mais jamais pour longtemps. Je me suis dit que je pourrais y rester un peu plus cette fois-ci et peut-être de façon plus réfléchie.
Voilà pourquoi, à la gare du Nord à Paris, en attendant de monter dans mon train, je suis resté en contemplation médusée devant l’œuvre d’art Europa Operanda (L’Europe en construction), dont le prototype fut présenté à Elizabeth II, reine du Royaume-Uni, et à François Mitterrand, président de la République française, et qui se dresse pile à l’entrée de la gare de l’Eurostar : une figure féminine en marbre noir, encerclée de bandes d’acier et portant sur les genoux… un œuf.
Une fois installé dans le train, je me suis trouvé en compagnie de quatre avocats français. Ils avaient tous des cabinets privés (à Paris, Orléans et Toulouse), mais ils semblaient être aussi en affaires avec le Parlement européen. L’un d’eux, celui d’Orléans, au langage particulièrement châtié et à la prononciation excessivement affectée, précisa qu’il était « l’avocat d’un certain nombre de députés ». Quant aux autres, s’ils évoquaient de temps en temps, avec amusement et condescendance, tel ou tel de leurs clients (« C’est un ingénieur, il est monté de l’obscurité la plus totale… »), je n’ai pas réussi à découvrir la nature exacte de leurs rapports avec ledit Parlement. Ils devaient y travailler pour des clients qu’ils jugeaient dignes d’être pris au sérieux.
Tout en regardant le paysage qui se déroulait devant la fenêtre, j’ai continué à écouter la conversation de ces pontifes :
« La semaine dernière, j’étais à Hanovre, chez les Teutons, dit l’Orléanais. J’y ai fait la connaissance de Vladimir de Poznan, un vieux chêne pourri de l’intérieur, qui ne croit plus à rien, mais qui boit comme un trou. Il y avait d’autres Polacks, dont une charmante poupée, jolie comme un cœur. Nous avons bu le dernier verre ensemble.
– Le dernier après combien ? demanda le Toulousain, qui était, apprit-il à la compagnie, en train de prendre son troisième petit déjeuner.
– Un nombre impressionnant, une quantité proprement incroyable, dit l’Orléanais.
– Le mois dernier, j’étais avec des Suédois, dit un des Parisiens. Ils étaient tous ivres morts.
– C’est fou ce qu’ils boivent, tous ces gens, ajouta l’autre Parisien, et c’est fou leur manière de le faire. À certains moments, il devient impossible de travailler avec eux.
– C’est comme avec les Espagnols à l’heure de la sieste », fit le Toulousain.
S’ensuivirent alors des remarques à propos d’un réseau de nouvelles banques en Russie, du conseil de l’Ordre, de la réforme annoncée de la carte judiciaire en France : « Il faudra sortir les fourches », dit un des Parisiens.
L’Orléanais sortit alors un mignon petit portable, l’ouvrit d’une pichenette et tapa un numéro du bout de l’ongle : « Je suis dans le Thalys en compagnie de gens charmants et très bien élevés qui sont en train de dévorer goulûment leur petit déjeuner […]. Dites, cher ami, j’ai un budget à épuiser, alors si vous voulez en profiter […]. Je vous souhaite une très merveilleuse journée. »
Puis il s’adressa de nouveau à ses compagnons de voyage : « Le mois dernier, j’ai eu un dîner chicos avec des Italiens. J’ai été traité magnifiquement […]. Suite à cela, j’ai demandé à mon chargé de communication d’organiser un déjeuner avec un club de journalistes et quelques avocats des droits de la presse […]. Je fais tout ce que je veux en termes de communication.
– Il faut développer ça, la communication, dit le Toulousain. Organiser des dîners-débats. Inviter des écrivains et des artistes, des peintres, des sculpteurs…
– Le mois dernier, nous avons fait venir un confrère qui a écrit un livre sur les ovnis, renchérit l’Orléanais. C’était passionnant, absolument passionnant, véritablement merveilleux. Et puis il y a eu Varguez, pour présenter son monde littéraire. Il a fumé ses cigares, il a parlé du temps chez Proust, et a fini sur les Rolex.
– Il faudra vraiment mettre en place notre projet d’Avocart, dit un des Parisiens.
– Oui, c’est une idée géniale, ajouta l’autre. On peut faire passer plein de choses en douceur dans des ambiances comme ça. »

(…)

Le jour suivant, je me suis mis à arpenter Bruxelles.
Il n’est pas facile de se faire une idée de cette ville. Paris a une unité de style, pas Bruxelles. Au moment où vous croyez l’avoir saisie, vous tournez à un coin de rue et là, quelque chose de nouveau bouleverse l’image que vous en aviez. Prenez une maison flamande en brique rouge, placez-la à côté d’une façade Modern Style, suivie d’un gratte-ciel en verre bleu azur, ajoutez en vrac quelques autres styles et constructions, et vous avez Bruxelles. C’est la même chose avec les gens. Si vous demandez son identité à un Belge, il répondra qu’il est wallon ou flamand. Mais le Bruxellois n’est ni l’un ni l’autre. C’est pourquoi il est quelquefois qualifié de Zinneke, du nom donné à ces petits chiens bâtards qui errent dans le quartier de la rivière Senne. Le Bruxellois est un bâtard erratique. Sa mentalité est marquée par une sorte d’anarchie mêlée d’humour.
Voilà pourquoi Reclus, cet anarcho-géographe ami de Bakounine et de Kropotkine, se sentait si bien chez lui ici. À l’Université libre (libre car elle n’était rattachée ni à l’Église ni à l’État), il enseigna librement ce qu’il appelait la « géographie comparative ». Il s’installa également comme éditeur de cartes.
Or il se trouve que je suis toqué de cartes.
L’une des choses que j’avais à l’esprit en venant à Bruxelles cette fois-ci, c’était d’aller voir une carte particulière qui se trouve dans un album, Guidonis Liber, fait à Pise au début du XIIe siècle par un certain Guido, et dont le plus ancien manuscrit connu est conservé à l’Albertine, la Bibliothèque royale de Bruxelles.
J’y suis allé le deuxième jour et ai réussi, après quelques négociations compliquées, à y jeter un coup d’œil dans la plus grande discrétion.
Ce Liber de variis historiis, pour lui donner son nom complet, est une étrange compilation : un mélange de cosmographie, de géographie, de toponymie et d’histoire, auxquelles s’ajoutent une liste des « philosophes d’Europe » et un poème narrant une expédition en Afrique du Nord.
Étant moi-même le genre de studiosus lector auquel était destiné l’album, j’ai passé une journée entière en sa compagnie dans l’Albertine, à prendre force notes et à copier sa carte.

P.-S.

Kenneth WHITE – Extrait de LA CARTE DE GUIDO
© Kenneth WHITE – Editions Albin Michel.
Avec les aimables autorisations de l’auteur et de son éditeur.

En logo : monnaie des Bituriges, peuple de la Gaule celtique, représentant un corbeau.

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