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Un record 

lundi 25 juin 2012, par Henri Cachau

Il a été comptabilisé que lors du premier conflit mondial, on sait combien il fut destructeur en vies humaines, l’utilisation d’une tonne de mitraille – toutes catégories d’armement confondues – était nécessaire pour abattre chacune des victimes tombant au champ d’horreur ! On peut en déduire que les meilleurs tireurs des deux camps rarement atteignaient leurs cibles, concevoir que par ricochet ou par le fait du seul hasard, dans un même tir descendent deux ou trois ennemis... Que penser alors du fameux petit tailleur, malgré son nanisme, son frêle aspect, son apparente innocence concernant les choses militaires, sans coup férir réussissant d’en tuer sept d’un coup ? Avez-vous déjà essayé ? Même nantis d’adresse naturelle, de prompts réflexes et l’aide d’un élastique c’est quasiment impossible, tant ces satanés insectes sont imprévisibles dans leurs changements subits de direction... Turlupiné par la pérennité d’un semblable record, l’éventualité d’à son tour le battre, bénéficiant de l’oisiveté correspondant à la période de vacances estivales, un garçonnet songeur, réfléchissait sur les moyens d’y parvenir...

Après de longues réflexions concernant le comment entreprendre cette gageure, bientôt illuminé par une idée conçue géniale, dans la bibliothèque réduite à presque rien de ses grands-parents, l’enfant s’y saisit d’un énorme ouvrage. Ce livre lui apparut important, par sa taille, son volume, son épaisseur, son poids, surtout par son contenu historique retraçant d’aussi improbables engagements que ceux qu’il menait, aux issues incertaines, dont il se plaisait, entre deux joutes, à parcourir les haletants récits : «  L’offensive échoue, l’armée royale disperse les rebelles, enlève Niort, foyer de la révolte... La trahison du connétable De Bourbon, passé au service de Charles Quint, accrut les difficultés du royaume, Bayard fut dépêché en Italie...à Leipzig, du 16 au 18 octobre, on se bat à un contre deux, écrasés sous le nombre... », malgré leur lot de défaites, convaincu de la réussite de son entreprise dont l’insuccès n’était pas à l’ordre du jour... Emmerdantes en cette époque estivale ces mouches, par myriades assaillant humains et animaux ; teigneuses, jusqu’au milieu des pâtures elles poursuivaient les bovins dont les yeux et naseaux s’en recouvraient ; se gorgeaient de leurs humeurs nasales ou lacrymales, alors qu’incapables de se défendre de leurs piqûres ces bêtes regimbaient en beuglant ou ruant des quatre fers !... Le jeune observateur s’interrogeait sur ces inégaux combats lui proposant un énième problème métaphysique, aussi fondamental que celui de l’idiotisme des oies et dindons dont il avait la garde, comprendre ce qu’il jugeait une omission du créateur ayant négligé de procurer à ces bovins une meilleure défense que leur queue, dont l’incessant jeu d’essuie-glace à peine parvenait à dissuader les noires assaillantes ?... L’ennemi était légion, la lutte déséquilibrée, avant de songer les vaincre le garçonnet devait se défendre des assauts de ces diptères n’ayant de domestique que leur nom scientifique de Musca Domestica ! Il dut riposter, d’abord en utilisant ses seules mains, puis après l’illumination jugée géniale par l’intermédiaire du grand livre d’histoire utilisé comme arme de poing : un in-douze de qualité, relié en cuir, sa première de couverture représentant François premier chargeant à Pavie (1525)... Tel un guerrier moyenâgeux le garçonnet frappait à dextre et senestre, s’assurait de violents moulinets, en plein vol atteignait une ou deux mouches, qui étourdies, chues au sol, après s’y être ébrouées d’un vol hésitant regagnaient leurs congénères virevoltant autour du jeune héros : inévitablement la loi du plus grand nombre prévalait !... Cependant le futur recordman ne s’avoua pas vaincu, se référant au fameux petit tailleur du conte imagina d’autres stratagèmes, pressentit que sous son apparente réussite se cachait un subterfuge pouvant lui donner accès au palais d’il ne savait quel royaume nordique, lui permettre de pallier son nanisme, son manque d’intelligence des choses de la guerre, alors que pour celles concernant l’amour il possédait suffisamment de science pour en décliner les gammes !... Sans se désavouer il ne pouvait déroger aux règlements du concours qu’il s’était fixé – un record enregistré ne pouvant être reconnu que par un arbitrage légal...
Reclus dans la pénombre de son minuscule atelier, dont il changerait l’enseigne : « D’un fil à la patte ! » pour celle de : « Sept d’un coup ! », le petit tailleur dut réfléchir sur les moyens lui permettant d’être le premier à inscrire son nom dans le prestigieux Gunnes des records. Pour cela il lui fallait déjouer une rude concurrence, des barbares, des vikings, des guerriers habitués à des épreuves requérant plus de ruse que de subtilité, car il ne possédait ni lance, ni glaive, ni fléau, ni la robustesse requise pour l’accomplissement d’exploits émoustillant princesses et hautes dames de la royale société. Seule une ceinture qu’adroitement il manierait, ainsi que son attirail de couturier, similaire dans sa modestie à celui du garçonnet ne possédant que ce livre dont la robuste couverture lui permettrait un abattage en règle des insidieuses ennemies... Au début de l’exercice, malhabiles ses coups portés n’atteignirent que de rares mouches, de-ci, de-là, explosées sur les meubles et parois, où un bref instant posées il les écrasait avec une rare fureur ; des chocs répétés n’entamant pas la robuste reliure, seul François premier se maculant de sang, de souillures prouvant combien la bataille fut rude en cette année 1525 !... Entre deux assauts, tout en reprenant souffle le jeune challenger prit le temps de le feuilleter, y repéra Savorgnan de Brazza posant en compagnie de nègres hilares, des poilus jaillissant d’une tranchée, Bayard le preux rendant l’âme adossé à un chêne, une cohorte de rois Louis ou Charles, ainsi que la guerre, illustrée par ces eaux-fortes de Callot qui l’impressionnèrent au-delà de ce qu’il pouvait imaginer de leur force de persuasion : on le sait, en stratégie guerrière un bon dessin vaut un long discours ! Pour sûr il reviendrait à la charge, son principal objectif étant d’en terminer avec cette engeance tout en établissant un nouveau record, tant l’ancien l’intriguait : « Sept d’un coup ! », se demandait si son obtention avait été assurée sans tricherie ni dopage ; depuis des millénaires l’homme n’étant préoccupé que par son dépassement : mental, physique ou sexuel, il rechercha des produits naturels ou artificiels pouvant, au risque d’addiction, améliorer ses performances ? Il s’était promis de n’user d’aucun artifice, bien que désavantagé par l’incompréhension des siens, seule sa grand-mère entrée en confidence lui accordant crédit, bientôt se récriant lorsqu’elle se rendit compte que de sanguinolents cadavres mouchetaient les murs de sa cuisine ; quant au grand-père, sa colère fut retentissante, il le menaça de le renvoyer sur le champ...
Le temps de l’oisiveté est propice à l’éclosion de génies, aux découvertes, de nombreux philosophes, d’illustres scientifiques surent bénéficier de cet heureux temps suspendu... Par un jour de pluie, reclus dans un confinement forcé, ses avant-bras reposant sur la table de la cuisine, son menton appuyé sur ceux-ci, l’esprit dans le vague d’un ennui profond, le futur héros surveillait le manège des muscidés tournoyant autour de sa tête à claques. Bientôt remarqua, que si les plus téméraires l’agressaient de leurs piqûres, à l’égal d’un malheureux bovin, en espéraient vaines ruades et gesticulations, d’autres préféraient s’assembler sur un pot de confiture –reliquat d’un quatre-heure – trônant en bout de table. Il comprit que là se trouvait la résolution de son problème, que piégées par leur gourmandise (un vilain défaut !) en nombre elles succomberaient, qu’au prochain coup porté, le record (enfin) allait tomber... De cette marmelade il en tartina un coin de table, aussitôt alléchées les mouches se rapprochèrent, s’agglutinèrent en une sorte de mêlée grouillante ; le garçonnet les y laissa s’empêtrer, malgré l’avertissement de son grand-père s’en fut récupérer le livre d’histoire, en guise de massue l’éleva au-dessus de sa tête, s’apprêtait à l’abattre sur le pullulant essaim, lorsque sorti de nulle part, d’une main preste son grand-père lui subtilisa l’ouvrage, puis à grands coups de pied dans les fesses poussa son petit-fils vers l’extérieur...

Des records il en existe de franchement débiles mettant aux prises des lanceurs de bouse, de nains, de charrettes, des cracheurs de noyaux, etc. Au-delà d’un éventuel résultat leurs compétiteurs souhaitent en retirer une tapageuse publicité, l’actuelle inflation de ce genre de concours, permet d’en dénoncer l’indécent racolage, alors que pour l’enfant il s’agissait d’un challenge assujetti à de tacites règles encadrant ce duel mené à plusieurs siècles de distance... Dans la confidence, la grand-mère fit en sorte de déjouer la surveillance de son bougon de mari ; complice, souhaita voir son petit-fils multiplier ses essais jusqu’à l’obtention du résultat escompté. Afin qu’il y parvienne, un jour ou son époux oeuvrait à l’extérieur, lui apporta son battoir en lui déclarant : que d’un coup bien ajusté aucune n’en réchapperait !... Il le fut, avec plus d’une dizaine de ces Musca Domestica écrabouillées, pulvérisées, leur dénombrement officiel requérant l’utilisation d’une pince à épiler... Hélas, dans ce même mouvement, la table usagée ne résista pas au choc, perdit un pied, puis deux, s’effondra sur elle-même ; le record venait d’être battu, mais au prix de la démolition d’un meuble ancestral !... Malgré les remontrances, les punitions, songeant à l’enregistrement sur le Gunnes de cette singulière performance, le garçonnet demeura stoïque : ne possédait-il pas un témoin fiable, sa grand-mère, prête sur l’honneur attester... Car son grand-père ne voulut rien savoir de cette histoire du petit tailleur, n’en conçut que l’inutilité de son pari, piqua une énième colère, puis décida d’occuper d’une façon plus intelligente l’oisiveté de son morpion de petit-fils... lui fit copier des paragraphes du précieux ouvrage ; l’enfant ahanait, pestait, autour de lui vengeresses les mouches menaient leur sarabande, s’intéressaient à ses bras et jambes nues. Impassible le grand-père lui dictait les passages jugés édifiants, s’attarda sur la révolution française, l’établissement de la république, de l’école laïque ; dès que l’enfant flanchait, le morigénait pour son manque d’assiduité... Le garçonnet regimbait, obsédé par ces tachines qui sans arrêt l’agressaient et le firent si bien qu’un après-midi, attelé à son quotidien pensum, sur une fulgurante piqûre, d’un bond se leva, se saisissant du livre d’histoire les pourchassa sans en atteindre une ; ce loufoque ballet il l’acheva mentalement épuisé, en pleurs au milieu de la cuisine, où interloqués ses grands-parents le découvrirent peu après...

De ce record idiot le grand-père ne voulut rien savoir, il avait suffisamment donné lors de cette première guerre mondiale durant laquelle le poids de la mitraille avait été plus qu’impressionnant. Aussi était-il vain de lui parler de performances, jugées imbéciles dans leurs prétentions, le seul fait d’être revenu vivant de l’enfer suffisant à son bonheur quotidien ; il se levait aux aurores afin, disait-il, bénéficier d’un toujours renouvelé premier matin du monde !... Le lendemain de cette inconcevable crise de nerfs il prit la valise puis la main de son petit-fils, sans mot l’accompagna jusqu’à la gare proche... pour le garçonnet ce fut l’ultime contact avec ce bougon bonhomme avant son décès l’hiver suivant... A ce jour le record demeure en vigueur, si vous souhaitez concourir, si à votre tour visez le prestigieux Gunnes, vous devrez, condition expresse, vous munir d’un in-douze de qualité, si possible relié cuir et muni d’une robuste couverture non illustrée... quant aux mouches à merde, par myriades vous les trouverez sur de proches champs de bataille...

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