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Robert Walser ou la détresse du lion 

lundi 12 mars 2012, par Laurent Margantin (Date de rédaction antérieure : 5 février 2007).

C’est à une expérience radicale de la vie et de l’écriture que nous invite ici Robert Walser, bien avant ses écrits « micrographiques » déchiffrés récemment et sur lesquels se fonde la légende d’un écrivain seulement préoccupé de littérature, alors que c’est la question de la liberté qui est au centre de son œuvre.

Le lion reste roi dans sa sphère. Un roi en voie d’extinction.

Au moment où il écrit Vie de poète, Walser a renoncé à la carrière de romancier dans laquelle il s’était d’abord engagé, pour se consacrer à l’écriture de textes plus courts, à travers lesquels les objets les plus infimes et des êtres sans grande destinée paraissent transfigurés par la lumière la plus quotidienne. En cette fin de première guerre mondiale, après trois romans (Les enfants Tanner, Le commis, L’Institut Benjamenta) et d’autres écrits divers, il semble que déjà il s’achemine vers une forme d’effacement qui l’occupera plus encore dans les asiles psychiatriques de Waldau et de Herisau, où il vivra de 1933 à sa mort en 1956.

En 1917, il évoque Vie de poète en ces termes : « Je viens d’agencer solidement et de terminer un nouveau livre : 55 pages manuscrites, 25 proses, dont « Maria ». L’ouvrage s’intitule Poetenleben, et je le considère comme le meilleur, le plus lumineux, le plus poétique de tous mes livres jusqu’ici ». Que vient faire la vie d’un ou de plusieurs poètes (le titre laisse le choix ouvert) dans ce processus d’effacement qui caractérise toute la vie de Robert Walser ? En quoi la figure du poète, véritable héros de la culture occidentale, du moins encore en ce début de vingtième siècle, peut-elle être associée à l’éloge de la simplicité et de la pauvreté qu’on ne cesse de trouver rapporté quelques années plus tard par le compagnon de marche Carl Seelig, dans son livre qui s’intitule Promenades avec Robert Walser ?

C’est un monde « frais, vaste et lumineux » qui s’offre au poète dès les premières lignes de ce « voyage à pied » que représente l’ensemble du livre, découpé en différentes histoires qui, tout en étant indépendantes les unes des autres, s’enchaînent sur un plan chronologique. D’abord, un homme part avec son baluchon, semblable au personnage d’Eichendorff dans Scènes de la vie d’un propre à rien. Soudainement, le poète largue les amarres, s’affranchit de la vie bourgeoise qui le menaçait, cherche sa liberté. Comme le déclare Walser lui-même à Carl Seelig des années plus tard : « La seule terre sur laquelle le poète peut créer est celle de la liberté ». Sans elle, la vie et l’écriture poétiques sont impossibles. Aller librement dans la nature, sur un mode romantique, voilà ce qui garantit le surgissement d’un souffle nouveau et puissant.

On retrouve là le goût immodéré de Walser pour la marche, à laquelle il s’adonna avec passion jusqu’à la fin de ses jours. Des stations importantes de sa vie ressurgissent également, symbolisées par différents personnages, comme le journaliste et homme de lettres Josef Victor Widmann, qui l’accueillit et publia ses premiers poèmes dans le Bund, ou, dans le récit « Wurzburg », la figure de l’écrivain Max Dauthendey, qui lui offre de nouveaux vêtements, pour remplacer les siens, trop extravagants.

Mais l’élément capital du récit de voyage reste toujours le cadre lui-même, ce que Walser, après Rousseau et les romantiques, appelle « la nature », sans laquelle l’univers émotif et sensoriel du poète resterait sans vie. C’est d’ailleurs ce qui rapproche le poète du peintre, écrit son frère Karl, qui choisit la peinture, à Walser : « A côté de mon engagement proprement dit, je peins, comme tu le fais ou pourrais le faire en poésie, d’après nature. Je sors à l’air libre, je me remplis les yeux du divin spectacle de la nature ». Comme le peintre, le poète plonge dans les variations du paysage, d’où, dans Vie de poète, mais aussi dans les descriptions de tableaux de Histoires d’images, cette volonté du narrateur d’évoquer, à travers la marche, les métamorphoses du monde autour de soi : « ...je poursuivis ma route avec entrain, et tout en allant de la sorte, il me sembla qu’avec moi, c’était, dans sa rondeur, le monde tout entier qui bougeait imperceptiblement. Tout avait l’air de marcher avec le marcheur : prés, champ, forêts, labours, montagnes, et jusqu’à la route elle-même ». Si mission du poète il y a, elle consiste à éveiller l’homme au monde, comme dans « La Belle au bois dormant », où le prince à « l’énergie sauvage, indomptée, léonine » pénètre dans le palais et réveille la beauté endormie : « Un vieux rêve enfoui reprit vie, un sombre cauchemar morose, exténué, se métamorphosa en vie séduisante, exquise, animée ». La culture et les sciences, mais aussi la vie sociale deviennent harmonieuses, une autre vie commence, supérieure.

Walser ne se contente toutefois pas de reformuler cette vision romantique en faisant du poète une espèce de troubadour sans attaches sociales, fou de nature et de liberté au point d’ignorer toute contrainte, de quelque ordre qu’elle soit. Au contraire, accueilli par un ami écrivain qui le soutient financièrement pendant quelques temps, le poète, qui s’est laissé vivre un moment, éprouve soudainement le « besoin d’une détermination logique, humaine aussi rude qu’elle puisse s’avérer », attiré qu’il est « à un degré extraordinaire par l’ordre et le travail quotidien ». Walser lui-même éprouva ce besoin. Comme son personnage, il vagabonda certes, mais fit de longs séjours dans des villes de Suisse ou d’Allemagne où, dans un premier temps, il travailla comme employé (notamment à la Banque cantonale zurichoise), pour finalement, après le succès de ses premières œuvres, se consacrer exclusivement à la littérature, en respectant une discipline de fer. Chez le jeune garçon accueilli par une châtelaine, c’est ainsi le désir de « lutter avec le monde », de « s’exposer à nouveau à toute la rigueur du monde » qui le pousse à partir et quitter une vie confortable.

Vie de poète progresse de la verdure de l’été vers la grisaille de l’hiver. En même temps, on passe du monde extérieur à des chambres de moins en moins lumineuses où le narrateur fait l’épreuve de l’isolement et de l’enfermement. Isolement dans sa propre vie séparée de celle des autres ; enfermement dans un destin social qui le conduit à la pauvreté. Peu à peu, le climat ensoleillé et jovial des premiers récits cède à la place à une certaine morosité qui annonce le désœuvrement dans lequel Walser passa la seconde moitié de sa vie.

Il n’est pas innocent qu’à cet endroit du texte surgisse la figure de Hölderlin, qui occupa tant Walser (pressentait-il qu’il finirait comme lui, interné dans une clinique psychiatrique ?). C’est la contradiction entre le « besoin passionné de liberté » et la misère sociale qui mena Hölderlin à la folie. Une fois accepté le poste de précepteur à Francfort, il perdit sa liberté, et c’est ainsi que pour lui le monde devint « terne, banal et obscur ». C’est ce que Walser appelle le « détresse du lion ». Lui-même connut cette détresse, condamné par ses propres tensions. D’abord, le goût du travail rigoureux l’avait amené à faire bien les choses, entrant en contact à Berlin - via son frère qui y avait connu un grand succès comme décorateur de théâtre - avec l’éditeur Bruno Cassirer, qui publia son premier roman. C’est Cassirer lui-même qui lui avait suggéré d’en écrire un. Ce fut Les enfants Tanner, publié un an plus tard, en 1907. N’est-ce pas ce qu’on attend d’un jeune écrivain, qu’il se conforme aux attentes d’un (si possible) grand éditeur ? Toutefois, Walser dut déchanter bien vite, constatant que les conditions de vie imposées à un auteur n’étaient pas vraiment meilleures que celles qu’il avait connues comme valet de chambre en Silésie, quelques mois plus tôt. Dans Vie de poète, il fait le point là-dessus, changeant le nom de la ville : « A Munich, j’avais fait bonne connaissance avec quelques personnalités littéraires de rang et de poids ; pourtant, j’éprouvais des sentiments étranges, oppressants à l’égard des assemblées artistiques et littéraires dans lesquelles je faisais assez mauvaise figure. Les détails exacts m’échappent à présent ; à l’exception d’une seule chose : un instinct me poussait hors de tous ces salons où régnaient les raffinements et les excusez-moi mon cher, me poussait dehors, à l’air libre, où régnaient le vent, le gros temps et les gros mots, les manières brusques, bourrues, et toutes les rudesses et les grossièretés. Jeune et impatient comme je l’étais, je ne supportais pas cette atmosphère de détachement distingué. Tout ce comportement impeccable, tiré au cordeau, léché, élégant, n’avait d’autre effet que d’assombrir mon humeur et de m’angoisser. Seigneur Dieu tout-puissant, qu’il est beau de vagabonder en été sur ta Terre immense, brûlante et silencieuse : avec la soif et la faim qui vont de pair, en tout bien tout honneur. Tout cela si calme et si clair, et le monde si vaste ». Walser sentit assez vite le besoin de s’évader de cette prison des Lettres. Mais en vue de quel travail, ou de quelle liberté ?

Loin de se contenter de la stabilité que pourrait offrir le statut d’écrivain, Walser et son poète rêvé refusent tout corporatisme, qu’il soit salarié ou artistique. Il se dégage de tous les carcans de l’époque, ne croyant pas plus aux impératifs de la vie bourgeoise qu’à ceux d’une existence de littérateur, qui n’est qu’un simulacre de liberté. Sebald, dans ses Séjours à la campagne , a raison de remarquer que « Walser était tout sauf politiquement naïf ». Qui verrait dans son isolement volontaire et définitif un désir de se tenir dégagé des questions sociales et historiques se tromperait lourdement. Son isolement progressif est le résultat d’une éthique qui le poussa à refuser jusqu’au monde des lettres (« de faux talents pachydermiques », « toujours les mêmes bourriques qui se pressent autour de la crèche », dit Walser à Carl Seelig - cela ne vous rappelle rien ?). Il est assez cocasse que, dans une époque devenue folle et guerrière, un homme en fin de compte sain d’esprit et vigoureux de corps ait dû aller se réfugier dans un asile psychiatrique pour asséner des vérités pleines de bon sens sur son temps. Notamment lorsqu’il évoque ses collègues écrivains, en 1943 : « Les écrivains sans éthique méritent d’être bastonnés. Ils ont péché contre leur vocation. Leur punition, pour le moment, c’est ce Hitler lâché à leurs trousses ». Phrases effrayantes, mais si justes au fond. Être poète en fin de compte, n’est-ce pas surtout dire non à une conception de la littérature qui fait de l’écrivain une espèce de bête de somme prisonnière de ce qu’on appelle ces temps-ci la « condition littéraire » ?

Pris dans le nœud de problèmes que représente une vie poétique, Walser choisit de se fondre au peuple et à la vie quotidienne, accomplissant des tâches répétitives et sommaires, à trier notamment lentilles, haricots et châtaignes. Il préféra finalement un travail absurde à un semblant de liberté, dans un univers d’aliénation généralisée dont il avait fait l’expérience, à tous les niveaux. La liberté, en ce monde, était devenue inaccessible. L’individu isolé ne pouvait la restaurer, même pas en écrivant (à moins de se raconter des histoires). Au poète effacé de conclure, vingt ans plus tard : « Il est absurde et grossier, me sachant dans un hospice, de me demander de continuer à écrire des livres. La seule terre sur laquelle le poète peut créer est celle de la liberté. Aussi longtemps que cette condition ne sera pas remplie, je ne puis même pas envisager de me remettre à écrire ».

P.-S.

Vie de poète, de Robert Walser, traduction de Marion Graf, postface de Peter Utz, éditions Zoé.

Histoires d’images, de Robert Walser, textes choisis par Bernhard Echte, traduction de Marion Graf, éditions Zoé.

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