La Revue des Ressources

Ma chère et tendre 

jeudi 12 janvier 2006, par Roland Pradalier

Très chère amante,

Depuis notre séparation, j’ai appris que tu avais trouvé à te consoler, que deux semaines après nous être quittés, tu avais refait ta vie avec un autre homme. J’aurais aimé que tu attendes et que tu pleures davantage mais tu as préféré la consolation à la souffrance. Ce n’est que temporaire, la douleur te rattrapera, je l’espère.
Ce n’est pas pour me venger que je t’écris aujourd’hui mais pour te raconter quelques détails de ma vie amoureuse depuis que je suis installé à Séoul. Je suppose que tu seras rassurée d’apprendre que j’ai cessé de geindre après toi, que je suis enfin revenu du sentiment pathétique qui m’attachait à ton souvenir.
Pendant un an, j’ai vécu malheureux, je dormais douze heures par jour et me levais fatigué. Ton amour était une drogue. A l’attachement a fait place un terrible manque, me retrouver seul brutalement a manqué de m’achever. On m’a alors conseillé de partir en voyage car la misère morale m’avait changé en cheval de Nietzsche. Je me décidai pour l’Asie.
Mon arrivée en Corée a débloqué le nœud qui m’empêchait à Paris de vivre, cela peut paraître une fable mais il me fut accordé une seconde vie. Je me suis tout de suite senti bien à Séoul, j’ai adoré dès les premiers instants dans le taxi ce que je voyais de la fenêtre. Je suis parti pour me préserver, et quelque temps après m’être installé, j’ai rencontré Anh-Eu. Je vais te la décrire, pour que tu apprécies pleinement par l’imagination les satisfactions qu’elle m’a procurées. Elle est petite, un peu trapue, ses cheveux noirs, souples lui descendent dans le cou, ses yeux sont fendus comme ceux d’une occidentale qui passe des nuits blanches, sa bouche est fine et fragile, elle a les attaches minces et une sorte de lassitude générale dans la tenue qui la font croire contemplative ou négligente, mais c’est une impression fausse. Elle est éveillée, vive et garde toujours un relâchement très particulier, une manière détendue un peu affaissée pour se donner un genre. Si tu veux, je t’enverrai des photographies. Elle m’en a donné quelques-unes et j’ai un superbe polaroïd d’elle où elle me regarde d’un air las et satisfait.

Je l’ai rencontrée par hasard, par chance devrais-je dire, dans un restaurant où j’avais pris des habitudes. Il s’était écoulé un mois et je vivais dans un hôtel loin du centre, à proximité de la nature. Je ne cherchais pas la rencontre, je me reposais. Elle parlait l’anglais et ce fut par ce biais que nous fîmes connaissance. Elle fut accueillante, très hospitalière et me conseilla un nombre incalculable d’endroits à visiter, de bars où passer les nuits, de rues à parcourir à certaines heures à certaines saisons. Je lui adressais la parole et elle me souriait avec insistance comme si nous avions été amis, son naturel réveilla le mien. Je ne suis pas prude ni timide et je sentis circuler quelque chose entre nous. Il n’y eut pas de gêne, elle était spontanée, simple et je rentrais à l’hôtel, en songeant que j’étais heureux. La facilité avec laquelle nous avions noué contact me laissa si songeur que je me trompais de bus et me retrouvais dans le quartier chaud. Je ne voulais pas me précipiter, ni m’enthousiasmer de crainte d’être déçu dans mes attentes. Il était impossible qu’aussi jolie, elle soit seule, elle ne pouvait être libre. Je la revis le lendemain, elle était mariée mais elle me dit :
- Il est pas mal, mais un peu chauve. Enfin, ça va. Il gagne un bon salaire et il est facile à vivre.
Une semaine plus tard, notre sympathie nous donna le désir de devenir amants et nous commençâmes à nous voir ailleurs qu’au restaurant. Nous marchions dans les rues loin du quartier où son mari travaillait et elle me marqua un intérêt de plus en plus prononcé. Enfin, après une dizaine de jours, j’eus son adresse et elle m’invita à venir la voir chez elle dans l’après-midi.
- Je serai seule et nous aurons le temps. Dit-elle.
Je me suis rasé, parfumé, peigné, j’ai soigné mon apparence. Dans le miroir, je me suis trouvé correct et je comprenais que je pouvais plaire. Depuis notre séparation, j’avais tendance à me dévaloriser, et à me mépriser. D’ailleurs, tu as sûrement reçu une carte incompréhensible en août signé Scardanelli le crucifié où je te traite de succube, ne cherche plus, j’en suis l’auteur. J’imagine que tu avais deviné.
J’arrivai chez elle à l’heure pile, et portai des fleurs blanches. Imagine-moi achetant des fleurs pour une femme ! Je devais être dans un état second ! Mais j’étais passé devant une échoppe tenue par une paysanne et je n’avais pu m’empêcher d’acquérir un grand bouquet qui signifiait pour moi une réconciliation, un acquiescement à la beauté. Elle me fit entrer et m’installa près d’elle. Je te passe les détails qui suivent, petite cochonne. Sache seulement qu’elle est experte dans la science des contractions inguinales, contrairement à toi.
Continue de lire, ne jette pas ma lettre maintenant, tu vas y trouver un événement pitoyable qui m’est arrivé et qui te sera une compensation. Sois patiente et ne m’en veux pas d’avoir voulu rendre amer ton bonheur actuel dans les bras d’un gigolo. Voici :
Je la visitais quotidiennement et nos rapports étaient excellents, nous riions beaucoup. Une après-midi que j’étais au lit avec elle, un bruit se fit entendre à la porte, puis il y eut un coup de sonnette. Elle sauta sur le parquet, réunit toutes mes affaires et les jeta sous le lit comme une actrice de pièce de boulevard. Je m’allongeai sous le sommier. Elle enfila un peignoir et partit ouvrir. Un homme parlait et aux tons de voix, je compris que c’était son époux. Comme il la trouva en tenue légère, il eut des idées de possession, ce pervers, sa voix se fit traînante, gamine et horriblement mielleuse. Ils entrèrent dans la chambre, je m’aplatis et enfouis mon visage dans mon pantalon pour masquer ma respiration. Il la poussa sur le lit et elle parut refuser mais il continua, je l’entendis se déboutonner, parler bas et ils tombèrent sur le lit, créant une crevasse, le matelas pratiquement collé à mon dos. Elle se laissa faire sous l’homme et je les entendis s’activer. Quelle humiliation ! Je me mis les mains sur les oreilles, mais le matelas s’agitait et je percevais des soupirs. Cette scène qui avait lieu me rappela à ta pensée et les écoutant, je me mis à t’imaginer avec ton nouvel amant. Tout était devenu concret. Quand l’impression disparut, je fis un geste sous le lit et voulus sortir et je l’aurais fait si je n’avais été si tremblant.
Quand ils eurent terminé, l’homme fit une sieste d’un quart d’heure et j’attendis en crevant d’envie de fumer une cigarette.

Anh-Euh s’excusa de n’avoir pu refuser les avances de son mari, elle me prépara un thé. Elle parut comprendre fort bien que notre relation soit terminée et elle crut me réconforter, disant :
- Je n’ai presque rien ressenti. Ca n’a rien à voir avec toi. Reste mon amant.
Je bus le thé et fis ma première expérience de zen. Je n’écoutais rien de ce qu’elle disait, je m’en fichais totalement, ça n’avait plus aucune importance.
Depuis, je vis seul et c’est un soulagement. Quant à toi, salue ton jockey pour moi.

P.-S.

Cheval de Nietzsche : Allusion aux derniers instants de la vie consciente de Nietzsche, quand le philosophe après avoir touché le museau d’un cheval s’écroula sur la chaussée.

Scardanelli : Dernier nom choisi par Hölderlin quand il devint fou et dont il signait ses lettres.

Le crucifié : Allusion à Nietzsche qui signait Dionysos le crucifié quand il fut devenu fou.

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