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Voyage sur la frontière rhénane 

NOTES DE REPERAGES D’UN FILM DOCUMENTAIRE

mardi 11 février 2003, par Robin Hunzinger

Ce voyage, qui débute à Paris et s’achève à Heidelberg, s’attarde surtout le long des 183,6 km séparant la France et l’Allemagne ; de la borne fluviale 168,4 (Bâle) à la borne 352 (Lauterbourg, où le Rhin passe en territoire allemand) ; du sud au nord, du Vieux Rhin au Rhin Libre : un cheminement, donc, sur la frontière.

Étrange idée : au lieu d’emprunter les ponts transversaux, fonctionnels et très fréquentés, ce parcours buissonnier et braconnier (qui ne s’arrête pas devant les interdictions et les mises en garde) suit de petites départementales désertées pour longer le fleuve, sans trop s’en écarter, en le serrant au plus près. Tout au long de cette ligne, surgissent des no man’s land (terrains appartenant à EDF ou réserves de l’Office Nationale de la Chasse) formant une zone mystérieuse où l’on va de rencontre en rencontre, d’île en île, de monde en monde.

Le document qui suit rassemble des notes d’écriture du réalisateur avant le tournage du film "Voyage dans l’entre-deux". Ce film a été tourné durant l’année 2000.

Premières envies

Élevé par ma grand-mère maternelle francophone, j’ai longtemps refusé mes origines alsaciennes (jusqu’à revendiquer l’identité Welche, donc francophone, de la vallée de Lapoutroie où se sont installés mes parents en 1960)... J’avais l’étrange sentiment d’être étranger dans mon propre pays (ma région). En effet, je ne comprends pas l’alsacien (personne ne le parlait autour de moi et, à l’école, j’ai suivi des cours d’anglais et de latin).

Ayant grandi à quelques kilomètres seulement de l’Allemagne, je n’ai passé la frontière qu’à l’âge adulte. Enfant à Colmar, après les jardins des maraîchers et les forêts du Ried, un grand canal bétonné marquait la limite que l’on ne franchissait pas. Étudiant à Strasbourg, je n’ai jamais emprunté le Pont de l’Europe pour passer une journée ou une nuit en Allemagne. Le Rhin a toujours marqué pour moi une frontière inconsciente infranchissable. Au fil du temps, j’en ai oublié jusqu’au fleuve lui-même.

Et puis, il y a le non-dit familial, les souvenirs enfouis.
Il y a quelques années, après plusieurs voyages en Bosnie-Herzégovine, j’ai commencé à interroger mes parents, grands-parents, oncles et tantes, sur l’histoire familiale pendant la Seconde Guerre. Ma compagne, Bosniaque, venait de traverser une guerre : face à l’histoire immédiate, il lui avait fallu réagir, opérer des choix. Avec le recul, elle me parlait ouvertement de son exil, ses regrets, ses illusions. Mes proches, eux, faisaient le silence sur le passé. Pourquoi ? Et pourquoi, ni moi, ni aucun de mes cousins et cousines, n’avons-nous jamais voyagé en Allemagne ? D’où venait notre manque de curiosité ?

Mes premières questions à ma famille rencontrèrent d’abord un silence obstiné ou un refus violent et catégorique. Jusqu’ici, aucun n’avait voulu mettre de mots sur cette période. Si la culpabilité semblait s’être quelque peu dissipée avec le temps, rien n’était pour autant résolu : ni pour eux, ni pour moi. Face à mon insistance et mon obstination, certains me répondirent pour finir quelques bribes de paroles. C’est ainsi que j’appris que mon grand-père maternel avait été lié d’amitié, dans les années 30, avec un chef autonomiste ; que, de culture germanophone, il parlait mieux l’allemand que le français ; qu’il avait un cousin germain installé en Allemagne. Plus de 50 ans après la fin de la guerre, des secrets et des non-dits commencèrent à se dévoiler.

Ce voyage dans l’entre-deux sera une introspection et une initiation à l’Europe en devenir. Déchiffrer la géographie de cette frontière rhénane. Éprouver ce qui, dans cet incompréhensible espace, sépare et/ou réunit. Faire l’expérience de ce monde des frontières qui, à chacun de nous, fait un peu peur. Rencontrer ceux qui habitent ou travaillent sur ces étendues secrètes ; écouter ce qu’ils ont à dire, eux, sur le sujet. Prendre la route et, de ses propres yeux, inventorier cette diversité.

La frontière

On pourrait penser que le Rhin est une frontière naturelle, c’est-à-dire une frontière que la nature défend et où les tâches des hommes sont allégées. En réalité, "ce fleuve n’est qu’une protection apparente, illusoire. D’ailleurs, il n’a été atteint par la politique française qu’à partir de 1648 en Alsace et dans toute sa longueur, par instants seulement. Fragile, cette frontière est la plus remuante de toute, la plus vivante, car elle est toujours en alerte", comme l’écrit Fernand Braudel.

Il existe plusieurs types de frontières :

1 La "Boundary" désigne la frontière au sens linéaire du terme (ligne frontière) et précise les ères de compétence des deux états voisins.
2 Le "Border" est une zone marginale, peu peuplée, peu convoitée, à la périphérie des deux états.
3 Enfin, le terme "Frontier" désigne un front pionnier, l’avancement d’une population dans une zone vierge.

Le Rhin frontière contient ces trois significations : il est à la fois frontière linéaire, no man’s land et espace pionnier.

1. La frontière linéaire :
Entre Bâle et Lauterbourg, le Rhin constitue la frontière entre la France et l’Allemagne. Durant des siècles, ce fleuve frontière, par la seule force de ses eaux, a eu le pouvoir de séparer deux pays.
Depuis les accords de Schengen, les postes frontières ont disparu mais il existe une zone d’intervention de 20 km de part et d’autre de la frontière. Le Rhin semble être aujourd’hui non plus une barrière, mais un chemin. Non plus un fossé, mais un lien. Un lien du Sud au Nord, entre l’Est et l’Ouest. Artère vitale. Voie de communication. Trait d’union.

2. Le no man’s land :
Que trouve-t-on le long du Rhin ? Des îles très sauvages et rarement habitées... Sur ces îles, de grandes réserves appartenant à l’ONC, des hectares de terrains dont dispose EDF...
Sur la carte, les postes de douanes sont notés. Aujourd’hui, leur fonction a disparu : plus de contrôle des papiers d’identité. Et qu’en est-il des bâtiments ? Il est des lieux où tout a disparu (du moins aux yeux du passant ignorant). D’autres ont été abandonnés (vitres poussiéreuses et brisées, affiches placardées, montagnes de détritus, au Pont de Chalampé ou à Iffezheim). D’autres, tout simplement rasés : le terrain laisse une place béante, lisse, nette, vide, libre (barrage de Gerstheim). Il est encore des lieux transformés, reconvertis en stations-service rutilantes, en Mac Donald, en Bureaux de change, en maisons d’habitation (à Drusenheim-Greffern), en lieux symboliques (telle la Place de l’Europe à Lauterbourg). L’espace n’est plus le même qu’il y a dix ans. On ne trouve, sur son emplacement même, qu’oubli et indifférence.

3. L’espace pionnier :
Dans ce no man’s land, de nouvelles populations arrivent. Ainsi des Allemands d’origine ukrainienne campent sur les rives françaises du fleuve, chaque week-end et tout l’été. D’autres personnes (botanistes, ornithologues...) utilisent les réserves de l’ONC et les terrains EDF pour créer des territoires protégés qui abritent des espèces en voie de disparition (telles les orchidées), ou pour aménager des prairies humides servant de zone de repos aux oiseaux migrateurs. La frontière ainsi est lentement colonisée par des rêveurs.

Idées de séquencier

LES QUESTIONS

Lieu : train Paris-Colmar

La Gare de l’Est à Paris. Heure de pointe. Une foule compacte de gens pressés, telle une vague, afflue vers l’entrée souterraine du métro. En sens contraire, je me fraye avec difficulté un chemin au coeur de cette masse humaine. La caméra me suit dans mon avancée solitaire. On entend les annonces et le cliquetis du tableau des horaires de départ.

OFF "Je me souviens du temps où ma compagne et moi, nous prenions le train Paris-Bâle pour téléphoner. Nous l’avons fait régulièrement durant plusieurs années, de 92 à 95. C’était l’unique façon pour Sabina de parvenir à joindre sa mère en Bosnie, puisqu’en France les lignes étaient coupées. Il y avait un monde fou dans la petite poste de la gare suisse, et j’entendais ici et là autour de moi, diverses langues étrangères : serbo-croate, russe, albanais, et bien d’autres encore.
C’est à cette même époque que j’ai commencé à m’interroger sur l’histoire de ma famille pendant la Deuxième Guerre. Sabina, qui venait de traverser une guerre, me parlait ouvertement des choix qu’elle avait été obligée d’opérer face à cette histoire immédiate, et de ses regrets. Mes proches, eux, n’évoquaient jamais le passé. Pourquoi ?"

Dans un train, un visage appuyé contre la fenêtre observe les mouvements des voyageurs sur les quais, alors que le train se met en mouvement.

OFF "Pourquoi n’ai-je jamais eu la curiosité de voyager en Allemagne ? J’ai grandi à quelques kilomètres de la frontière du Rhin et, pourtant, jamais je ne l’ai franchie. Le Rhin a toujours marqué pour moi une frontière inconsciente infranchissable - comme un mur invisible. Mon regard était attiré vers l’ouest ou très loin vers l’est, bien au-delà de l’Allemagne. Aujourd’hui, je m’interroge sur mon exil volontaire, il y a dix ans, loin de la région où j’ai passé toute mon enfance et mon adolescence.
J’ai décidé de revenir sur les lieux du passé, de suivre cette frontière jusqu’ici toujours ignorée, d’aborder avec un oeil neuf cette zone qui m’est étrangement familière. Tout d’abord, je veux retourner à Colmar, la ville où j’ai grandi, et rejoindre la maison familiale dans laquelle j’ai dormi pour la dernière fois il y a douze ans, le soir des résultats du bac."

Les verrières des quais disparaissent lentement. La gare semble déjà loin.

AFFRONTER SES SOUVENIRS

Lieu : Colmar, maison familiale

Colmar-Sud, un quartier résidentiel. Une voiture remonte la rue du Diaconat ; les arbres taillés défilent. Personne sur les trottoirs. Le temps semble arrêté. Chaque maison semble refermée sur elle-même, isolée par des haies ou des grilles, quand ce n’est pas des murets en béton. Aux fenêtres, de lourds rideaux.

La maison familiale. Gros plan sur la poignée de la porte du perron. Une main l’ouvre : elle permet d’accéder dans une entrée sombre, très sombre, presque noire. Un long couloir étroit mène jusqu’à la chambre dont les fenêtres donnent sur le jardin. De là, on voit ma tante, Christelle, 58 ans, en train de jardiner.

On retrouve ensuite Christelle dans le jardin. Tout en continuant à tailler les rosiers et à désherber, elle parle d’une expérience qu’elle a faite récemment :
"La semaine dernière, je suis allée en Allemagne. Tout au long de la route, le paysage m’a semblé familier. Je le reconnaissais, sans vraiment le reconnaître. Je pensais même : "C’est comme si j’avais déjà été là dans une autre vie". Soudain, la route est passée dans un fond de vallée, une gorge resserrée comme un boyau. Là, sur une paroi rocheuse, se tient un immense cerf. D’un coup, toute mon enfance m’est revenue. Et même un mot allemand : le Hirzsprung (le Saut du cerf). Petite fille, j’allais souvent en Allemagne, chez les cousins allemands de mon père. Mais, au fil du temps, j’ai posé un édredon sur toute mon enfance."

Mais pourquoi cet édredon ? Christelle le devine. Sa mère, Emma, bourguignonne, était une jeune intellectuelle fraîchement sortie de l’École Normale. Dans les années 30, elle lisait Rousseau et Gide ; elle voyageait avec Thérèse, son amie Juive, en Union Soviétique. Sa rencontre et son mariage avec Marcel, alsacien et veuf dont elle a eu cinq enfants, a fait basculer sa vie. Emma n’a jamais été acceptée par la famille de Marcel. A leurs yeux, elle était l’étrangère.
"La langue française, pour elle, c’était tout. Mais elle vivait avec un homme pour qui le français, ce n’était pas tout ! Je me souviens d’une scène qui me fait toujours frémir quand je la raconte... Cela se passait dans le grand salon. Toute la famille était à table : le grand-père maternel, nos parents, les enfants. Claudie avait quatre ans. A un moment, elle s’est moqué de notre père, car il a l’accent Alsacien. Cela l’a rendu furieux et il a crié. Maman a alors pris sa défense. Le grand-père maternel, assis au bout de la table, pleurait en silence."

Plans sur le jardin, son enclos tout de bois, les petites portes secrètes qui permettent d’y accéder.

"Emma nous a transmis son amour de la culture française. Elle reprenait et corrigeait chacune de nos maladresses syntaxiques, alors que nous étions tout petits. En se bataillant pour le français, elle nous apprenait à ne pas nous intégrer, à être heureux dans la différence. Elle nous apprenait à fuir la réalité, à nous recréer un monde de mots. La langue française était notre colonne vertébrale. Ce qui est étonnant, c’est que ses cinq enfants ont tous suivi le même chemin : ils ont fait abstraction de la culture germanique de Marcel pour transmettre à leurs propres enfants la culture francophone d’Emma. Pourquoi nous sommes-nous coupés de cette part de nous-mêmes ? Sans doute parce que la culture germanique était marquée par le sceau de l’infamie autonomiste. Le prix à payer était l’oubli de nos premiers mots en dialecte, la liquidation de cette culture qui a pourtant baigné notre enfance à travers les illustrés de Tobias Knopp ou Wilhelm Buch... Pourtant, il reste quelques traces : l’amour de la musique ou de la nature."

Puis Christelle rejoint son frère aîné, Bernard, assis sur la terrasse. Ensemble, ils replongent dans les albums de photos. Chacun a un autre regard sur le passé trouble familial : Christelle, née pendant la guerre, ne sait de cette période que ce qu’on a bien voulu lui dire, c’est-à-dire presque rien. Elle se souvient malgré tout d’errances, de maisons successives, d’échappées au Kerbholz... Bernard, qui était adolescent, l’éclaire : oui, Marcel, son père, était bien lié d’amitié avec un chef autonomiste qu’il accompagnait parfois à des réunions... Avec violence, Bernard transgresse les non-dits et met à jour tout à la fois le travestissement de l’histoire et ses fourvoiements.

Le malaise gagne. La caméra est un regard qui tourne, s’arrête, revient. Sur les visages tendus de Christelle et Bernard. Sur les portes-fenêtres, comme pour chercher un peu d’air. Sur les albums ouverts : photos noir et blanc et vues actuelles du lieu se répondent.

DÉRIVE DE NUIT

Lieu : fête techno à Bâle

Dans les environs de Bâle, un lieu nocturne (genre boîte de nuit ou rave techno) : ça danse, ça boit, ça fume.
Décalage entre la bande-son et la musique de la boîte de nuit. Décalage de mouvements : le visage sans expression, lentement et fluidement, je traverse la foule des jeunes, hilares et défoncés, qui dansent sur place avec des gestes saccadés.

OFF "Emma... C’est elle, ma grand-mère maternelle et francophone, qui m’a élevé à Colmar, dans cette maison que son mari avait construite avec les pierres de ses carrières à Muhlbach. J’ai vécu avec elle jusqu’à sa mort, quelques mois avant mon bac. L’enfance et la vieillesse, l’adolescence et la mort... Tout cela se mélangeait confusément dans ma tête. J’ai préféré moi-même poser un édredon sur ces années-là. Dix ans plus tard, voici enfin que Christelle - en quelques mots - me permet de mieux comprendre mon départ. Il fallait m’évader de mon fardeau avant d’être capable d’envisager une traversée du refoulement".

ROUTE
Des arrêtés préfectoraux (agrafés sous pochette plastifiée) indiquent :
"CHEMIN DE HALAGE EFFONDRE SUITE AUX CRUES"
"CIRCULATION INTERDITE"
ou encore :
"PONT COUPE A 700 M. SUITE AUX CRUES"...
Des pancartes traduites en quatre langues (le français, l’anglais, l’allemand et l’arabe), mettent en garde, rythment et ponctuent le paysage :
"ATTENTION SEUIL FIXE, DANGER DE MORT",
"DANGER DE MORT, BERGES GLISSANTES",
"BAIGNADE INTERDITE, DALLES GLISSANTES",
"ATTENTION DANGER, ZONE MARÉCAGEUSE".

Partout, Électricité de France prévient : "Il est dangereux de s’aventurer dans le lit du Rhin ou sur les îles ou bancs de graviers, l’eau pouvant monter brusquement et à tout moment, par suite du fonctionnement des usines hydroélectriques et des barrages".

OFF "C’est étrange, ce sentiment de malaise. Il ne me quitte pas depuis hier. Ici, le paysage scandé d’interdits fait écho à mon propre interdit. Je traverse ces territoires comme si c’était ceux d’un pays inexploré, d’un pays jusqu’ici barré. Il est temps de transgresser les interdits familiaux (Laisse les vivants tranquilles, tu fouilleras quand on sera morts, ce n’est pas ton histoire, me dit-on). Mais si, c’est mon histoire !
Désir d’enfreindre aujourd’hui les interdits. Désir de passer outre les interdictions. Que vais-je découvrir ? Qu’est-ce que je cherche ? Qu’est-ce que je risque ?"

Un peu plus loin, surgit un pont-rail avec son poste de douane abandonné où des affiches publicitaires (dans les deux langues) ont été collées à la va-vite. Un panneau très grand, aux couleurs fluo, annonce que nous sommes sur l’Île du Rhin. Sur la berge d’un canal rectiligne, face à la centrale nucléaire, un pêcheur solitaire attend son poisson.

Km 208, vers Fessenheim (on voit la centrale en arrière-fond), deux gendarmes font le tour de l’île en camionnette. Des gardes de l’ONC les croisent et s’arrêtent à leur niveau :
"Vous avez vu les Russes ?
Non."

Les gardes continuent alors leur ronde silencieuse, en voiture, le long de l’île.

ALSACIEN, IL VIT DEPUIS TOUJOURS SUR LA FRONTIÈRE

Lieu : Île de Markolsheim

Km 240 : après le passage de l’écluse et du barrage, découverte d’une île, petite et perdue où, ici et là, des bateaux rouillés sont posés sur la terre ferme. Au bout de la route, surgit un hameau, Ponceau, où se tiennent quelques maisons et une ancienne douane (cabane précaire à l’abandon dont le petit guichet reste vide). La caméra s’attache à toutes ces traces du passé de l’île : les bateaux abandonnés, l’ancien poste de douane...

Trois agents des Voies Navigables de France terminent leur travail et rejoignent la maison de service dans laquelle sont accrochées d’anciennes photos qui, à elles seules, racontent l’histoire du site (le brise-glace, le bac d’avant la construction du canal, l’ancien pont ouvert de 1961 à 1988, les crues...). L’un des hommes, jeune, prend la parole :
"Aujourd’hui, j’habite ici, à Ponceau, sur le lieu même de mon travail, dans l’une des deux maisons qui appartiennent aux VNF. Chaque fois que je monte au grenier, je suis pris dans le passé : rien ne semble avoir bougé depuis plus de cinquante ans. Sur les murs et les portes, on peut lire des graffitis notés à la va-vite pendant la dernière guerre."

Puis François Schmitt sort de la maison de service, et regarde l’autre rive qui semble très proche :
"Tous les dimanches, maman venait de Markolsheim jusqu’ici. C’était la promenade des jeunes. Ils allaient jusqu’au fleuve pour s’acheter des glaces et, au passage, ils criaient "Sales boches" aux Allemands. Ils faisaient la même chose, de l’autre côté."
En 1940, mon père avait 18 ans. Il a été incorporé de force et il a fini par se retrouver sur le front russe. Blessé, il a été rapatrié en Pologne, où il est resté six mois entre la vie et la mort. Lorsqu’il est revenu en Alsace à la fin de la guerre, il pesait 47 kilos et il avait décidé qu’il ne retournerait plus jamais en Allemagne. Et c’est ce qu’il a fait. Il ne voulait plus entendre parler des Allemands.
Moi, je n’ai passé la frontière pour la première fois qu’à l’âge de 21 ans. Je me souviens que, dans ma naïveté, je m’étais dit : " Mais, ce sont les mêmes arbres !" Depuis, il m’arrive souvent d’aller en face, boire un verre à la buvette ou draguer les filles quand c’est le carnaval. Avec mes copains allemands, on ne revient jamais sur le passé. On sait qu’on finirait par s’accrocher.

Depuis que le pont a été supprimé, beaucoup de choses ont changé dans sa vie. Il ne va plus voir son copain Gehrt qui, en face, tient la buvette et loue à la belle saison des Pédalos. Mais Gehrt, lui, a une barque et il lui arrive de franchir le vieux Rhin pour rendre visite à son ami. C’est justement le cas aujourd’hui. Gehrt traverse lentement en barque le Vieux Rhin.

Les deux hommes se saluent, se donnent des nouvelles en parlant chacun dans leur dialecte, tout en regardant au loin le nouveau pont :
"Tu as remarqué ? La nuit, le pont est éclairé côté allemand, mais pas côté français... "

ROUTE

Des chemins de poussière et de cailloux, plein de crevasses. La carte indique que je longe le Rhin. Il n’apparaît pourtant pas. Il faut quitter la voiture, passer les ronciers, s’enfoncer dans le sable et on atteint alors les grèves... Il est là. Lits de galets blancs. Presque pas d’eau. Il ne reste pas grand chose du Vieux Rhin. C’est ça qui est très beau : d’un côté la parenthèse est toute droite, cadrée, fonctionnelle, et de l’autre côté, ténue, imprécise, comme sur le point de disparaître.

OFF "Mon pays, Vaterland, est compris entre 42°20 et 51°5 de latitude nord, 4°11 de longitude ouest, et 5°10 de longitude est. Il est délimité par des frontières, c’est-à-dire des lignes. A cause d’elles, alors qu’ils tentaient de les franchir, des millions d’hommes sont morts.
C’est ici que mon grand-père paternel, après avoir reçu son ordre de mobilisation, a construit pendant trois semaines des cuvelages (petits ouvrages pour dix hommes) sur la berge du Rhin, sous l’uniforme français. En mai 1940, il devait coucher quelque part dans les baraquements de la digue, ou au pied des peupliers noirs, ou encore dans la casemate... Le 15 juin, lors de la bataille du Rhin, il a été pris, fouillé, embarqué sur un canot, emmené en Allemagne dans un camp pour prisonniers de guerre avant de devenir instituteur dans la Forêt Noire.
Pendant longtemps j’ai cru que, un mois avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, mon grand père avait traversé le Rhin à la nage. Il y a quelques mois, j’ai compris qu’en réalité, pour échapper à l’engagement de force en 1944, il avait rejoint la France par un pont, avec des papiers en règle, lors d’une permission."

LES PRISONNIERS DES FRONTIÈRES

Lieu : Île de Rhinau

Dans la voiture, alors que les paysages défilent, un stylo entoure le Km 261 sur la carte dépliée : on y voit une autre île, encore plus petite que la précédente. A pied, on peut suivre une digue bordée là encore de blockhaus. La forêt semble immense. Derrière un pont abandonné, surgit un petit embarcadère. Cinq barques à fond plat somnolent.
Paul est là : il vient de finir d’en réparer une. A présent, il la guide à travers un bras mort du Rhin. On imagine alors ce que devait être le fleuve au XIXe siècle. Paul ne parle pas. Il observe ce qu’il rencontre sur sa route : un martin-pêcheur, un peuplier noir ou "Napoléon", une couleuvre à collier, des clairières d’eau... Le bateau se faufile sous les arbres, entre les branches brisées qui font obstacle et qu’il faut contourner. Soudain, voici le Vieux Rhin. On entend des voix.

Ils sont cinq autour d’un feu de bois. On dirait les derniers représentants d’un peuple de nomades qui se seraient posés là, dans l’entre-deux. Sur la berge, des écailles de poisson brillent. Des cannes à pêches sont alignées. Une petite fille vide un poisson dans le fleuve :
"Toute notre famille vit dans une ancienne base canadienne à Lahr, en Allemagne. Les frontières, c’est notre destin. On vient en famille sur la rive française pour pêcher parce qu’ici, il suffit d’acheter une carte ; pas besoin de passer un examen ! On pêche surtout des brèmes, du poisson à chair blanche qu’on sale ou fait bouillir. C’est notre principale source de nourriture."

Ce sont les Allemands de l’ancien empire soviétique. Victimes de Staline qui les avait déportés au fin fond de son empire, au Kazakhstan ou en Ukraine, ils ont rêvé toute leur vie d’un retour au pays de leurs ancêtres. Une fois le rideau de fer tombé, le droit du sang leur a permis l’obtention du passeport allemand. Ils ont afflué par centaines de milliers, se réfugiant souvent dans les anciennes casernes de l’armée française le long du Rhin. Parlant mal l’allemand, ils trouvent difficilement du travail. Du coup, les Allemands de l’Ouest les considèrent comme des parasites, prouvant la fragilité des liens du sang quand il s’agit de faire preuve de générosité à l’égard des brebis perdues. En été, ils se retrouvent le long du Rhin pour noyer leur désespoir dans la vodka.

OFF "Déplacés d’un côté à l’autre d’une frontière qui tombe, faisant l’expérience du déplacement géographique, de l’exil et de la barrière des langues, ces Ukrainiens ne répètent-ils pas le destin de ceux qui, avant eux, ont été balayés par l’Histoire ? Ne revivent-ils pas ce qu’a vécu, en 1940, une partie de la population alsacienne (expulsion de nos arrière-grands-parents) ?"

Au petit matin, en face du camp ukrainien, entre les rives du fleuve, le bac de Rhinau reprend son ballet.

LE PASSEUR DE FRONTALIERS

Lieu : Bac de Rhinau

C’est le matin, à l’aube. La brume recouvre encore le fleuve qui semble bouillir. Les voitures embarquent une à une sur le bac. Les bacs, forcément, semblent plus humains que les ponts. Parce qu’ici, le temps de quelques minutes, des êtres vivants arrêtent le moteur de leur voiture, ouvrent leur porte, se rencontrent dans l’observation des rives même s’ils ne se parlent pas beaucoup.

Étienne, aux commandes du Rhénanus, se souvient qu’enfant, il passait sur l’autre rive pour s’acheter une glace côté allemand et, qu’adolescent, il s’amusait avec les machines à sous de Kappel :
"On prenait notre vélo. Avec le douanier, on se connaissait. C’était "Bonjour", "Bonjour". Jamais il ne nous demandait nos papiers. Pour moi, la frontière, c’était cette eau qu’on traversait tous les jours avec nos parents qui cultivaient les terres de l’autre côté (parce qu’à Rhinau, on a mille hectares à nous, sur la rive allemande). Lorsqu’un jour j’ai découvert qu’une frontière, cela pouvait aussi être une simple barrière sur une terre, je n’en revenais pas ! Pour moi, la frontière, cela ne pouvait être que l’eau ! Je ne savais pas qu’elle pouvait aussi être symbolique !"

Tandis qu’il parle, Étienne salue des gens sur le bac. Ici, il connaît tout le monde : agriculteurs et transfrontaliers :
"Aujourd’hui, comme il n’y a plus de poste de douane, la notion de frontière disparaît. Ma femme travaille à Europapark, en Allemagne : là-bas, avec un mi-temps, elle gagne la même chose qu’une ouvrière d’une usine de chez nous. C’est une chance ! Et puis nos jeunes, lorsqu’ils sortent des écoles, ça les arrange de pouvoir travailler à la belle saison : ça leur fait des sous et ça leur donne une expérience. Et s’ils n’ont toujours rien trouvé l’automne suivant, eh bien ils savent qu’il y a toujours l’Europapark. Ils s’en font moins, du coup... Même si, parfois, c’est dur quand c’est la crise et que les Allemands font comprendre aux nôtres qu’ils sont des travailleurs immigrés !"

Le bac arrive en Allemagne.
Sur la berge, à deux pas du drapeau qui s’ébroue au vent, une buvette (Imbeiss) est déjà ouverte. Trois tables et six chaises sont sorties - terrasse matinale...
Les Ukrainiens sont là, devant un café. Leurs voitures breaks sont garées un peu plus bas, sur le parking. La bande n’est pas au complet. Dans l’une des voitures, sur le siège arrière, les enfants sont endormis.

ROUTE

La route rectiligne longe le Rhin, telle une ligne de fuite. Cette petite départementale, bordée de pylônes et de poteaux électriques, traverse des hectares de champs de maïs.

OFF "La frontière représente-t-elle encore quelque chose, quand on la franchit tous les jours ? Certainement... Car dans ce monde plus ouvert que jamais, chaque frontalier est amené à devenir lui-même, pour un moment, un étranger".

Voici un chemin de crête de digue. Je descends, prend une petite clé en acier, ouvre la barrière rouge.. la voiture longe le canal. Personne à l’horizon.

PARADIS ET SUICIDE

Lieu : île de Gerstheim

Une écluse mène à une nouvelle île. Son barrage franchi, la route goudronnée longe le canal, évite l’île pour partir en ligne droite vers l’Allemagne. Personne. Ni maison, ni voiture, ni promeneur. Mais une petite bifurcation, à gauche, file très vite à l’intérieur vers un hameau. Vieilles maisons au crépis écaillé, jardins plus ou moins abandonnés, grilles rouillées, boîte aux lettres presque neuve. Il n’y a aucune pancarte, juste la borne kilométrique de l’autre côté indiquant : 271.

Gilles Delacour travaille ici, dans l’ancienne douane reconvertie en maison de l’ONC. Car l’île appartient au Ministère de l’Environnement : c’est une réserve de chasse et de faune sauvage. Comme chaque matin, Gilles prend son café dans une petite cuisine, face au vieux Rhin.

Une main tourne la clé de contact. Au volant de sa camionnette, Gilles fait le tour de son île. Par les vitres, on voit le paysage qui défile ; on devine aussi la vitesse de la voiture. Car Gilles conduit vite, très vite, emprunte toutes les pistes, mord sur leurs bas-côtés, ne prend pas garde aux trous, mais guette d’un oeil le dernier pêcheur professionnel du Rhin qui, sur le plan d’eau, vient de franchir avec ses filets la ligne interdite : celle de la réserve.

Une fois arrivé au bout de l’île, il passe la première. Magnétophone en marche, il commence le comptage des oiseaux migrateurs en plumage d’éclipse. Parce que sa passion, ce sont ces bécasses, ces cormorans, ces morillons qui viennent de très loin pour venir nicher ici, sur son île ; qui se nourrissent tantôt sur une rive, tantôt sur une autre ; qui traversent toutes les frontières du nord au sud et du sud au nord...

Au bout de quelques kilomètres, Gilles arrête soudain le moteur, sort de la voiture, avance dans l’herbe, cherche quelque chose sous des branches d’arbres tombantes, désigne enfin du doigt une croix en bois plantée dans le sous-bois. On peut lire : "DIEU POUR UN PLONGEUR".

De face, en cadrage serré, Delacour raconte l’histoire de cette croix :
"Le Rhin est un territoire sauvage et dangereux, un lieu pour se suicider : lisez donc les faits divers des journaux !"

Plan fixe sur le ciel : des oiseaux s’envolent et traversent le fleuve, gagnant l’Allemagne. Travelling (avec une grande liberté et du mouvement) le long du Rhin, bleu comme le ciel, qui reflète le vol des migrateurs. Puis plan fixe sur Delacour qui s’éloigne sur la berge, le long de la digue de Plobsheim.

ROUTE

Des voitures qui tracent, un cycliste en uniforme fluo qui pédale tête baissée, des villages déserts et endormis, aux volets fermés, sans un habitant dans les rues...

OFF "Pourquoi choisit-on de soi-même de venir mourir sur la frontière, sur cette ligne qui a déjà tué des milliers d’hommes ? Pourquoi venir mourir dans "l’entre-deux" ? Pourquoi se suicider au paradis ? A Plobsheim, la dialectique vie/mort, paradis/suicide, saute aux yeux. La frontière, zone des extrêmes ? La frontière, zone maudite ? Ou bien encore, zone mythique ? Zone de l’extrême liberté comme de l’extrême détresse ? Je me souviens des mots de Hölderlin : la détresse, en temps de détresse, nous montre peut-être la trace du salut… "

La voiture file. La circulation s’intensifie. Bouchons et klaxons.

BARRAGE SUR LA ROUTE

Lieu : pont du Rhin

Nuit. Gyrophares et chiens. Des douaniers, nombreux, sont au poste de douane. Curieusement, ces douaniers portent des uniformes français et allemands. Les hommes contrôlent les véhicules un à un. Soudain, l’atmosphère semble tendue. Un homme est arrêté. Sans papiers, il est transféré au centre de rétention.

La route est maintenant redevenue calme. Plus rien ne fait obstacle à son franchissement. Des phares éclairent par intermittence l’intérieur de la voiture.

OFF : "Lorsque nous retournions en Bosnie, Sabina et moi, nous emportions plusieurs passeports dans nos sacs, que nous sortions en fonction des frontières. A chaque poste de douane, Sabina avait l’angoisse d’être arrêtée et refoulée. Les Slovènes, surtout, scrutaient attentivement son passeport de réfugiée. Parfois, il nous fallait négocier pour pouvoir passer de l’autre côté.
C’est en 1993, quelques mois après mon retour d’un voyage en Bosnie, que j’ai rencontré Sabina à Paris. Elle avait traversé quelques mois auparavant son pays en feu avec, pour tout bagage, un diplôme et quelques photos ; à Paris, elle travaillait alors dans un service hospitalier où elle s’occupait de malades en phase terminale. Sabina m’est apparue comme une Antigone farouche et téméraire, d’une force vitale époustouflante."

TRAVERSER LA FRONTIÈRE POUR SAUVER SA VIE

Lieu : Rive allemande au nord de Strasbourg

Rive allemande, très tôt le matin. D’énormes becs en fers attrapent la ferraille avant de la rejeter dans des wagons de chemin de fer. La terre semble fumer. Sabina, un carnet à la main, marche le long d’une grande haie d’arbres en s’arrêtant, de temps à autre, pour regarder la rive française. Durant un long plan-séquence, elle raconte son histoire :
"J’ai fui l’ex-Yougoslavie en avril 1992. Après avoir traversé des frontières et des frontières, je suis enfin arrivée devant la dernière, celle qui me séparait de la France. Je voulais rejoindre une de mes tantes, installée à Paris. Comme je n’avais pas de visa, les français m’ont refoulée. En attendant de parvenir à l’obtenir, j’ai passé quatre jours enfermée dans un hôtel allemand, mangeant des sandwiches, fumant cigarette sur cigarette, tenant mon journal. Aujourd’hui, j’ai des papiers français ; mais je n’aime toujours pas les frontières."

Le rejet d’un côté, l’inaccessible de l’autre. Rivée à cet ailleurs aussi sûr qu’inabordable, elle était en attente de fuite.

Bien que l’on soit côté allemand, la rive française demeure omniprésente d’un bout à l’autre de cette séquence. La caméra, subjective, s’identifie à l’oeil de Sabina en 1992 : elle tente de faire sentir qu’à ses yeux, cette rive française était comme quelque chose qu’on désire ardemment mais qu’on ne parvient pas à atteindre.

Puis Sabina ajoute (le cadre est alors fixe) :
"Quand je suis à Strasbourg, chez ta soeur, je ressens un sentiment ambigu. Cette ville ressemble à Sarajevo et j’ai peur de me perdre dans certains quartiers qui ressemblent à Dobrinjia. J’ai aussi peur de me retrouver - sans même m’en rendre compte !- en Allemagne. Strasbourg est une ville étrange : celle de la frontière franco-allemande, une frontière très importante, très pesante ; et celle où des gens sont en train d’imaginer l’Europe de demain."

EN BATEAU SUR LE RHIN

Lieux : Fort Louis-Lauterbourg

A Fort-Louis. Sur les quais, un homme observe le NIKAULEUS descendre le Rhin Libre :
"Qu’est-ce que vous faites ? lui demande Apolline.
En 1973, je suis tombé dans le Rhin et j’en suis devenu amoureux. Alors, je passe beaucoup de temps à l’observer", lui répond-t-il.

OFF : "Apolline a 9 ans. C’est ma nièce. Elle vit à Strasbourg, est en classe bilingue, parle quelques mots d’allemand, a deux correspondants de l’autre côté du Rhin. C’est avec elle que j’ai envie d’aller en Allemagne".

Nous embarquons, Apolline et moi, avec les hommes des VNF, sur le Fort-Louis. Le bateau descend maintenant le fleuve, serpente le long du chenal de navigation, s’approchant tantôt de la rive allemande, tantôt de la rive française.
Le capitaine, un ancien batelier, a le sentiment d’appartenir à la famille des "gens du voyage". Aujourd’hui, il a deux enfants, et c’est pourquoi il est devenu capitaine des VNF.

Dans la cabine, ça discute :
"Où est la frontière ?, demande Apolline.
Au milieu du fleuve, lui répond le capitaine avant de rajouter : Mais tu sais, ici, sur le Rhin, peu importe la frontière ! Ici, c’est l’Europe.
L’Europe ?
Ce fleuve traverse tout de même quatre pays ! Grâce au Gold Kanal, nous pouvons aller partout et même rejoindre le Danube. Mon rêve, ce serait de monter ce printemps sur le Princesse Sissi et d’aller en 13 jours jusqu’à Bucarest avec ma femme et mes enfants. On ne peut plus dire qu’il y a une frontière. La preuve : il n’y a plus de douane, plus de contrôle. C’est une voie internationale. On le sait. On nous l’apprend."

La petite fille questionne, ouvre des portes, tout en me demandant toutes les dix minutes quand est-ce qu’on arrive et si elle va pouvoir bientôt se baigner. Je lui montre alors, sur la carte, le Km 352, entouré. A côté, il est écrit à l’encre noire : "Lauterbourg, point extrême Est de la France."

Puis le capitaine du bateau-sondeur nous débarque. Nous l’observons faire demi-tour pour rejoindre son lieu de débarquement - plus au sud. Puis nous restons tous les deux seuls, ici, sur ces lieux, au chevet d’une frontière impalpable, d’une frontière fantôme, comme si une connivence nous liait à ce paysage qui sent soudain la mer, à ce chemin de terre sur lequel s’accroche quelques cordes pleines d’algues et de gigantesques bois flottés.

Passage de la frontière liquide du Rhin à ce qui, sur terre, la symbolise.
Carte à la main, Apolline cherche le point extrême est de France. Elle déplie la carte bleue sur quelques mètres et l’observe.
"Il n’y a pas de frontière", dit-elle.

En effet, il n’y a rien ici. Et rien n’indique la frontière, le passage du Rhin frontalier au Rhin allemand et romantique un peu plus haut. Sauf peut-être une pancarte, celle de la piste cyclable transfrontalière, toute bleue et pleine d’un cercle d’étoiles jaunes. Justement : voici que passe un cycliste en jaune fluo.

VERS HEIDELBERG

OFF : "C’était trop lourd d’apprendre cette langue, comme cela devait être trop lourd, pour mes grands-parents, de transmettre l’histoire passée".

Une autoroute avec ses camions. Nous sommes en Allemagne. La graphie des panneaux indicateurs a changé. Trafic. De grosses voitures, qui roulent très vite, doublent des files de camions aux noms de marques dans toutes les langues.
La route est droite, cernée à droite comme à gauche par de grandes forêts sombres. Il pleut des trombes. Mouvements des essuie-glaces. Phares blancs. Radio allemande. La petite fille chante à tue-tête, fait la folle.

"Apo, t’es déjà allée en Allemagne ?
Juste à Kehl.
C’était avec ton père ?
Non, avec ma classe.
Et tu as déjà passé une nuit en Allemagne ?
Non, et toi ?
Moi non plus. Tu aimerais dormir où ?
Dans un grand château.
Ca marche, on y va."

OFF :"Au-delà de la frontière concrète, faite de visas, checks-points, centre de rétention, il existe une autre frontière. Ma frontière à moi est intérieure, faite d’un lourd héritage familial de non-dits...
Il y a un instant fulgurant où l’on comprend que le mouvement est inséparable de la connaissance. Comment échapper à la répétition, si ce n’est en remettant en question l’acceptation de l’oubli ? Si ce n’est en tentant de comprendre ceux qui, un jour, n’ont plus voulu savoir ce qu’ils ont été ?"

Fumées des usines, hélicoptères dans le ciel, voitures de l’armée américaine. A l’intérieur de la voiture, Apolline étire ses bras. Une ville, sa rivière, ses quais. Des tramways colorés glissent sur leurs rails, tandis que des étudiants traversent les rues...

OFF : "Comment vais-je faire moi-même ? Comment vais-je transmettre, plus tard, mon histoire ? La frontière est limite, ouverture, transgression à la fois. "

Nous sommes, Apolline et moi, seuls sur une grande place envahie de pigeons. Nos regards s’élèvent, étonnés.

"Dis Robin, pourquoi tu n’as jamais appris l’allemand ?" demande la petite fille, installée à l’intérieur d’une voiture.

Lentement, nous montons vers le château.

P.-S.

Le film "Voyage dans l’entre deux" a été produit par REAL PRODUCTIONS et FILMPOOL LUDIWSBURG.

Il a été présenté aux festivals suivants :

Festival du film de Sarrebruck, Film-und Videofestival "SaarLorLux", Allemagne, juin 2001

Transeuropéennes de Strasbourg, Septembre 2001

Prix spécial du jury, Circom 2002, Kosice, Slovaquie, mai 2002

Prix du documentaire, Festival filmer en Alsace, Strasbourg, octobre 2002

Best Programs Schowcase, festival de Thessaloniki, Grèce, Novembre 2002

1 Message

  • La frontière 20 février 2003 19:39, par Ettore

    La matérialisation de la frontière linéaire sur les cartes connaît une évolution parallèle à celle des progrès techniques. Toutes les frontières sont par définition « artificielles », ce sont des constructions intellectuelles qui traduisent l’état de forces concurrentes à un moment donné dans l’histoire, dans un espace défini. Les géographes réfutent l’idée de frontières naturelles ; E.RECLUS indique que « les frontières naturelles sont des constructions politiques et intellectuelles, élaborées à partir de considérations militaires locales. »

    On peut constater que la maîtrise des techniques du contrôle ( art militaire en premier lieu ) et la représentation du territoire (la cartographie en particulier) ont joué à travers l’histoire un rôle essentiel dans la définition de frontière.

    L’évolution des techniques militaires à la fin du Moyen Age a permis aux puissances royales Européennes de passer de la notion assez flou de « confins » à celle de frontières linéaire matérialisée par des places fortes régulièrement disposées pour délimiter l’espace de la souveraineté. Les progrès de l’artillerie ont rendu nécessaires une connaissance plus approfondie du terrain et de ses obstacles. L’arpenteur ainsi que le cartographe ont alors commencé à jouer un rôle essentiel dans la définition du territoire. Les progrès de l’architecture militaire, la construction de structures défensives et de contrôle ont matérialisées ces limites sanctionnées par des traités signés après la victoire d’un des camps (ex : bastides dans le duché d’Aquitaine, forteresses de Vauban).

    L’apparition de puissances centralisées nécessite de meilleures connaissances des limites des royaumes à partir de la Renaissance (naissance des états modernes ). C’est l’époque des progrès des sciences et notamment des mathématiques et de l’astronomie permettant ainsi l’établissement de cartes précises et de techniques de localisation au moyen d’instruments comme l’astrolabe apparut dés le X° siècle. Le facteur politique en France n’est cependant pas à négliger car Louis XIV a largement développé les science en France en donnant par exemple son appui aux frères Cassini pour laréalisation de la première carte de France ayant des dimensions et des proportions réelles. Au 19° siècle la cartographie est essentiellement une activité militaire. Les frontières évoluent aux grés des affrontementset des négociations diplomatiques en particulier dans les colonies où des parcellisations de territoires sont faites de façons arbitraires dans le seul but de déterminer une entente à l’amiable entre deux pays colonisateurs (la portées des fusils et des canons, le développement de flottes de guerre, etc…).

    Poussé à l’extrême cette situation conduit à se que l’ont peut appeler un effet frontière mis en relief par des indices de terrain comme une rupture du parcellaire, du réseau routier ou ferroviaire.

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