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Occidente Express 

Extraits

jeudi 7 juillet 2005, par Andrea D’Urso

LA CHAMBRE NOIRE

La Cassia traverse une campagne abâtardie peut-être, mais c’est une campagne.
Les Macchiaioli lui auraient rendu un petit hommage,
Bien que dépaysés par la prolifération des bâtisses de style californien.
Mais c’est quand j’entre en ville que je me rends compte soudainement
que la vie aussi a ses tableaux suspendus, ses galeries privées,
Ses Vermeer et ses Hopper peints dans les réverbérations du printemps,
dans les aubes incinérées des ouvriers agricoles et des journaliers,
dans le fond d’orgeat qui stagne dans le fond de tous les verres .
Que la vie aussi a ses jardins à l’italienne,
disséminés entre le béton armé, la lèpre et le savoir-faire.
La vie a tout . Il lui manque seulement une chose : la chambre noire,
ce petit mais fondamental engin qui développe les négatifs de nos prémonitions.
Je me demande alors si je dois prendre exemple sur le Monsieur à la barbe,
qui passe son temps avec des charades, des rébus et des mots croisés sans schéma.
Il faut cependant une grande force, un fameux courage, pour tuer le temps
Parce que c’est le temps qui du jour où il s’est présenté
nous blesse à mort et ensuite nous met en rang sur ses terrasses panoramiques,
comme du linge étendu qui ne sèche jamais.
Il conviendra sans doute de s’habituer au battement continuel des portes, sans qu’il y ait le moindre vent, apprendre à oublier, oublier par cœur,
parce que le présent détient plus de nostalgies qu’il n’en montre,
parce que moi et ce long sillage de têtes marchantes qui descend du métro
sommes seulement un ensemble de parties qui ne forment pas un tout, mais une autre énième partie.

L’HISTOIRE CE N’EST PAS NOUS

Les pyramides, les guerres puniques et Saint pierre avec ses fameuses clés,
et voilà tout un va-et-vient de gens et d’armées qui remontent et redescendent l’Italie,
guerres de trente ou cent ans, révolutions de toutes saisons,
soldats qui tombent, têtes qui tombent, murs qui tombent, arbres qui tombent,
un autre sommet sur la globalisation et même les MacDonald ne tiennent plus debout.
L’histoire est de toute évidence plus complexe dans les manuels.
Prenez cette ville sournoise et flasque
qui du haut de la grâce divine qu’elle s’est attribuée
passe des barbares aux Français, de la plus vieille aristocratie aux fibres optiques,
cette ville qui voit les Romains s’amuser avec les chrétiens, les chrétiens avec les sorcières,
les sorcières qui doivent plus ou moins à contrecœur passer leur tour
pour céder la place aux Japonais et aux pigeons.
Divertissement, tu avais raison, divertissement, ami plus infatigable que l’insomnie,
voilà le mot-clé,
le mot de passe, le sésame nécessaire depuis des milliers d’années pour accéder au système.
Tu avais raison Toi, l’histoire n’est qu’un grand spectacle,
mais peu peuvent se le permettre et beaucoup doivent le permettre.
L’histoire est sans nul doute plus complexe dans les manuels que dans la réalité,
Parce que l’histoire n’existe pas hors des livres.
Et pourtant le balancier continue son mouvement à l’infini, mais l’horloge indique toujours les mêmes heures.
Et je ne me souviens d’aucun de mes rendez-vous,
sinon de celui avec le petit oiseau qui sort un peu quand cela lui plaît
et qui ne fait surtout pas coucou, mais répète toujours la même chose :
ne remets pas à demain ce que tu peux faire aujourd’hui,
ne le fais pas du tout, ne le fais jamais.

OCCIDENT EXPRESS

Je prends le Viterbe-Rome Saxa Rubra, le Saxa Rubra-Place Flaminio,
le métro ligne A, le bus 490, le 628, le 69, mais en réalité j’embarque toujours
sur le même car, le même autobus, le même train.
Je monte où tous montent, je monte dans l’Occident Express.
On voyage toujours plus vite sur ce type d’engin,
parce que la vitesse des ténèbres dépasse de beaucoup celle de la lumière.
On regarde par la vitre et le paysage dehors change,
comme la trame d’une comédie qui coule, lisse,
mais dont le metteur en scène ne nous a toujours pas dévoilé la fin.
Quand descend-on ? Je ne me souviens même pas quand je suis monté.
Je sais seulement que la vendeuse au tabac me change 50 euro et me regarde avec haine.

DERRIERE TOUS LES AUTRES

Ce matin en sortant du métro, je rencontre Dieu.
Il se tenait appuyé sur un coude au feu, il regardait défiler les voitures.
Mais alors tu existes - lui ai-je dit avec un certain étonnement.
Il acquiesce de la tête, avec un demi-sourire qui m’a paru un peu diabolique.
- Alors c’est vrai que tu ne meurs jamais, toi ?-
- C’est vrai - répond-il - je suis comme un personnage de BD.
- Tu es formidable l’ami ; continue ainsi.
Je lui assène une tape dans le dos, une bien forte, et je m’en vais.
Comme je m’éloigne, toutes les choses que j’aurais toujours voulues Lui demander me reviennent à l’esprit.
"Pourquoi" ne lui ai-je rien dit ?
Je retourne sur mes pas et je le rejoins tout essoufflé.
Tu sais ce qu’il y a, Dieu, je veux mourir -
Mets-toi dans la file mon brave - et derrière tous les autres, je me suis mis à le suivre .

L’EUROPE EST UNIE

Aujourd’hui dans mon discount douteux j’ai découvert qu’il existait un savon sans savon,
Je n’ai pas encore bien compris ce que c’était, peut être un peu comme les gens qui ne sont pas des gens,
Qui sont toujours en train de gravir, comme ceux qui travaillent pour vivre et vivent pour ne pas vivre,
Comme ceux qui rêvent pour survivre et survivent mais non pas grâce aux rêves,
Comme ceux qui finissent dans la nécrologie, à la limite dans les carnets roses,
Puis c’est tout parce qu’il n’y a dans leur vie que le rose et le noir.
Les magasins affichent des soldes qui vont de 20 à 70 pour cent,
Les marchands font étalage de leurs humeurs
Qui vont de la courtoisie forcée à la manivelle à l’insondabilité androgyne,
Les autres affichent un comportement plus ou moins inconscient,
Vêtements étudiés, vêtements de circonstance, des vêtements de toutes façons,
et de toutes façons neufs, chacun, je dis bien : chacun, a son rôle précis,
comme les pièces d’une chaîne de montage, banal c’est vrai, mais surtout vrai ...
Alors, il y a ceux qui produisent et ceux qui consomment, ceux qui produisent et rien d’autre et ceux qui consomment et rien d’autre,
il y a ceux qui exploitent et ceux qui sont exploités,
et ceux qui exploitent tout en étant aussi exploités, ce sont des cas rares mais on en trouve,
et finalement tous ne vendent pas mais tous achètent,
Les riches achètent des vidéophones, les pauvres des mines anti-chars,
Ceux entre les deux achètent le savon sans savon justement.
Les locations vont pourtant plutôt bien, on loue des appartements blindés,
Des limousines pour mariages que seul Dieu peut désunir
Et des âmes dans des corps que même Dieu ne peut réunir,
Parce que chaque soir des femmes, des filles et des filles font le trottoir de la civilisation,
Alors que pendant ce temps le rêve américain continue imperturbable,
Tout est made in China (même le rêve américain) et par-dessus tout l’Europe est unie .

LA DERNIERE RAISON

10h35 . Le travail, le devoir, m’a amené dans des zones jamais parcourues avant.
Ma tâche accomplie, j’en ai profité pour expédier des affaires privées,
ainsi, j’ai fait la queue dans un bureau de poste à mi-chemin
entre des films fantastiques de série B et les guerres civiles d’Amérique centrale,
avec une touche de vittoriano.
Soudain, le néon s’est mis à parler et m’a dit :
il y a des feux qui ne s’éteignent qu’en se consumant,
le néant est ici, entre tes mains, il suffit de le saisir si tu peux.
Alors moi j’ai cédé mon ticket et je suis sorti d’un pas de nordiste,
flânant dans le quartier, walking spanish si j’étais à New York,
mais je suis à Rome et donc je flâne à travers le quartier,
Tiburtino deux, descendant direct du premier,
qui n’est qu’une coexistence discrètement forcée de maisons, magasins et voitures,
et même de gens, les gens justement, mais ça c’est une autre histoire.
Entouré de discounts, je suis entré dans l’un d’eux qui vendait tout à 1 euro,
même les caissières, assistant à la redécouverte du géorgique, de l’atavique,
la confiture de Grand-mère Rosetta, les conserves à l’ancienne,
les morceaux exquis du vieux bois, les délices de la fromagerie abandonnée,
tout est vieux, tout est ancien, rien que des fermes, rien que des grands-mères
qui cuisinent et mettent en bouteille dans de vertes vallées en fleurs.
J’ai pris le 651 au vol, tout en grignotant des crackers dorés
et en me posant cette question : pourquoi la vie te frappe dans le dos
quand elle pourrait tout aussi bien te gifler en face ?
Pas même le temps de ne pas répondre
Que je me retrouve dans cette zone où les rues ont des noms de philosophes
et je doute que Kant aurait apprécié l’avenue qu’on lui a intitulée,
(c’était un métaphysicien, pas un visionnaire)
s’il l’avait vue, au lieu de chercher la chose en soi,
sans doute serait-il parti à la recherche du glacier que, pendant ce temps Hegel a ouvert
après avoir acheté l’aspirateur, naturellement.
Avant de monter dans le cinquième bus de la journée, j’entre dans un magasin de musique
et je m’achète une sélection new-age pour la relaxation mentale
que je m’envoie directement dans le walkman, volume à fond.
Le bruit de la mer, des murmures variés, un gong qui sonne quand il veut,
le tout pendant qu’à travers le fenêtre sifflotent les agents de police, que les vélomoteurs s’esquivent
et qu’une femme encapuchonnée s’acharne sur le bouton du feu rouge,
comme si son geste pouvait en quelque manière changer le cours des choses.
Alors je me suis dit ... et bien, on y est, la fin du monde approche.
Mais dès que la bande finit (je ne peux pas me permettre l’autoreverse)
et avec elle le bruit de la mer, les murmures, le gong,
tout redevient normal et la fin du monde doit encore arriver,
ou bien elle est déjà arrivée ou bien la fin du monde est déjà finie .

LA NOUVELLE RELIGION

Ils ne fréquentent pas mon quartier, ils ne prennent pas souvent les cars et les bus,
Mais je les vois quand même matin et soir, et aussi l’après-midi,
Les adeptes de la nouvelle Religion.
La plus terrible, la plus bigote, la plus intégriste, parce qu’elle peut se passer de Dieu.
Elle ne se contente pas seulement du dimanche et les mécréants ne sont ni gentils ni intouchables
Mais ce sont des hommes, des femmes et des enfants qui, dans le meilleur des cas
S’esquintent en quelque succursale périphérique de la divinité.
Ses églises surplombent les pelouses dégivrées des zones résidentielles,
Toutes plus vertes que la Suisse et à dix minutes du Colisée,
Paix, parkings, suicides au silencieux, un lavage pérenne de voitures et de consciences,
enfants en mountain-bike qui peuvent tourner l’angle de la rue sans être renversés par les Albanais,
vigiles nocturnes qui portent des étoiles dorées et des tenues fantomatiques.
Mais la nouvelle religion célèbre des messes vingt-quatre heures sur vingt-quatre,
le samedi après-midi dans les allées lustrées et funéraires des grands centres commerciaux,
ou quelques heures après à bord de voitures bondées de James Dean assurés,
sans oublier celles qui sont en double file pour le petit crème et le croissant d’une heure.
Des évangiles personnalisés sont disponibles
même pour qui préfère le désespoir tranquille du foyer,
la brume irisée tombe ponctuelle sur les plaines hyper technologiques.
Mieux que des petites vieilles bras dessus-dessous à la sortie de la paroisse
Ou des chefs de famille sérieux qui ouvrent le journal pendant que les filles apportent les gâteaux.
Aujourd’hui on a plutôt affaire à des saint François qui vendent des matelas en latex,
des Savonarole qui savent se servir de Power Point
et qui enregistrent leurs sermons sur la rubrique du portable,
à des jeunes largués qui n’ont plus la rue comme maîtresse, même pas ça,
mais des agences immobilières pleines de bibelots et d’affiches spirituelles.

LES PLUS BELLES FEMMES DU MONDE

Tous les matins elle prépare le déjeuner à un mari pensif et à un fils désenchanté,
tandis qu’elle, le soir, elle s’endort toujours aux trois quarts du film,
tandis qu’elle, elle a la peau flétrie
et bien des fois alors qu’elle danse au son d’une musique imaginaire,
elle, en revanche, elle répète par cœur la leçon de français,
chaque jour, en revanche, elle rumine consciencieusement ses peines
sans en perdre la moindre goutte,
elle, en revanche, elle appuie la tête sur la vitre
avec ce regard perdu que rien ni personne ne trouvera jamais plus,
en revanche elle déteste ses mains potelées, elle n’est pas à son aise sur cette terre,
en revanche elle est heureuse quand elle s’assied dans le divan et feuillette le catalogue d’Ikéa,
tandis qu’elle ne veut rien que le grand amour,
tandis qu’elle se ronge les ongles impatiente de rentrer chez elle,
elle, en revanche, a un air sévère et contrit
mais moi, je la vois petite fille, la tête pleine de pensées magiques,
qui parle à ses poupées et marche en tenant la main de son père,
alors qu’elle est assise à la place réservée aux invalides de guerre
dans sa robe à fleurs, le regard mystérieusement fixé vers le ciel,
alors qu’elle approche de ses soixante-dix ans, ses yeux n’ont pas changé
les yeux ne vieillissent pas -
parfois elle pense à la mort, parfois elle pense à la vie, toujours elle pense aux courses du ménage,
tandis qu’elle, cela fait cinq bonnes minutes qu’elle est en train de se demander si le monsieur en face est suffisamment âgé pour qu’elle lui cède sa place,
tandis qu’elle ne parvient pas à envoyer de message avec son portable,
elle au contraire me sourit et me laisse passer,
parce que les plus belles femmes du monde vivent dans les autobus et n’en descendent jamais.

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