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La légende de Michel Darbois (extrait de La Traversée des Alpes) 

dimanche 2 août 2009, par Denitza Bantcheva (Date de rédaction antérieure : 19 novembre 2007).

J’aurais sans doute dû commencer ce récit en parlant de la bohème pleunkoise, cher lecteur, et de la légende de Michel Darbois, mais il est déjà trop tard pour cela (bien qu’il n’y paraisse pas, le moment où je vais vous quitter est plus proche que le début de mon histoire). Il ne me reste pas grand choix sinon de vous fournir le morceau qui aurait formé l’ouverture la plus appropriée maintenant, inapte à faire son effet mais gardant, faute de mieux, sa valeur informative. Fermez les yeux. (Du moins pour tout ce qui vous entoure.) Imaginez que vous êtes à Pleunk.
Depuis que je l’ai quitté, il s’est écoulé quelque temps porteur d’événements si nombreux et prenants qu’il devient difficile de retrouver les détails de l’autrefois sans l’aide de l’imagination, et je ne dispose d’aucun témoin à consulter par téléphone, ou qui pourrait lire mon récit une fois achevé pour juger de sa véracité. (Ainsi va l’Histoire, et que ces pages soient bénies par le malin génie qui veille à sa grandeur.) Mais je me rappelle qu’il y avait à Pleunk un grand immeuble maintenant disparu, où se réunissaient régulièrement quelques jeunes personnages dont la conteuse, au dernier étage, dans un studio servant d’atelier. S’il faut avouer avec regret qu’ils paraissaient presque ordinaires, eux-mêmes ne doutaient guère que le monde entier finirait par apprendre qui ils étaient, vu qu’à la différence des peintres en bâtiment, la majorité des artistes dont on connaît l’existence sont célèbres, ce qui donne à toute pratique de leur métier l’avant-goût de la gloire. D’ailleurs, tout grand homme ne semble-t-il pas parfaitement commun ou bien, dans le meilleur des cas, peu différent de l’idiot du village, à ses voisins qui ignorent encore qu’ils se vanteront un jour de l’avoir connu ?
Dans leur anonymat provisoire, ils parlaient rêveusement, surtout d’eux-mêmes : le fait qu’il n’était pas de bon ton, à Pleunk, d’explorer ses gisements de particularités les poussait à les exhiber, à disserter dessus, à les exagérer, tant qu’ils étaient entre eux. A part cela, comme ils ne pouvaient guère trouver alentour de sujets exaltants, ils parlaient surtout de choses censées s’être passées loin dans l’espace et / ou le temps, et la véracité de ces événements, garantie par la foi de celui qui les racontait en y mettant le meilleur de lui-même, paraissait absolue à tous les autres, sauf intervention d’esprit chagrin (il s’en trouvait parfois) plus attaché à la stricte vraisemblance qu’aux plus belles illusions, fussent-elles nécessaires à la survie de certains. Bref, parler de soi-même ou de personnages légendaires, c’était toujours pour eux un moyen de s’évader.
La plupart des légendes pleunkoises avaient pour héros quelqu’un qui avait réussi à s’échapper du pays grâce à telle ou telle astuce plus admirable que celles d’Ulysse (essayez donc de sortir de Pleunk sans permission ou d’en obtenir une, vous serez convaincu que par comparaison, trouver le moyen de faire entrer une armée dans Troie sans qu’on s’en aperçoive n’est rien du tout). Aucune de ces légendes ne comprenait la suite des aventures du héros : le conteur vous disait bien ce qu’il était devenu depuis sa fuite, mais sous une forme presque aussi abstraite qu’ " ils vécurent heureux " - en simple conclusion. Car il va de soi que les héros se gardaient de remettre les pieds à Pleunk, tandis que personne parmi les Pleunkois demeurant sur place ne restait jamais en contact avec eux, autant qu’on sache, les parents de fugitifs pas plus que les vagues relations.
Or, un soir, l’un de nous (ce ne fut pas moi) raconta pour la première fois l’histoire d’un homme connu sous le prénom de Michel, qui avait réussi à se cacher dans une caisse en bois de soixante centimètres cube, sur un bateau au long cours. Ce moyen de transport pourvu de charme romantique avait dû lui paraître tout désigné pour se sauver de l’insignifiance pleunkoise, d’autant plus que Michel était mineur : habitué aux couloirs souterrains, on a moins de mal à passer des semaines dans le noir d’une soute, et à s’y fondre au point de ne pas être découvert par les torches électriques qui inspectent les recoins à chaque escale. (Un peu d’obscurité initiale n’a jamais nui aux mythes.) Une fois sorti de là, notre héros se retrouva, devinez où ? dans la Ville Lumière, bien entendu !
Quelques temps auparavant, Michel avait fait allusion à ses projets devant deux amis de la mine qui le plaignaient de devoir travailler avec eux alors qu’il était un garçon instruit (il avait son bac et lisait très bien à voix haute la rubrique sportive des journaux) : « Ne vous en faites pas ! avait-il répliqué. Vous allez voir : un jour, j’irai à Paris et je serai célèbre » - ceci, après avoir bu deux-trois verres, et sans que personne ne le prenne au sérieux avant l’année où ses anciens copains qui l’avaient perdu de vue le retrouvèrent par hasard à l’écran, en allant voir un film où le rôle principal était tenu par un certain Darbois.
Trouvez-vous étonnant que la vedette n’ait jamais raconté cela à la presse, alors que d’autres paieraient cher pour avoir un passé si romanesque ? Songez au corollaire de l’aventure (notamment aux soucis qu’elle pouvait donner à l’entourage du fugitif), et au fait que Michel avait pris un pseudonyme français (ce choix devait bien avoir ses raisons). Et à ma connaissance, il n’y a guère d’originaire de Pleunk qui l’évoque volontiers : s’avouer de là-bas vous oblige soit à raconter l’endroit pendant des heures - ce dont on se lasse avant d’avoir cessé de compter le nombre de fois où on l’a fait - , soit à subir des réactions comme celles que les gens peuvent avoir en apprenant que vous êtes né en prison.
Vous trouvez incroyable qu’un homme de sa stature ait tenu dans une caisse aussi petite ? Rappelez-vous le climat pleunkois : s’il n’aide guère les autochtones à grandir, il apprend aux rares géants à se réduire. Il y a pour cela divers moyens à effet provisoire ou définitif, entre autres : fréquenter ses congénères normaux auxquels on finit par ressembler sans même s’en rendre compte, ou les bistrots où l’âme peut arriver à oublier le corps sous une table. Et même sans cela, les Pleunkois sont si souvent mis en boîte, étiquetés, rangés dans des tiroirs, classés dans des rubriques qui n’occupent qu’une ligne, que leur don de réduction se développe tout seul. L’étonnant dans l’histoire du jeune Michel, ce n’est pas qu’il ait pu se fourrer dans la caisse, mais qu’il ait eu l’idée d’utiliser ses habitudes locales pour partir sur la voie de la grandeur.
Une fois l’histoire finie, tandis que nous restions muets, complètement étourdis par la révélation que Michel Darbois avait vécu dans notre minable pays, quelqu’un brisa le silence pour dire (sur un ton qui finit de nous réveiller) qu’il savait pertinemment que le Michel en question, celui de la mine, y travaillait toujours et n’avait pour point commun avec Darbois qu’une faible ressemblance physique. Et subitement, chacun réalisa que le jeune homme qui venait de parler lui était inconnu, mais comme personne n’osa lui demander qui il était, chacun crut qu’un des autres devait le connaître et l’avoir amené.
C’est justement à cause de la ressemblance, poursuivit l’inconnu avec la voix de la raison (qui me fit frissonner), qu’un rêveur parmi ceux qui passent leur temps au cinéma a confondu un jour l’acteur et le mineur, d’où la légende dénuée de fondement autre qu’illusoire, qui nous était parvenue. Sur cela, il se tut et accueillit avec un sourire méprisant les faibles protestations qu’émirent quelques-uns. Bizarrement, même sans rien en savoir, on ne pouvait guère douter que ce personnage s’y connaissait beaucoup mieux que nous pour distinguer une histoire fausse d’une vraie.
Ce briseur de rêves n’apparut plus jamais à nos soirées, mais il y laissa une trace durable : nous ne parlâmes plus guère d’autre chose que de Michel. Certains amis refusaient désormais d’admettre son exploit (ce qu’ils auraient cru la veille sans demander la moindre preuve) et réfutaient sarcastiquement les faits de son voyage : « Et comment il a fait pour arriver de Pleunk à Paris en bateau ? Par la Sombre ? » Ils n’accordaient même pas au mineur d’avoir déclaré à ses camarades : « Vous allez voir : un jour, j’irai à Paris et je serai célèbre ! » - qui pouvait être assez crétin pour avouer ce genre de projet, surtout dans un bistrot ? et s’il l’avait avoué, à supposer qu’on ne l’eût pas mis en taule dès le lendemain, l’aurait-on seulement laissé approcher d’un quai maritime ?
Pour ma part, incapable d’opposer aux sceptiques le moindre argument concret, je demeurais convaincue que les aventures de Michel étaient vraies. Même si elles présentaient des détails peu plausibles, à mon sens, mieux valait croire aux légendes que de raisonner toujours en fonction de la réalité d’un pays si petit, et qui n’était pas non plus très logique. (Si quelque Parisien apprenait comment nous vivions et quels étaient nos usages n’aurait-il pas quelque mal à y croire ?) Pourtant, nous existions. Avec le recul, je dirais que ce dernier fait constituait en réalité la découverte la plus incroyable que pût faire un touriste à Pleunk.

Lire un compte rendu de lecture de La Traversée des Alpes.

P.-S.

Denitza Bantcheva, La Traversée des Alpes, Paris, Editions du Revif, 2006, extrait (pages 75 à 78).

Avec l’aimable autorisation des Editions du Revif.

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