La Revue des Ressources

Das Kind ou l’enfant neutre (3) 

lundi 23 octobre 2006, par Laurent Margantin

8.

Qui, dans l’enfance, arpente régulièrement le même pays, la même région, le même coin de terre, se crée naturellement une quantité de repères qu’il répertorie à chaque retour. Rituel obligé, instinctif, qui fait que l’intelligence devient vite routinière, à la recherche, bientôt étendue à tous les domaines de la vie, du Même. La peur que la source soit souillée, l’origine salie, croît naturellement au cours des années et se renforce, au point de devenir maladie incurable.

Collectionner, il aime également. Toute sorte de signes recueillis au long de marches épuisantes. Mais bien vite, la composition du puzzle s’avère impossible, et il renonce à recréer le monde à travers ses propres sensations et observations.

La destruction, l’usure commencent à l’intéresser.

Il fait d’abord l’effort, chaque matin, de ne pas se reconnaître dans la glace, cernant dans son visage ce qui s’est transformé depuis la veille. En une nuit, un visage se métamorphose, et tout au long des années il prend soin de noter les transformations les plus infimes de sa propre chair, de ses membres.

La nostalgie commence dans l’amour exclusif d’une expérience, prend sa source dans la fascination que ressent tout individu pour les êtres et les choses telles qu’elles devraient être conservées pour toujours. Devant un lieu choisi, la sensibilité se fige, une voix en soi dit : je veux, tout au long de ma vie, revenir ici, et retrouver chaque chose intacte. La mort est le mal à bannir de la terre.

L’enfant neutre veille à ignorer cette voix, à la bafouer autant qu’il peut, collectionnant les signes - en nombre infini - de transformation et de dépérissement. Il n’y a jamais de retour, ni à soi, ni aux êtres de son entourage, ni aux éléments de son environnement. Chaque réveil se produit dans un monde nouveau dont il distingue bien entendu les grandes lignes, sans cependant croire que celles-ci soient impérissables.

9.

Par moments, souvent en vérité, le moindre mot l’écoeure, le décourage, et il laisse tomber là le langage, comme le papier d’un bonbon sur le chemin. Cela provoque chez lui le refus de la page écrite, de la parole même.

On a dit déjà qu’il n’aurait jamais voulu lire ni écrire, qu’il avait été obligé. La moindre lecture d’enfant est pour lui, au départ, un supplice. On le force, on lui dit : lis, sinon... On le menace avec une bêtise et une ignorance à venir qui, bien sûr l’effraient d’abord. Et puis son goût de la mutité le reprend, et il oublie la peur.

Terrible chose que d’obliger cet être à lire, « pour son bien ». Les signes, qui figent le réel bien trop souvent, lui font horreur. Ce sont des leurres qui excitent la sensibilité et la pensée, l’emmenant dans le réel momifié des dictionnaires, l’éloignant de ce qui vit en-deçà des mots, dans la vivante et juste beauté.

10.

Visions très nettes, certes, de lieux, de pièces, de visages, de mille détails, mais la netteté n’est-elle pas ici le résultat d’un filtrage répété tout au long des années ? Les mots remémorés, les signes collectés ne sont-ils pas des artifices qu’il faut tâcher d’éliminer ? On ne cherche ici qu’une âme.

L’enfance, c’est toujours l’histoire des peurs et des angoisses, tel cauchemar (une nuit réveillé au fond du lit croyant être emporté par des voleurs dans un sac à pommes de terre), telle scène violente (elle qui excédée par moi lors d’un voyage en train menaça de me jeter dans un taxi à la gare Saint-Lazare et de dire au chauffeur de m’emporter n’importe où), telle anecdote frappante qu’on donnera comme son petit trésor personnel, en vue bien sûr d’exposer son destin d’écrivain ou de comédien. De ces événements de l’enfance toutefois, beaucoup retravaillés au fil des ans par la part la plus émotive de nous-mêmes, on ne sait souvent rien de ce qui se passa avant et après, on les a extraits d’un flux journalier bien ennuyeux et donc oublié, effacé car pas très glorieux. Et en les extrayant on les a grossis, transformés, améliorés dans la vision d’un ego futur accompli.

L’enfant neutre quant à lui vit dans ce flux, ne connaît que ce flux. Il ignore ce qui se prétend essentiel, ce qui s’affirme comme moment particulier. Horreur du jeu en groupe par exemple, ponctué de phases d’hystérie insupportables annonçant les futurs délires olympiques. Horreur des événements de toute sorte par lequels on est arraché à ce qui vit et évolue en profondeur, inconnu.

Porté avant tout, lui, vers ce qui soutient toutes les choses environnantes, vers ce grand mystère qui fait qu’elles existent comme nous existons.

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter