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Affleurement 

lundi 19 novembre 2012, par Frédéric L’Helgoualch

Quel âge a-t-il ? Impossible à dire, l’existence l’a trop abîmé. Je passe devant lui en coup de vent sans oser le dévisager. Si je le faisais, il ne s’en offusquerait pas. Son esprit semble planer à une distance stratosphérique : il ne s’embarrasse plus des codes sociaux. Je pars bosser, longe les couloirs du métro, à St Lazare, pour attraper ma correspondance. Tous les jours, il est là, sale, délirant, allongé en plein passage, entouré d’une multitude de sacs en plastique. Collés contre lui, suivant les lignes de son corps, ils paraissent former une frontière entre lui et le monde. Que contiennent-ils ? Tout et surtout rien, a priori. Il marmonne, rit, s’emporte, indifférent aux autres, toujours en discussion animée avec les différents personnages qui l’habitent. Je me dis qu’il ne voit même plus les gens, s’en fiche et, dans le même temps, m’interroge sur sa venue systématique ici, dans ce lieu de passage ininterrompu, dans les courants d’air. D’autres lieux plus discrets pour se laisser mourir, dans une impasse, dans un parking mais non, il choisit une ruche bourdonnante, comme pour mieux envoyer, inconsciemment, un message vengeur, en exhibant sa déchéance aux regards gênés, ou un ultime SOS, dernier espoir d’une main tendue. Moi, je ne lui tends pas la main. Que pourrais-je faire ? Il ne fait pas la manche, ne demande rien. Il est juste là, sa folie sous le bras. Tous les matins, en l’apercevant, je me scandalise de la possibilité d’une telle scène à notre époque. Que foutent-ils, les bons samaritains sociaux qui inondent les journaux du matin au soir ? Il n’est pas dur à trouver, celui-là : il est réglé comme une horloge, à telle heure à tel endroit. Je n’ose imaginer comment il se débrouille pour satisfaire ses besoins. Son pantalon m’a l’air anormalement gonflé. Des entrailles du cosmopolitain parisien, de Voltaire à la Place de Clichy, de toute façon, émanent de plus en plus souvent des odeurs infectes d’urine. La ’Ville Lumière’, tu parles ! Le mythe en prend un coup, plus d’un touriste doit halluciner. A vouloir placer des machines automatiques partout, voilà le résultat. L’Homme, dessous et dessus terre, perd du terrain. Ce pauvre hère ne relève plus de la générosité des passants mais de la psychiatrie. Sa place est dans un asile, il ne peut plus survivre seul. Pourtant, depuis des années, il est là, imperturbable, tripotant sans cesse ses sacs dégueulasses, chiant dans son froc, se pissant dessus, s’oubliant, rigolant comme un ahuri au milieu du flux urbain d’où ne surgit toujours aucun de ces St Bernard mandatés par la société pour soulager ses remords. Quel peut-être l’argument officiel des services publiques pour cet abandon ? Manque de places, de moyens, comme toujours... Chaque matin, un sentiment de rage. Chaque matin, une impression d’impuissance. Et puis, aussi, une colère égoïste d’être ainsi dérangé dès potron-minet par ce rappel visuel de la brutalité et des chausse-trappes de la vie et du cerveau (alors que, bon, j’étais de bon poil, moi, au réveil). Sur les trottoirs de la capitale, de plus en plus de toqués. Ceux qui ne le sont pas lorsqu’ils chutent socialement finissent par le devenir. La rue tue, la rue rend fou. De plus en plus de sans-abris, de plus en plus d’aliénés. L’agressivité augmente, la colère gronde. Dans certains quartiers, impossible de fumer sans être assailli par d’innombrables taxeurs. Parfois, mieux vaut lâcher une clope plutôt que de risquer la confrontation. L’oeil de la folie se croise quotidiennement, il faut apprendre à le reconnaître. Voici quelques mois, pour avoir refusé une pièce, un gonze manqua y laisser la peau. En terrasse d’un restaurant, entendant un ’non’ peut-être trop ferme et excédé, un paumé en transe, fatigué par l’humiliation, saisit la bouteille de vin posée sur la table, la brisa puis égorgea sans hésitation le radin. Le pauvre type s’en sortit miraculeusement. Il abandonna la nicotine par la suite, j’imagine. Mieux vaut, souvent, dissimuler son irritation d’être sans cesse dérangé. L’ambiance de la ville devient lourde. Peut-être est-ce moi qui interprète mal. Entre mon job haï, le m’as-tu-vu de certains, l’intolérance rampante, la suffisance et l’impression de solitude alentour, la pauvreté s’allie en plus à la démence. A chaque rencontre de ce type, une démangeaison au ventre. Comme une balle toujours présente dans mon bide, une blessure ancienne qui se réveille parfois. Très tôt je fus amené à côtoyer l’oeil de l’habité. Je ne comprends toujours pas comment ma mère entra dans la famille paternelle. Réunion de la carpe et du lapin. Elle n’y resta pas longtemps, suffisamment pour engendrer deux gamins, des ’carpins’. Malgré le divorce, je continuai, enfant, à me rendre chez la mère de mon géniteur. Les visites chez la grand-mère étaient cependant placées sous surveillance. Pas trop longtemps et, surtout, ne pas accepter ses ’bonbons’, sous aucun prétexte ! La vieille femme, à la tête d’une smala dégénérée, pieuvre toute puissante dont les tentacules étaient ses quatre enfants et son mari immature, à jamais attachés à elle, n’avait pas perdu la tête mais, continuellement épuisée, dépitée par sa monstrueuse création, elle dansait au bord du gouffre. Je la revois, emmitouflée dans ses châles bariolés, comme une Mme Rosa en fin de course, sourire innocent aux lèvres, proposer constamment à ma sœur et à moi, jetés sur un plateau en argent, d’innombrables petits cachets colorés. « Allez-y, prenez ! C’est comme des bonbons ! » - « Mais, non, mamie : ce sont des médicaments ! Nous ne sommes pas malades ! » - « Des médicaments, c’est quoi ? C’est fait pour guérir. Donc, ça ne peut pas faire de mal, réfléchissez ! Allez-y, prenez ! » Et, comme pour nous convaincre, d’avaler de pleines poignées de pilules en chantonnant, sous nos yeux à la fois effrayés et attendris. La baraque était sale, l’ancienne maniaque était devenue laxiste. Je n’osais manger les plats préparés par ses soins : assiettes, verres et couverts étaient toujours suspects. Le grand-père, vivant comme un ermite au rez-de-chaussée, escaladait l’escalier pour venir chercher sa gamelle et disparaissait ensuite, tel un ado mal élevé, aussi indifférent à ses petits-enfants qu’il l’avait été avec ses rejetons. Les Rougon-Macquart version bretonne. Mes rares venues me laissaient fasciné par ce décor et ces personnages extra-terrestres. Les deux oncles, quotidiennement présents, tels des chatons mal sevrés, étaient terrifiants. Le premier, assommé par ses cachetons, était d’une mollesse inimaginable. L’oeil vide, la bouche baveuse, ses baisers de salutation étaient une épreuve. Intéressé par rien et personne, il naviguait dans l’inconnu, attaché seulement à sa matrice. Fêlé de naissance, comme l’autre oncle, il ne travailla jamais et mourut cramé dans son logement social, un garrot allumé au bec, shooté par ses drogues. L’autre était formellement l’opposé : sec, nerveux, ravagé par les tics, violent à la moindre contrariété. Obnubilé par De Gaulle et Mitterrand, il pénétrait dans la cuisine, n’interrogeait personne sur son quotidien et se lançait, tout de go, dans une déclamation des plus grands discours des deux hommes forts. Il fallait voir ce grand squelette lever les pognes vers le ciel et attaquer, la voix vibrante : « Je vous ai compris... » Le moindre signe d’exaspération, la moindre interruption et le drame pouvait se produire. Entrant dans des colères folles, le toqué saisissait chaises et vaisselle et brisait, menaçait, hurlait. Son père, larve jamais métamorphosée, s’enfermait, criminel, dans sa piaule, attendant la fin du cyclone. La grand-mère en pleurs implorait, sous nos regards atterrés et impuissants, finissant par appeler les pompiers. Ceux-ci venaient, calmaient le forcené et rappelaient à la vieille la situation irréversible de son fils et que, jusqu’à la délivrance apportée par la mort, à elle ou à lui, elle en resterait responsable. Il revenait le lendemain, elle l’accueillait ; cycle infernal, il reprenait ses récitations dont tout le monde se fichait et, aucun ne mouftait plus. Le principal problème était que les tribuns choisis avaient la plume facile et avaient, lors de leur longue carrière, été très productifs. Tonton avait encore beaucoup de matière pour continuer à empoisonner sa tribu. A la mort du président socialiste, un patron de bar quimpérois traita le sphinx de ’voleur’, devant le frère de mon daron. Son établissement fut quasiment détruit, en moins de dix minutes. La tante, elle, n’était pas folle. Juste déglinguée, nymphomane et camée. Des rumeurs d’attouchement, entre frère et sœur ou père et fille, je ne sais plus, vinrent à mes oreilles. Je n’essayai jamais de démêler le vrai du faux, ne considérant jamais ces tordus comme des proches, hormis la mémé, qui ne tarda pas, éreintée, à disparaître, me coupant pour toujours de la vision de ces débiles. N’empêche, la sève de cette branche pourrie irrigue pour moitié mes veines. Ma sœur refusa toujours d’enfanter, effrayée par la reproduction d’un tel schéma. Il est toujours étonnant de constater sur quelles constructions plus ou moins solides est construit chacun. Les influences, les démons cachés... ’Libre arbitre’ et ’liberté’, parfois, me paraissent des mots inventés pour les verbeux, les naïfs. Ou, les optimistes. Ma mansuétude relative envers mon père, je pense, vient de la connaissance du milieu qui l’a bâti. Lui, je crois, n’a jamais franchi le Rubicon. Toujours au bord. Ni fou, ni équilibré. Bien frappé, tout de même et, pour sûr, aussi couard que son géniteur. L’imitation du modèle initial, souvent, si elle n’est pas inévitable, peut en arranger plus d’un. Le seul héritage qu’ils me laisseront, ce con et sa troupe de givrés, est le souvenir de l’aberration. La folie est un tombeau et, moi, malgré la non-hérédité de ces tares, je sursaute tout de même, chaque matin, à la vision de ce mec, avec ses sacs, de la même façon que je sursauterais si je tombais nez à nez avec un fantôme.

En période de stress, mes crises d’angoisse, mes insomnies ou mon écroulement neurasthénique me donnent l’impression d’un regroupement familial impromptu dans ma caboche. Mes yeux clignent, mon épaule sautille, indépendante, et, soudain, l’image d’un oncle resurgit. Je tente de chasser l’image au plus vite mais, pourtant, ils restent présents, terrés, quelque part dans mes souvenirs, menaçants ou prophétiques. Et puis, non, je me ressaisis. Je me dis que non, je ne finirai pas à St Lazare, je ne terminerai pas flambé ; je ne fantasmerai pas sur la grandeur des autres, je ne m’enfermerai pas à double tour dans ma chambre ; je ne m’évaderai pas avec la chimie, je ne fuirai pas mes devoirs. Je peux encore aspirer à mieux. Je peux encore espérer. Des bourgeons sur des tiges condamnées, cela arrive parfois. Parfois, cela peut arriver. Encore faut-il, bien entendu, être bon jardinier.

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