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Affinités électriques, le songe obsédant d’une physique de l’âme (I) 

lundi 3 mars 2014, par Bernard Pasobrola

Lorsqu’il rédigeait son récit autobiographique, Freud ne soupçonnait pas que ce qu’il nomme un « édifice fantasmagorique » issu de la « suggestion médicale » se développerait et menacerait même, à peine plus d’un siècle plus tard, d’enterrer à la fois la psychanalyse et toute autre forme de psychothérapie en faveur de traitements électrisants s’appliquant aux entités physiques proprement dites, c’est-à-dire aux neurones en tant que tels.
Car le début du XXIe siècle entérine le triomphe du réductionnisme scientifique : le psychique est ramené au neuronal, l’individu n’est plus considéré que comme un ensemble de systèmes neuro-somatiques entièrement intelligibles à la science. Le rêve d’établir une « physique de l’âme » se réalise enfin grâce à l’observation directe du cerveau par la neuro-imagerie et aux traitements de neurostimulation électrique – traitements dont l’électrochoc est un ancêtre décrié et cependant bien loin d’être mort et enterré.


Affinités électriques, le songe obsédant d’une physique de l’âme (II)

Affinités électriques, le songe obsédant d’une physique de l’âme (III)

Affinités électriques, le songe obsédant d’une physique de l’âme (IV et fin)


Faradisation de malades dans l’unité d’électrothérapie de Charcot et Vigouroux à la Salpêtrière. Gravure de Daniel Vierge, 1887.



« Des milliers de malades ont été traités, ces dernières années, à la Salpêtrière. (…) les malades en traitement sont placés sur une série de tabourets isolants reliés à une machine électrique. C’est ce qu’on appelle le bain électrique. Sous son influence, on constate divers phénomènes physiologiques (chaleur, circulation du sang, etc., etc.), trop techniques pour trouver ici leur place. L’électrisation localisée se fait au moyen d’excitateurs appropriés. Les principales affections que l’on traite à la clinique de la Salpêtrière appartiennent à deux classes ; les maladies nerveuses (hystérie, névralgies, paralysies de toute espèce) et les maladies de nutrition dans lesquelles on comprend la dyspepsie, dilatation de l’estomac, chlorose, anémie, rhumatisme, etc. Le nombre toujours croissant des malades qui affluent à chaque consultation est la meilleure preuve de l’efficacité de ce traitement. Déjà connue, mais pas assez encore, cette nouvelle méthode thérapeutique, qui a déjà pris la plus grande extension, est appelée au plus brillant avenir. »
Extrait du journal hebdomadaire LE MONDE ILLUSTRÉ, 14 août 1887

Dans son ouvrage Ma vie et la psychanalyse, Freud confie que lorsqu’il quitte l’enseignement de Charcot à Paris pour rentrer s’établir à Vienne au cours de l’année 1886, son arsenal thérapeutique se limite à deux techniques : l’hypnose et l’électrothérapie. « Je m’en rapportai, en ce qui concerne l’électrothérapie, au manuel de W. Erb, qui donnait des prescriptions détaillées sur le traitement de tous les symptômes des maladies nerveuses. Je devais malheureusement bientôt reconnaître que ma docilité à suivre ces prescriptions n’était d’aucune efficacité, que ce que j’avais pris pour le résultat d’observations exactes n’était qu’un édifice fantasmagorique. La découverte qu’un livre signé du premier nom de la neuropathologie allemande n’avait pas plus de rapports à la réalité que, par exemple, une clef des songes “égyptienne” telle qu’on en vend dans nos librairies populaires, fut douloureuse, mais elle m’aida à perdre encore un peu de la naïve croyance aux autorités dont je ne m’étais pas encore rendu indépendant. Je mis donc l’appareil électrique de côté, avant même que Moebius n’ait proféré ces paroles libératrices : les succès du traitement électrique – quand il en est – ne sont dus qu’à la suggestion médicale. »
Wilhelm Heinrich Erb, l’auteur du volumineux traité d’électrothérapie paru à cette époque, était l’un des continuateurs d’une longue lignée de savants obsédés par l’invention de nouveaux traitements grâce à l’application de courants électriques plus ou moins intenses sur la peau de leurs patients.

À la Salpêtrière, Charcot ne s’est pas contenté d’hypnotiser ses sujets, il a fait un usage intensif de l’électrothérapie. Un service entier était consacré à cette technique et, nous dit un journal de l’époque, on y traitait chaque jours entre deux cent et trois cent malades.

Lorsqu’il rédigeait son récit autobiographique, Freud ne soupçonnait pas que ce qu’il nomme un « édifice fantasmagorique » issu de la « suggestion médicale » se développerait et menacerait même, à peine plus d’un siècle plus tard, d’enterrer à la fois la psychanalyse et toute autre forme de psychothérapie en faveur de traitements électrisants s’appliquant aux entités physiques proprement dites, c’est-à-dire aux neurones en tant que tels.

Car le début du XXIe siècle entérine le triomphe du réductionnisme scientifique : le psychique est ramené au neuronal, l’individu n’est plus considéré que comme un ensemble de systèmes neuro-somatiques entièrement intelligibles à la science. Le rêve d’établir une « physique de l’âme » [1] se réalise enfin grâce à l’observation directe du cerveau par la neuro-imagerie et aux traitements de neurostimulation électrique – traitements dont l’électrochoc est un ancêtre décrié et cependant bien loin d’être mort et enterré.

Pour comprendre comment ont été posées les bases de cette forme de réductionnisme et de ses principales métaphores – on parle, par exemple, de « l’activité électrique » du cerveau, de la « conduction électrique de l’influx nerveux », de « câblage » et de « circuiterie neuronale » –, il faut retracer l’histoire de l’électrophysiologie en remontant au siècle des Lumières, une époque marquée par les découvertes du « magnétisme animal » par Franz-Anton Mesmer et surtout de l’ « électricité animale » par son contemporain Luigi Galvani.

Vers le milieu du XVIIIe siècle, la société aristocratique se pressait dans les salons pour participer à d’étranges réunions autour des savants de l’époque et de leurs recherches. On ne dédaignait pas se soumettre à des petits chocs électriques générés par une bouteille de Leyde – lorsque plusieurs de ces bouteilles en verre remplies de feuilles d’étain étaient branchées en parallèle, elles constituaient une sorte de batterie.

Ou assister à d’autres expériences scientifiques : celle, par exemple, qui consiste voir tourner de grosses machines électrostatiques produisant des étincelles à la surface d’un globe de verre. En 1746, le physicien français Jean-Antoine Nollet (1700 – 1770) réalisait en présence de Louis XV une spectaculaire expérience dans la galerie des Glaces de Versailles : elle consistait à déterminer la vitesse de transmission d’un courant électrique issu d’une bouteille de Leyde à travers une chaîne humaine formée par cent quarante personnes.

La bonne société parisienne se passionnait également pour le « magnétisme animal » introduit en France par le médecin allemand Franz-Anton Mesmer (1734-1815). Ses traitements se déroulaient dans le décor luxueux de vastes salons à la lumière tamisée par d’épais rideaux. [2] Sous l’effet de ses passes magnétiques, censées faire naître une polarité et provoquer des courants dans le corps du patient, certaines personnes s’endormaient, d’autres étaient prises de convulsions. Dépassé par son succès, Mesmer mit au point le fameux « baquet » chargé de « fluide naturel » et autour duquel il rassemblait jusqu’à soixante personnes. Mais, violemment attaqué par l’Académie de Médecine, il dut renoncer à exercer son art en France. L’existence du « magnétisme animal » peinait à convaincre les autorités scientifiques.

En revanche, vers la fin du XVIIIe siècle, Luigi Galvani (1737-1798), professeur d’anatomie à Bologne, apportait la preuve de l’« électricité animale » découverte accidentellement en 1780 au cours d’une expérience où il observa la contraction des nerfs sciatiques des grenouilles qu’il disséquait. Il décrivit ainsi sa découverte dans son ouvrage De viribus electricitatis in motu musculari, Commentarius (Commentaire sur les forces de l’électricité dans les mouvements musculaires) : « J’ai disséqué une grenouille et l’ai préparée (de la manière habituelle), et ayant à l’esprit autres choses, j’ai placé la grenouille sur la table où se trouvait une machine électrique, mais l’animal en était éloigné. Quand l’un de mes aides a légèrement touché, par hasard, de la pointe de son scalpel le nerf crural interne de la grenouille, soudain les muscles des membres furent agités de convulsions violentes. Un autre aide présent eut l’impression que le phénomène se produisait quand une étincelle jaillissait de la machine électrique [...] Je fus alors pris d’un incroyable désir de refaire l’expérience et d’expliquer le mystère de ce phénomène. J’approchai donc la pointe du scalpel de l’un ou l’autre des nerfs cruraux, tandis que l’un des assistants faisait jaillir une étincelle. Le phénomène se reproduisit de la même manière. »

Après avoir effectué plusieurs autres expérimentations pour vérifier si l’électricité atmosphérique était en cause, il exclut cette hypothèse et tenta de provoquer les mêmes contractions en reliant le muscle et le nerf de la cuisse par des tiges en métal. Le résultat fut probant et il put constater que : « l’emploi de plusieurs corps métalliques différents avait beaucoup plus d’effet que l’emploi d’un seul et même corps métallique dans l’obtention ou l’augmentation des contractions musculaires [...] Si [...] un de ces éléments est en fer et un autre en cuivre, ou encore mieux en argent [...] les contractions seront beaucoup plus importantes et de plus longue durée. »

Ce qui le conduisit à cette conclusion fondamentale dans l’élaboration du mode de pensée de l’électrophysiologie moderne :
« Ces résultats provoquèrent en moi un grand étonnement et commencèrent à me faire soupçonner [l’existence d’]une électricité inhérente à l’animal lui-même. [Et, après une longue série d’expériences ...] il me sembla qu’on pouvait conclure, sans aucune hésitation, que cette électricité [...] se trouvait dans l’animal préparé. »
Le « fluide » conduit par les nerfs était donc pour lui de nature électrique. Il émanait du cerveau et pouvait être aussi conduit par du métal. Il s’accumulait à l’intérieur des muscles, lesquels étaient assimilables à des bouteilles de Leyde. Il suffisait donc d’établir le contact entre le muscle et le nerf au moyen d’une tige métallique pour provoquer la décharge de l’électricité contenue dans le muscle.



Les Commentaires de Galvani provoquèrent la réaction enthousiaste d’Alessandro Volta (1745-1827), professeur de physique à Côme, un savant de renom international lui aussi convaincu de l’existence de l’ « électricité animale ». Il reproduisit et élargit les expériences de Galvani, mais parvint à des conclusions divergentes. Les muscles n’étaient pas, selon lui, assimilables à des bouteilles de Leyde car il suffisait de relier deux points d’un nerf par une tige métallique pour obtenir la contraction du muscle. Le « fluide électrique » était donc conduit seulement par les nerfs. Pour Galvani, la tige métallique équilibrait les charges internes entre le muscle et le nerf alors que, selon Volta, c’était l’utilisation par Galvani de métaux différents, comme le cuivre et le fer, qui engendrait le courant et provoquait la contraction du muscle. L’électricité générée par les métaux excitait le nerf qui contractait le muscle. La controverse entre les partisans des deux théories – électricité animale ou électricité métallique – s’étendit à toute l’Europe.

Parmi les effets les plus durables de cette polémique, il en est deux qui participèrent de manière fondamentale à l’élaboration de la métaphore électrophysiologique : que l’on admette que le corps des animaux « contenait » de l’électricité ou, au contraire, qu’il conduisait une énergie extérieure, il devenait plausible que cette forme d’énergie fût au fond identique à celle que peuvent produire les métaux.

C’est à partir de la c