La Revue des Ressources

A voté 

dimanche 14 mars 2010, par Nicolas Bonneau

Peines perdues. Peines de cœur. Peines de langue. Panne d’acteurs. Panne de société. Peur de comprendre. Stop. Fini. Ça suffit. Recommence. Recommencer. Peines perdues. Cœur perdu. Encore. Langue perdue. Continue. Société perdue. Acteurs en panne. Stop. Arrête. Revient au début. Au problème de société. Dire comment c’était. Revenir avant. Au choc premier. Pétrolier. Signe de naissance : le pétrole. Aux infos toujours c’était l’année du pétrole contrarié. Tintin au pays de l’or noir. J’imaginais un Titanic gonflé ras la gueule titubant dans l’Atlantique et balançant sa merde toute sa merde sur les plages du camping de la Tranche-Sur-Mer. Dégueuler. Dégueulis. Pas propre. Pas beau à regarder. Corps souillés. Entrechoqués. Scène de cul sur la plage. Deux corps entrelacés. Avortement légalisé. Les pleurs de Simone à l’assemblée. Huée la rescapée ! Morale inquisitrice prête à rallumer le bûcher. Manches longues pour oublier la peau marquée. L’avorteuse d’Auschwitz. Honte à ceux qui l’ont surnommée. Merde à l’assemblée. Le grand dégingandé s’invite à la télé chez les éboueurs spécialisés. Ça faisait rigoler. De là à l’imiter. Début de crise. Stop. Prendre un temps. Respirer. Rien l’impression d’oublier là. Rien l’impression. Ça grandit dans la poussette bleue et verte. Cagoule. Sous pull. Blouse de la laïcité. Éducation. Autorité. Tout ça cassé. Parents paumés. Deuxième fournée. À digérer. Dolto parle à la radio. Ça faisait rigoler. Les temps ont changé. Dylan passe à la télé. Rien à usiner. T’es rentré là-dedans à vingt ans pour jamais en sortir. Si t’avais su qu’est-ce que ça aurait changé. Ton boulot maintenant tu rampes pour le garder. T’accrocher. Demander pitié. Les chaînes fermées. Bilan déposé. Délocaliser. Petits chinois serrant les vis avant de savoir parler. Intoxiqué. Amianté. Deux années de retraite gagnées. En profiter si pas trop abîmé. Profiter de tes 70% d’invalidité, surdité, tes oreilles qui font répéter, le bruit des machines est resté à l’intérieur, le pilon métallique qui tape sans répit, frappe, tenir la cadence, respire, ta main dessous, vite l’enlever, tant pis pour toi Papa, fallait plus vite, te reste tes yeux pour souder, tes yeux rouges enflés de lapin maximatosé, tant pis Papa, fallait mieux étudier, pas venir te plaindre maintenant, d’ailleurs tu ne te plains pas, non tu ne te plains pas. Première décision de la journée. Le convaincre de pas voter pour l’autre mais plutôt pour l’autre. Pourquoi. Expliquer. Le long. Le large. Le traviole. Ton meilleur copain est Portugais. Je sais. Les Portugais c’est pas pareil. Et les noirs. Sais pas. Sont noirs. D’accord. Et alors. Sont noirs. Ça sent fort. Arrête de déconner. T’as déjà senti un noir. Non. On s’en fout. L’odeur on s’en fout. Te laisse pas manigancer. Toi t’as le bruit. Tout le temps. Le bruit dans tes oreilles. Bourdon. Cadence. Marteau-pilon. T’as le bruit déjà. Laisse l’odeur va. Laisse l’odeur. Rien à gagner de ce côté. C’est bon. C’est gagné. Ira voter. Plus un. Plus un. J’ai gagné. Le verrai ce soir à la télé. Celui-là, oui celui-là, c’est le mien, celui gagné, le plus un qui fait tout basculer, il est beau à la télé. Stop. J’arrête. Ça suffit. Prière s’il te plaît. S’il te plaît prière de continuer. Pourquoi. Peux pas. Je peux pas. Mon gigot au feu. Je pars à la pêche. Suis venu en charentaise. Comme à la maison. C’est un peu chez moi ici non. Non. Ah bon. Croyais. Un peu chez tout le monde croyais moi. Sont où les insignes. Sont où. Sur le fronton de la mairie. Je regarderai en sortant. Merci. Ce soir. Dépouiller. Non pas ce soir. J’aime pas dépouiller. Les singes oui. Ils aiment dépouiller. Demandez aux chimpanzés. Oui c’est ça. Pas moi. Non pas moi. Pas ce soir. Y’a. Enfin y’a. Enfin je peux pas. Un truc urgent. Oui c’est ça. Urgent. Je peux pas décommander. Un truc à la télé. Désolé. La prochaine fois. Oui la prochaine fois. On verra. Hein on verra. Parce que la dernière fois, ça a rien changé. Comment. Non rien. Rien changé. Je le pense. Oui. Je le pense. Pas dire ça. Non pas dire ça. Ça fait le lot de. Ça fait le jeu. Ça fait le nid. Je m’en fous. Vous dis que pour moi rien changé. Je suis venu. Estimez vous heureux que je sois venu et qu’il y ait encore des gens comme moi pour sauver vous savez quoi. Estimez. Stop. Arrête. Ils attendent. Y’a la queue. Pas tout seul ici. Veulent prendre le wagon. Monter dedans. Pas rater la marche. À la queue comme tout le monde. À la queue les trompés, les cocus, les zéros de conduites, élèves du fond de la classe, défavorisés, congés payés, à la queue y’en aura pour tout le monde pas la peine de pousser. Stop. Arrête de guignoler. Prend le papier. Avance. Glisse dans l’enveloppe et tais toi. Fais pas le malin. Devoir à accomplir. Mémoire à verser. J’y étais. Penser à ceux qui sont tués. Mort pour ce droit-là. Merci. Je connais. A voté. A voté. Signez-là. Là. Le papier. Devant vous. Oui. Signez. Dépêchez. A voté. Devoir civique. Devoir de désobéissance. Faire ses devoirs. D’accord mais après les dessins animés. Rigole pas. Non rigole pas. Y’en a qui sont tombés. Je sais. Je sais. On peut quand même rigoler non. Tous dans le même sac. Dis pas ça. Dis pas ça. Oui je sais ça fait le jeu. Dis pas ça. Je le dis parce que tu veux pas que je le dise. D’accord. D’accord. Accord patronal. Accord salarié. Accord entre le syndicat et les licenciés. T’étais là. T’étais là tu m’as raconté. République. Place embastillé. Des milliers tu disais. Des millions vous étiez. L’homme debout. L’homme là sur l’estrade. L’homme aux grandes dents de devant. Rabotées les dents. Je l’ai aimé. J’avais. J’avais. J’ai honte de dire ça maintenant. Non. Je le dis. J’avais son affiche. Sa photo dans ma chambre. Ça me faisait rêver. Génération il y avait marqué. J’aimais ça. A voté. Digéré. Avorté. Mangé par l’Histoire. L’araignée, la toile du marché a pris le dessus, a gagné. Merci. A voté. Tu m’as raconté tout ça. T’as pleuré tu m’as dit, t’as pleuré ce jour là. T’as pleuré après aussi tu m’as dit. Trahi tu m’as dit. Faut pas tout jeter. Pas jeter l’eau du bain. Il peut en rester. A voté. Je détestais l’autre côté. Le grand fossé. Les cravachés. Les billets de 500 francs gagnés à la pelletée. Les ennemis jurés. Détestais. Comprenais pas comment on pouvait être de ce bord-là. Tous les privilèges du même côté. La richesse pas partagée. Comprends toujours pas. C’est plus compliqué maintenant. Mais pas tant parfois. Plus compliqué mais pas tant. Stop. A voté. Ça suffit. Z’êtes exprimés. Laissez la place. Ou alors militez. On en manque. On en cherche. C’est la crise. Ça milite plus. Ça y croit plus. Le 21 te souvient. Séisme péteux. La France se fait peur. Se donne des frissons. Il est encore fécond. Solidarité. Mouvement dans la rue. Prise de conscience. Renouveau. Retombée. Le cri péteux s’est écrasé. Rien changé. Si. L’île de Ré a gagné un habitant. Dans mon dos République où l’animal se pavane, à ma droite Tapis Rouge, à ma gauche l’Atelier. Qui c’est qu’a gagné. Je lance le jeu, la toupie tourne, tourne, le premier qui tombe se relève et l’autre a gagné. Arrête citoyen. Arrête. Pense à Robinson. Perdu sur son île. Royaume impossible. Dictature des arbres et de la forêt. Civilisateur du Vendredi. Pense à la démocratie. Marat. Robespierre. Convention. Séparation. Pense aux symboles. À notre fierté. Notre place dans le monde. Le modèle à l’abattoir. Stop. Me fait pas rigoler. Merci Madame. Veuillez signer. Ici. Oui ici Madame. Merci. Bonne journée. À voté. Au fait pourquoi je vote pas moi aux USA c’est bien eux non c’est bien eux les dirigeants de la démocratie mondiale c’est bien eux qui envahissent les têtes et les écrans alors pourquoi je voterais pas pour eux. Stop. Désolé on a plus de pouls. Devoir s’arrêter. Électroencéphalogramme plat. Fauché en plein vol. Comme un lapin. Désolé. Médecin à son chevet. Peut rien faire. À moins. À moins que... sursaut citoyen. Une révolution ? Non non. Pas une révolution quand même pas. Pas une révolution. Une révolte alors, c’est bien ça une révolte docteur. Non. Arrêtez de jouer. Faire l’acteur. Oui c’est ça. Pourquoi pas. Devenir acteur. Citoyen si vous préférez. C’est bien ça. J’aime bien l’idée. Acteur citoyen. Merci docteur. Validé. A voté. Attendez. Partez pas. Une précision encore. Euh... l’ordonnance, c’est qui qui va payer ? Bon d’accord. Ça va coûter. D’accord. Chacun se mouiller. Un tout petit peu alors. Un tout petit peu d’accord. Se mouiller jusqu’aux mollets ça va. Merci docteur. A voté. C’était quand déjà, oui, c’était quand la dernière fois que je me suis révolté, c’était quand. La dernière fois que j’ai été citoyen. Merci. Vraiment citoyen. A voté. Investi dans la cité. A voté. Arrête, t’es plus chez les Grecs sur le mont Parnasse. Ramasse la merde de ton chien sur le trottoir avec ton petit gant cellophané, merci déjà ça, un début, déjà un début. A voté. La dernière fois que j’ai été citoyen, c’était quoi. Ah si. Me souviens. Quand j’ai éteint la télé. Débranché la télé. Mis un drap blanc dessus. Décidé d’arrêter la lobotomie industrialisée. Décider d’arrêter. Décidé. Merci Monsieur. A voté. S’il vous plaît là-bas, oui vous là-bas, s’il vous plaît, fermez le rideau, oui le rideau, fermez le, un seul à la fois, oui un seul, on est pas chez Mémé, c’est la République ici, respectez. C’était quand vraiment la dernière fois. Putain j’arrive pas à me rappeler. Quand est-ce que je me suis transformé. A voté. Quand est ce que je suis passé. A voté. De citoyen. A voté. À consommateur planétaire. A voté. Prière s’il vous plaît. Écoutez, oui tout le monde écoutez, prière s’il vous plaît, écoutez c’est important... A voté... Le bureau va fermer, dernières minutes, on sait pas si va rouvrir, dépêchez, prière de laisser vos scrupules à l’entrée. Stop. A voté. Panne de société. Prière de pas réanimer.

à Villeneuve-lès-Avignon, octobre 2004

P.-S.

Né en 1973 dans les Deux-Sèvres, Nicolas Bonneau a été élevé dans une ferme où la littérature rivalisait d’égal à égal avec les moissonneuses-batteuses. D’abord comédien, il se consacre aujourd’hui au métier de conteur et d’auteur. Plusieurs de ses pièces ont été jouées en France et au Québec, notamment, Mon Père, peut-être, Fil de Fée, Fog et Bobo, Ton absence a commencé le jour de mon départ, ainsi que plusieurs brèves théâtrales. Ses nouvelles ont été publiées dans différentes revues. Après une résidence d’écriture à La Chartreuse d’Avignon en compagnie du metteur en scène Solange Oswald, il bénéficie d’une résidence d’écriture à Montréal, en 2005.

Texte publié le 9 mai 2005 dans la revue des ressources.

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