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À quoi pense l’Université ? 

La vie intellectuelle en France (2)

jeudi 15 mai 2003, par Anna Sprengel

Voici le deuxième volet d’une série d’articles consacrés à la vie intellectuelle en France.

L’université fut un haut lieu de la pensée, l’ancrage professionnel des pontes qui allaient devenir des intellectuels. Lieu de formation de la relève et des élites, elle constituait également un lieu de production et de diffusion des œuvres par lesquelles les intellectuels construisaient leur réputation, la légitimation de leurs discours publics et leur consécration. Aujourd’hui encore congrès et colloques se succèdent pour parfaire les échanges d’idées et la circulation des points de vue, bien qu’elle soit attaquée de toute part en tant que ferment d’une génération de chômeurs diplômés.

Il fut un temps où l’on parlait de République des Professeurs, de hussards noirs chargés de répandre l’esprit des nouvelles lois, et déjà le latin était chose perdue, et le niveau baissait dangereusement, sur le mode « où va l’école, mon bon Monsieur ? ». L’université déjà produisait chaque année trop de diplômés, donnant lieu à un « prolétariat de bacheliers » (Barrès, 1897), à tout le moins un prolétariat intellectuel dont on ne savait que faire, d’autant qu’il pensait, un peu trop, et souvent défendait Dreyfus. Les débuts de la démocratisation du savoir et de sa massification allaient de pair avec une dégradation de l’enseignement, un déracinement de l’esprit des terroirs, et une dissolution des mœurs et de l’ordre. Comme les discours se répètent...

L’université était apparemment le refuge des intellectuels, le lieu des rencontres et en ce sens d’inscription dans le monde, là où avaient cours les grands débats politiques et les révolutions scientifiques ; les professeurs se passaient le mot pour formater des élèves à la place publique, les « normaliser » en vue d’une aristocratie de la pensée. On se choisissait quelques maîtres à penser, avant de soi-même influencer toute une génération d’étudiants. Et quelques-uns préféraient travailler hors de l’université, apprendre d’autres langages et acquérir une expérience irremplaçable, plutôt que de transmettre la même parole usée des institutions.

On a pris soin depuis 68 de mettre à l’écart des centres-villes les facultés, de les couper du reste de la société, et de les cantonner dans une classe sociale qu’on appellera avec condescendance bourgeois bohèmes, fantasme dont on ne sait au juste que peu de choses. Les organes de presse et d’expression étudiantes ont été muselées au profit de soirées sans lendemain ; le nombre des étudiants a augmenté sans le corollaire des revues et des associations politisées, développant ainsi le repli sur soi et le malaise estudiantin, ou les manifestations sauvages et l’engagement non partidaire. Les scandales financiers en son sein ont fini de les dépolitiser, du moins en apparence. Il n’est pas étonnant dans cette mesure que nombre d’étudiants éprouve le besoin de s’engager dans diverses associations souvent caritatives, ayant par là la possibilité de trouver une place dans la société, et une reconnaissance de leur savoir et savoir-faire.

Les maîtres à penser sont passés de mode ; en quoi il s’agit désormais de penser par soi-même, et de se choisir un destin politique hors d’une pensée unique. Mais ne vaut-il pas mieux donner à réfléchir plutôt que donner des leçons ? L’institution a ses restrictions de parole et reconduit l’héritage mal digéré de Mai par l’intermédiaire de ses pontes cooptés : qu’on sache qu’à la Sorbonne il est parfois de bon ton d’être de droite et d’extrême droite ; l’université reproduit bon an mal an la répartition politique générale, sans avoir le temps d’expliquer le fonctionnement des institutions politiques, et la franchise d’exprimer ses propres opinions. Le neutralisme des professeurs conduit à une homogénéisation inerte de la vie politique estudiantine, pour ne pas dire à l’apolitisme.
Pourtant les grandes batailles d’hier, sur la démocratisation du savoir, l’accès à la culture, ont encore lieu d’être, et les grandes tensions entre classes sociales existent encore, voire plus que jamais, attisées par la crise économique. Tout le monde n’a pas les moyens de s’offrir des études, ou de se payer une école de commerce privée. Chaque année des études sociologiques font état du malaise de cette jeune génération, qui a du mal à apercevoir son avenir, forcément bouché.

Avec la démocratisation du savoir, la fonction intellectuelle critique s’est généralisée, au grand dam de certains qui y voient un potentiel de trouble social, notamment en ces temps de crise de la représentativité politique : les manifestations de rue se multiplient, sans qu’elles soient cadrées par un parti ou un syndicat fort. Mais il ne s’agit pas d’accuser les professeurs, plutôt d’interroger les institutions et instances politiques existantes : cette critique massive, bonne en soi et propice au fonctionnement de la démocratie, n’a simplement pas les moyens de s’exprimer, de coordonner ses discours, et de s’organiser. Une jeunesse éclairée mais qui n’a pas encore trouvé le sens de sa révolte, et le moyen d’élargir son horizon cherche sa voie, et des espaces où s’exprimer.

L’université, en premier lieu, ne pense pas, elle réfléchit. Si la démocratisation du savoir s’est améliorée depuis les analyses de Bourdieu, il n’en reste pas moins que le pourcentage de fils d’ouvriers et des classes populaires, de jeunes femmes, d’étudiants issus de l’immigration, reste faible, et tend à s’annuler lorsqu’on s’élève dans la hiérarchie des diplômes. L’université continue donc de refléter les classes sociales et les inégalités qui y règnent, et le concept de discrimination positive qui a cours dans certaines grandes écoles est loin d’être acquis : elle réfléchit la société, avant de la penser.

En second lieu, l’université ne pense pas mais donne les moyens de penser. Elle ne présente plus une école unique, peut-être deux, influençant l’ensemble des domaines d’études et favorisant le corporatisme, mais laisse libre cours à de nombreux courants ou chapelles, propices à un renouvellement critique des analyses, particulièrement en sciences humaines. Elle concourre à former l’esprit critique des étudiants, qui trouveront ailleurs le moyen de développer une pensée autonome, créative, de se faire un nom avant de briguer des postes dans les instituts de recherche et les hauts lieux de la pensée, qui sont encore trop fermés aux jeunes générations.

En troisième lieu, l’université n’est plus l’asile de l’intellectuel, en ce sens qu’on observe une fragmentation et une atomisation des savoirs contraire à une vision synthétique du monde. La spécialisation accrue des domaines d’études forme non plus des intellectuels mais des spécialistes, des experts qu’on interrogera dans le cadre de leur champ de compétence, mais qui sont désormais incapables d’avoir une vue d’ensemble de la société. Conséquemment, on ne parlera plus de vie intellectuelle en son sein, mais de vie universitaire, d’autant que l’expert tend à délégitimer l’intellectuel ; autrement dit l’analyse se substitue à la synthèse et l’occulte ; arrive le règne des fast thinkers dont le nombre est fonction des sujets à traiter, sans l’engagement dans des idées et des courants politiques, puisque ces derniers se réclament de l’objectivité scientifique.

La spécialisation a entraîné un isolement des chercheurs entre eux, confinés dans leurs laboratoires et bibliothèques, ne connaissant qu’à peine, voire pas du tout, les avancées de leurs congénères, au sein d’une même discipline. Que dire alors des travaux des autres chercheurs, dont l’apport, s’il n’est certes pas immédiat, peut avoir des retombées bénéfiques ? Si cet isolement permet un approfondissement des thèmes de recherche, il fait obstacle à la mise en commun des travaux, car chacun s’enferme dans les méthodes épistémologiques de son domaine en niant pour s’imposer l’aide heuristique des autres, qui serait une remise en question trop brutale de leurs a priori. Aussi sur un même sujet les études restent-elles closes, et seul l’étudiant ouvert d’esprit a la curiosité de regarder les à côtés de sa discipline : mais les thèses ainsi écrites finissent dans les archives des bibliothèques ; quelques unes d’entre elles sont réécrites et publiées. Puis suivent quelques articles dans des revues spécialisées, des interventions dans des colloques, des co-éditions, enfin la cooptation par les pairs, et le silence, une fois le thésard établi.

Cette vie universitaire et non plus intellectuelle s’enferme dans des débats de hauts vols qui n’ont que peu à voir avec les débats publics. Bien plutôt refuge de la pensée frileuse, elle renferme des professeurs qui se sont retirés des enjeux de leur temps, quand on attend d’eux une lecture critique et approfondie de l’actualité. Elle couve des études neutres, des thèses suffisamment consensuelles pour établir un plan de carrière, et des étudiants qu’on passe sous le silence des grands noms de leurs directeurs de recherche.

A cet égard il n’est pas étonnant non plus que les cinéastes et artistes aient pris le relais dans les médias du rôle d’engagement des professeurs, des prises de position, et d’éclairage des aspects problématiques de la société. Pour atteindre la société dans son entier, l’image et le discours véhiculés par le cinéma ont pris plus d’impact que les quelques articles des universitaires, qui ne prennent plus le temps de raisonner, d’expliquer, de prendre parti et de proposer des solutions. Le gris de l’université a fait place au rose du spectacle.

Face au rétrécissement du champ de compétence des universitaires, par ailleurs nécessaires à une compréhension éclairée et globale du monde, il convient à mon sens de créer des groupes de réflexion où chacun apporte son savoir, dans une approche pluridisciplinaire des thèmes qui font les enjeux d’aujourd’hui. Croiser les savoirs, métisser les points de vue, est aussi une manière de rompre la solitude des champs de bataille. Peut-être ces groupes existent-ils déjà, mais je n’en ai pas entendu parler, ce qui renvoie par ailleurs au troisième de ces articles, à savoir le pouvoir de l’intelligence.

C’est pourquoi j’appelle les professeurs, les étudiants, de toutes les disciplines, à apporter leurs contributions dans des débats contradictoires qui se prolongeront par des articles publiés au sein de la Revue des Ressources, et dans des livres pour lesquels je souhaite l’aide de maisons d’édition. Convaincue du potentiel de réflexion des jeunes générations, en particulier, et de leur capacité à inventer des solutions aux problèmes d’aujourd’hui, je les engage à une prise de conscience de leur rôle, et les invite à poursuivre ces articles par leur propre expérience.

Il s’agit dès lors de s’interroger sur la place du politique dans la pensée et la vie, et de comprendre la notion d’engagement. C’est ce que je me propose d’analyser dans le prochain article, intitulé « Politique de l’intelligence, intelligence du politique ».

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