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Self-discharged  

par David Gascoyne

jeudi 30 mars 2023, par Michèle Duclos

Self-discharged

« Self-discharged » a été publié une première fois dans la revue Resurgence N°115 (avril 1986, diffusé sur les ondes de la BBC, Radio 3, le 21 novembre 1985, avant d’être repris dans Selected Prose 1934-1996 par les soins de Roger Scott, aux éditions Enitharmon, en 1998.

Une première traduction a paru aux éditions Dufourg-Tandrup de Bordeaux en 1992 sous le titre « Quitus » dans un volume intitulé Exploration ; dans la traduction de Michèle Duclos, comme pour les textes qui suivent.

Auto-acquittement

Ainsi donc, depuis quelque temps déjà vous aviez deviné ce qui m’est arrivé ? Bien sûr, je n’ai jamais tenté de le dissimuler, et je me doutais qu’un jour ou l’autre quelqu’un autour de moi finirait par le décou­vrir. Avoir été reconnu officiellement aliéné n’est pas précisément le genre de chose qu’on a envie de crier sur les toits ; mais d’un autre côté, cela ne m’affecte absolument pas.
Suis-je guéri ? Il me semble bien que oui. Honnêtement, je ne crois pas que je connaîtrai à nouveau ce genre de dérangement. Ce fut comme un tunnel sombre, et pourtant l’étrange est que tout paraissait mysté­rieusement lumineux, si bien que je peux maintenant me rappeler presque tout en détail. Le lieu, les gens, les incidents incessants. Beaucoup de désagréments, bien sûr, et pourtant alors je traversais ce que l’on pour­rait appeler une phase d’euphorie maniaque. Avec le recul j’ai du mal à l’expliquer.
Un ensemble particulier d’événement me revient souvent à l’esprit. Il concerne trois pensionnaires intemés très différents, et ce qu’il advint d’eux m’a probablement affecté plus que tout le reste dans cet asile, bien que ce soit seulement après avoir été libéré que j’ai pensé à établir un lien entre eux. Mais pour être plus clair je vais d’abord expliquer com­ment j’en vins à être interné.
Vous dîtes avoir vu dans la presse un récit succinct de mon échauffourée au Palais de Buckingham. Le dérangement mental qui y mena pourrait être présenté comme le fruit d’une forme avancée de millénarisme ; il se manifesta comme une conviction irrésistible qu’était proche la fin du monde tel que nous le connaissons.
Dans la foulée, j’étais convaincu d’avoir reçu mission de faire connaître le secret que j’avais reçu à la Famille Royale dont j’imaginais qu’elle aurait un rôle particulier à jouer dans un avenir utopique glorieux. Le tout était encore compliqué par l’obsession que la Scientologie menaçait de s’emparer du monde à la manière des adeptes de la vivisection de Mendel.

Quand j’arrivai tôt un matin aux grilles du Palais pour communiquer au monarque ma révélation sur la situation spirituelle du monde, je me heurtai immédiatement aux pouvoirs terrestres en la personne d’un jeune garde. Après un affrontement bref et confus, je fus interrogé par un agent de la sécurité d’une politesse surprenante. On m’expliqua qu’en attendant que soient menées certaines enquêtes indispensables il me faudrait atten­dre dans une cellule toute proche. Là, au bout d’un moment je fus pris d’un accès de claustrophobie accompagné d’hallucinations visuelles aux couleurs étonnamment vives, centrées sur le trou de la serrure de la porte blindée. Dans cet espace circulaire réduit je distinguais clairement les traits inconnus d’un jeune homme absorbé apparemment dans une conversation animée avec une femme qu’il semblait avoir rencontrée la veille. Leurs voix mêlées me parvenaient mais ce qu’ils disaient me restait inintelligible. Tandis que j’étais absorbé dans ces phénomènes sans précédent, la clé tourna dans la serrure et l’agent de sécurité entra accompagné de deux paisibles individus en civil, qui me proposè­rent de m’emmener en voiture dans un lieu qui, ils en étaient sûrs, me plairait. Toujours convaincu qu’il y avait là un lien avec ma mis­sion sumaturelle, je sortis avec eux dans la cour, montai dans leur voiture et nous part­îmes.
Notre destination restait entièrement mys­térieuse, mais j’étais convaincu qu’il allait se produire quelque chose de remarquable et que m’attendait une étape nouvelle et cruciale de ma destinée. Finalement la voiture ralentit à l’approche d’un imposant édifice avec un per­ron qui menait à un portique surmonté d’une tour à horloge. La voiture fit le tour jusqu’à l’une des ailes, dont la porte de service vitrée fut ouverte par un homme en blouse blanche portant à la ceinture un assortiment de clés en trousseau. Il me mena tout près de ce que j’appris plus tard à connaître comme le "pavillon d’accueil". Alors que nous traver­sions cette longue salle, sur les murs de la­quelle j’eus le plaisir de reconnaître des repro­ductions de Corot et de Constable, je remar­quai la présence d’une foule d’individus bizar­rement assortis, jeunes et vieux, et soudain j’eus l’intuition que ce lieu était rempli d’infortunés qui attendaient le secours spiri­tuel qu’il était de mon privilège de leur appor­ter. Puis soudain j’aperçus le visage d’un jeune homme couché en chien de fusil, les vêtements de jour en désordre, à mi-longueur de la salle. Je reconnus ce visage comme celui dont il m’avait été donné d’avoir la vision plus tôt dans ma cellule solitaire. J’avançai dans sa direction, et le jeune homme leva les yeux avec un sourire de douceur angélique qui transforma son expression jusque là fermée. Percevant cela, mon guide m’entraîna impa­tiemment dans un bureau tout proche, où m’attendait une longue procédure d’interrogatoires, de formulaires à remplir et autres formalités de routine. J’ignorais que le jeune homme que je pensais avoir reconnu allait devenir l’un des trois cas exceptionnels dont je vous ai annoncé le récit.
Il me fallut une bonne semaine pour commencer à saisir tant soit peu la réalité de ma situation. Étant donné que nombre de gens en possession indiscutable de leurs facultés mentales ont du mal à définir la réa­lité, imaginez un peu mes difficultés. Pour commencer, mon appréhension du temps semblait s’étirer et raccourcir à la manière d’un accordéon. Les institutions comme celle où je me trouvais sont prévues pour fonctionner sur des emplois du temps stricts. À des individualistes comme moi, cela peut présen­ter des difficultés d’adaptation exaspérantes, mais à qui traverse un état de turbulence in­térieure cela procure une sorte de rambarde protectrice. Avant peu, de l’extérieur mon comportement pouvait paraître rai­sonnablement calme et contrôlé, mais j’étais toujours assailli par les fantasmes les plus in­sensés ainsi que par des erreurs d’interprétation. Beaucoup de celles-ci nais­saient de mon observation des autres pen­sionnaires. Mais outre les autres patients il me fallait situer les membres du personnel soignant, ainsi que les docteurs et les psy­chiatres. Certains des infirmiers étaient dé­voués et compréhensifs, d’autres immanqua­blement du type du chef scout, tandis qu’une minorité notable semblait confondre le métier d’infirmiers avec celui de geôlier. Le psychiatre qui dirigeait l’hôpital était à la fois lucide et ouvert, mais on n’avait que trop rarement l’occasion de lui parler, étant donné qu’il n’avait qu’une minute ou deux à accorder à chaque patient.

Mais revenons aux patients et en particu­lier au jeune homme qui avait retenu mon at­tention le jour de mon arrivée. Il ne me fallut pas longtemps pour découvrir qu’il était con­sidéré comme le plus sérieusement dérangé de tous les pensionnaires. D’apparence juvénile, il avait en fait dans les vingt-cinq ans. La plu­part du temps il paraissait inoffensif, serein mais non pas demeuré. Il s’intéressait très peu aux autres, mais à l’occasion nous échangions des sourires. Un infirmier l’habillait avant le petit déjeuner, après quoi il s’allongeait en chien de fusil dans un coin. Deux ou trois fois par semaine il recevait la visite de ses parents, un couple tranquille en présence de qui il s’animait un peu, bien qu’il mangeàt les biscuits et les barres de chocolat qu’ils lui apportaient sans conviction et ré­pondît à peine à leurs efforts de conversation. Pourtant il semblait au moins momentané­ment regarder sa mère avec un semblant d’affection normale. À l’heure du départ, il les suivait des yeux jusqu’à la porte, pour retom­ber immédiatement dans l’indifférence.

Chaque fois qu’il faisait beau, les occu­pants de notre service sortaient sous la sur­veillance d’un infirmier, groupe désordonné, bavard et fréquemment querelleur, faire un tour dans le grand parc. Je déteste qu’on me mène en troupeau, mais c’était un soulage­ment que d’échapper pour un temps à l’enfermement de notre salle commune, qui offrait pour seules distractions un billard, des magazines et des livres dépenaillés, et un poste de télévision en noir et blanc. Très vite, au retour de ces sorties, je remarquai que le jeune homme ne venait pas et restait blotti dans son coin. Un après-midi, nous décou­vrîmes que le poste de télévision, qui à cer­tains moments de la joumée attirait un public nombreux et motivé, avait été réduit à l’état de débris irréparables pendant notre absence. Le jeune homme d’aspect inoffensif était invisi­ble. En fait il passait ses premières vingt­-quatre heures en cabanon.
Peu après cet incident eut lieu la réunion mensuelle où les médecins faisaient le point sur l’évolution de nos cas. À la suite de quoi on se trouvait promu, confirmé sur place, ou descendu dans un service plus sévère. À la fin du premier mois, mon comportement appa­rent avait réussi à convaincre les autorités que mon état s’était suffisamment amélioré pour permettre qu’on me dise :

«  Nous avons décidé de vous envoyer demain à Hartwell House. Les choses se présentent différemment là-bas, c’est beaucoup plus confortable et vous y serez beaucoup plus libre. Si vous vous comportez raisonnablement, vous devriez vous y plaire et faire des progrès rapides.  »

Comparé au pavillon d’accueil bondé et sou­vent houleux, mon nouveau lieu de séjour ressemblait plus à un hôtel qu’à un hôpital : il comprenait un salon avec des fauteuils pro­fonds, et la télévision en couleur. Dans le hall d’entrée le téléphone était à la disposition des résidents n’importe quand sans permission. Ce qui me surprit le plus fut la liberté d’aller au "pub" local tous les soirs entre six et huit heures. Par ailleurs la présence était requise chaque jour au Centre d’Ergothérapie. Cela me déplut au début mais par la suite je dé­couvris que je pouvais me distraire à ma ma­nière sans trop d’intervention de la part du brave et solide natif d’Europe centrale qui en assumait la responsabilité. Son domaine était une grande pièce équipée comme une salle de classe, avec estrade, piano, tableau noir et rangées de bureaux, et une kitchenette qui offrait du thé, café et biscuits entre les sé­ances d’expression parlée, de peinture à la gouache et de loto.
J’en étais alors arrivé à accepter d’être considéré officiellement comme mentalement aliéné mais, tout en conservant la plupart du temps d’inexplicables vestiges de lucidité, j’étais impuissant à contrôler les obsessions qui m’envahissaient. Aucun des patients avec qui je me liai d’amitié n’était indubitablement fou, et il ne s’agissait pas uniquement d’hommes, bien que pour sûr les dortoirs fus­sent séparés. L’une de ces amitiés à laquelle j’attachai beaucoup de prix alors était pour une jeune femme de la banlieue londonienne radieusement blonde ; elle s’appelait Gloria mais en mon for intérieur je la rebaptisai Aurélia. L’attention ravie qu’elle portait à mes délires verbaux n’était pas pour rien dans l’intérêt que je lui portais. Très vite elle prit l’habitude de m’offrir chaque jour une fleur qu’elle allait cueillir sans se cacher dans une plate-bande du parc. Gloria ne venait pas au Centre d’Ergothérapie aussi régulièrement qu’elle aurait dû, mais ses apparitions provo­quaient des sifflements admiratifs. Je m’enorgueillissais de ce qui me paraissait être un lien spécial avec cette Beauté si populaire. Peu après notre rencontre, elle s’éprit d’un ancien pensionnaire de la prison de Dartmoor, qui avait jadis tué un camarade de travail mais avait retrouvé un équilibre suffisant pour être transféré à Hartwell House.
La plupart de mes amitiés temporaires d’alors furent contractées autour d’un "verre" au pub mentionné plus haut, et qui pour les habitants du coin était "À l’Enseigne des toqués" [1]. Durant l’heure environ que j’y pas­sais, je m’efforçais d’engloutir autant de bocks que possible ; Gloria était abonnée à une con­coction connue sous le nom de "snowball" [2] mais avalait tout ce qui pouvait être couronné par une cerise confite. Son compagnon avait un penchant pour le rhum ; un jeune homme sombre, fils d’un géophysicien et son amie préféraient des panachés. Un seul membre de notre groupe refusait obstinément de prendre quoi que ce soit de plus fort que du jus defruit ou du canada dry. C’était une personne avenante qu’on appelait familièrement Mac parce que d’origine écossaise, bien que son accent ne le révélât pas sur-le-champ. Parais­sant approcher la quarantaine, elle portait les cheveux courts et des vêtements discrets ; sa conversation était pleine de chaleur tempérée par un sens aigu de la répartie. Elle ne cher­chait pas à cacher qu’elle faisait partie de l’Association des Anciens Alcooliques et si on la taquinait à ce sujet elle se lançait dans l’éloge de cette organisation. Avant peu égale­ment, il me devint évident qu’elle avait une attirance pour les personnes de son sexe et ne cherchait ni à s’en vanter ni à s’en cacher. Il aurait fallu à tout prix chercher à coller une étiquette pour la qualifier de gouine, car la simplicité rassurante de son comportement était aux antipodes du bizarre.
À l’époque de ces sorties au pub je décou­vris que j’avais maintenant non seulement quelques amis mais aussi au moins un en­nemi redoutable. Il s’agissait de quelqu’un que j’avais remarqué lorsqu’on m’avait transféré à Hartwell House ; il était toujours au centre de l’autre groupe qui fréquentait "L’Enseigne des toqués" à l’autre extrémité de la salle. Il me déplut immédiatement, non certes parce qu’il étalait son homosexualité ou faisait quoi que ce fût pour provoquer mon hostilité, mais parce que son comportement arrogant et ses remarques insidieuses que j’avais surprises révélaient un de ces individus sournois, durs et rancuniers que même ses camarades taxent à juste titre de beau salaud. Mon antipathie ne lui échappa pas et rapidement il se mit à ignorer ouvertement jusqu’à mon existence. Je le désignais intérieurement comme "le Rongeur". Je ne fus nullement choqué ni sur­pris de découvrir qu’il était entretenu par un riche spécialiste de Harley Street beaucoup plus âgé, qui une fois par semaine envoyait sa Bentley avec son chauffeur chercher son mi­gnon. Mes découvertes impliquaient, je dois l’avouer, une certaine fascination maligne.
C’est à cette époque que le docteur qui suivait mon cas eut vent de mes efforts pour mettre les autres pensionnaires dans le secret de la révolution spirituelle toute proche seule susceptible d’éviter une catastrophe mondiale. Pourtant, l’incident qui précipita ma reléga­tion dans un milieu plus strict résulta d’un affrontement direct avec le Rongeur, qui eut lieu dans le hall d’entrée, là où, je crois vous l’avoir dit, était placé un appareil télépho­nique. J’étais assis dans un fauteuil d’osier à lire un joumal après le déjeuner quand un pauvre diable d’un certain âge, inoffensif, que je connaissais de vue seulement, s’approcha, dans un état de détresse évident, pour me demander de l’aider. Il lui fallait toute affaire cessante prendre contact avec quelqu’un au sujet de sa femme, mais ayant peu l’habitude de téléphoner il ne savait comment faire le numéro. J’offris de l’aider. Je ne suis pas un habitué des téléphones à sous, et il m’apparut que le vieux bonhomme et moi-même n’aurions pas assez de pièces de monnaie pour faire cet appel. Puis j’eus des problèmes avec le code local et toute cette affaire qui traînait commença à m’irriter. Je m’y absorbai au point de ne pas remarquer que nous n’étions plus seuls.
Le Rongeur avait dû rôder un certain temps autour de nous avant de me faire sur­sauter par une soudaine bordée exaspérée d’injures :

Est-ce que je vais encore attendre longtemps ? Croyez-vous que ce sacré télé­phone vous appartienne ? J’ai un appel im­portant à faire sur-le-champ.

Mais Mr Oates aussi, protestai-je, ne voyez-vous pas qu’il se fait du souci et que je fais de mon mieux pour l’aider ?

Au diable le vieil imbécile, gronda le Rongeur, j’ai besoin de faire cet appel tout de suite.

Un soudain accès de colère me prit et je me retournai. Il dut se sentir menacé par mon geste ; en un éclair il me frappa aux chevilles avec son soulier pointu, et trébuchant et tombant sur le dallage je reçus son coude gauche dans les côtes alors qu’il se penchait en avant pour s’emparer du récepteur que je tenais. Étourdi, j’essayai de me relever, pour sentir mes lunettes qui glissaient le long de mon nez. Avant que j’aie pu les rattraper, mon adversaire leur donna un coup de semelle vigoureux et j’entendis la monture de bakélite qui éclatait bruyamment sur le sol dur.
Ses dernières paroles avant son appel téléphonique si important avaient été :

« Espèce de salaud complaisant et satisfait ».

Mes lunettes ayant été endommagées pendant ce qui devait être ma dernière rencontre avec le Rongeur, je dus évoluer dans un brouillard de myopie pendant les nombreuses semaines qui suivirent.

Peu après cet événement eut lieu la réunion mensuelle où était évalué le progrès des patients. Le psychiatre qui suivait mon cas me dit que j’avais agi avec la plus grande irresponsabilité en prenant le risque de provoquer un personnage aussi notoirement susceptible que X — voulant bien sûr désigner le Rongeur. Il était clairement sous-entendu que tout désagrément encouru, en étant provisoirement privé de ma clarté de vision, m’était entièrement imputable, et que l’incident tout entier n’illustrait que trop bien la détérioration de mon comportement sous le régime de Hartwell House. Il conclut qu’il n’avait d’autre choix que de me reléguer à nouveau au pavillon d’accueil.
Une longue période imprécise de désespoir sans fond, accompagnée d’un renouveau de ma tendance à des hallucinations obsédantes, suivit mon changement de situation : une fente périlleuse, mince comme un cheveu, courait sur la surface de la terre et venait d’atteindre l’emplacement de l’hôpital, d’où des tremblements fréquents et alarmants ; une soucoupe volante atterrissait de nuit sur le terrain de sport de l’établissement, laissant le terrain des traces roussies de son tripode d’atterrissage ; quelques nouveaux arrivés parmi les malades étaient reconnaissables comme appartenant à la Cinquième Colonne martienne. Un brave Londonien des faubourgs maintenant installé dans le service, et qui s’efforçait de me convaincre de jouer aux cartes avec lui, ne mentait pas quand il se proclamait fils illégitime d’al Capone et de sa maîtresse britannique ; il était probablement aussi dangereux que son père. J’avais alors en rêve la révélation qu’un tas de gravier au bord d’un sentier que nous empruntions pour nos promenades était en fait un trésor d’or comestible hautement curatif ; l’expérience fut décevante et pénible. Les fuites de mon esprit, qui valaient à mes pensées d’être interprétées par d’autres, signifiaient que j’étais en communication télépathique croissante avec ceux qui m’entouraient, comme si j’avais eu ma fré­quence de radio personnelle.
Parmi les quelques pensionnaires que je reconnus en revenant au pavillon d’accueil il y avait le jeune homme qui avait retenu mon attention la première fois. Il paraissait plus distant et apathique que jamais. Maintenant je pensais à lui comme à Larry. Larry l’Agneau. selon mon habitude de rebaptiser les autres pensionnaires.
Un jour je remarquai que deux infirmiers avaient plus de difficulté que d’habitude à persuader Larry de prendre sa place à l’une de ces tables. Alors que je passais devant la scène de leur altercation muette pour gagner ma propre place, le visage de Larry se trans­forma brutalement, non plus la ressemblance avec un agneau, mais le regard féroce d’un jeune léopard. Un afflux momentané et inat­tendu d’énergie lui permit d’échapper à ses gardes et il plongea dans ma direction les poings serrés. Le coup violent me jeta à terre et me coupa momentanément le souffle. Quand je poussai un cri, ce fut davantage de stupéfaction que de douleur, bien que le sang eût commencé à couler abondamment par la peau fendue de l’arcade sourcilière. Le choc et sa vision floue m’empêchèrent de suivre l’éloignement hors du service de Larry enfin maîtrisé, et en fait je ne devais pas le revoir.

Quand j’ai commencé à vous parler de mon expérience de la folie, j’ai décidé de pro­céder en me concentrant sur l’histoire paral­lèle de trois autres pensionnaires. Vous verrez sous peu ce qu’elles avaient en commun et qui m’a marqué. Comme vous n’aurez pas été sans le remarquer, obtenir de quitter l’hôpital implique un processus beaucoup plus compli­qué pour un malade mental que pour un patient sain d’esprit. Il y a le règlement et la hiérarchie, l’attente de la décision d’un mysté­rieux spécialiste haut placé qui décide si oui ou non on peut vous laisser partir sans courir le risque de vous voir ramener en voi­ture dans les jours qui suivent.
La blessure que Larry m’avait infligée au front cicatrisa rapidement. mais après qu’on l’ait eu éloigné du service où il avait été maintenu si longtemps, ma prise sur la réalité devint progressivement plus précaire.
Avec le recul du temps, le stade suivant de mon dérangement me paraît avoir été le plus insidieux. Insistante, une voix intérieure se mit à proclamer qu’on me maintenait pri­sonnier sous de faux prétextes. Parmi tous ceux qui m’entouraient, moi seul étais sain d’esprit. Le corps des psychiatres avait reçu l’ordre de saboter ma mission millénariste. Irrésistible, la conviction s’empara de moi qu’il était de mon devoir de me donner moi-même quitus. Après des semaines de désespoir croissant, je décidai de partir.
Me munir d’une somme d’argent liquide suffisante, échapper à la surveillance de l’infirmier de garde, franchir le portail d’entrée sans être détecté, puis trouver le chemin de la gare demandèrent en fait moins de ruse que de détermination. À l’heure du déjeuner j’étais à Londres. Mon esprit fuyait plus que jamais auparavant. Dans l’autobus qui allait de Victoria à Chelsea, j’entrai en communication télépathique avec plus de la moitié des passa­gers de l’étage. Je descendis dans King’s Road et entrai dans un pub que j’avais coutume de fréquenter régulièrement. J’étais convaincu que tous les clients savaient qui j’étais, bien qu’ignorant d’où je venais, et qu’ils étaient tous rassemblés là dans l’attente d’un mes­sage capital de ma part. Mon échec à commu­niquer intelligiblement ma nouvelle me valut de me retrouver en cellule, cette fois au poste de police de Chelsea. Vers la fin de l’après-­midi on me fit entrer dans un véhicule qui at­tendait pour me ramener d’où je venais. Cette fois-ci ma destination n’était plus un mystère pour moi. La réception qui m’attendait à l’asile fut, on le comprend, glaciale. On me munit pour la forme d’un minimum de nourriture et on me dit de rassembler mes affaires sur-le- champ pour aller au service de l’étage supé­rieur. Le lendemain je fus réveillé sans ménagement pour affronter ce qui ressemblait à un camp de rééducation.
Mes nouveaux compagnons allaient, en condition et en âge, de l’adolescent délinquant rusé et truculent qui ne cessait de proclamer sa normalité impeccable, à la quasi imbécilité d’un vieux type qui était devenu le bouc émis­saire favori de l’infirmier en chef. Pour le directeur despotique et pour son assistant, nous étions tous des "gaillards". Les allège­ments dans notre discipline spartiate étaient rares et attendus avec impatience ; parmi ceux-ci une sortie occasionnelle du soir jusqu’à la grande salle à l’autre extrémité du bâ­timent, connue comme "le Club" ; un haut­-parleur y dispensait de la musique et un dis­tributeur automatique des boissons non­ alcoolisées ; tandis que les malades des deux sexes dansaient sans grâce, bavardaient assis, ou jouaient au ping-pong. Deux fois par se­maine nous devions suivre un enseignement de "musicothérapie" qui consistait géné­ralement à nous faire chanter en chœur sans grande harmonie, avec des interludes de solos de violon apaisants joués par la directrice.
Au cours de cette sinistre période parmi les cas difficiles, j’eus une entrevue mémora­ble avec le docteur qui avait pour mission de nous inspecter.

« Peut-être serez-vous intéressé d’ap­prendre, m’informa-t-il brusquement, que le malade avec qui vous aviez eu des ennuis à Hartwell est mort. Récemment, lors d’un après-midi de sortie, il a réussi à s’emparer d’un revolver et il s’est tué. Aussi n’avez-vous plus aucun souci à vous faire de ce côté-là.  »

Je ne lui dis pas que le Rongeur et son ani­mosité ne m’avaient guère fait problème car j’avais déjà oublié son existence.
Depuis mon entrée à l’asile, mes vête­ments, peu nombreux mais relativement cor­rects, n’avaient fait que se détériorer. J’en étais arrivé à ressembler à un vagabond, avec la moitié des boutons qui manquaient et mon pantalon qui tenait grâce à une cravate dépe­naillée. Cela ajoutait au sentiment d’humiliation que le service semblait avoir pour politique de nous infliger. Un matin, alors qu’on nous expédiait à la musicothéra­pie, le ciel était inhabituellement sombre ; pendant l’entraînement, la pluie se mit à tam­bouriner si fort sur la verrière de la grande salle qu’elle noyait presque les sons que nous étions censés produire au-dessous. À la fin de l’exercice on nous rassembla sous le porche pour nous ramener au déjeuner. La pluie battante ne semblait pas devoir s’arrêter. L’infirmier responsable décida de nous faire traverser le torrent en courant aussi vite que possible jusqu’au bâtiment principal. Lorsque nous atteignîmes les services du haut nous étions sans souffle et mouillés, et dans mon cas trempé jusqu’aux os.
Un jour ou deux après l’averse, j’étais oc­cupé en fin d’après-midi à laver la peinture sur mes mains dans les toilettes au fond de la salle d’ergothérapie quand je fus pris soudain d’une douleur aiguë dans la poitrine sur le côté gauche. Je m’efforçai de regagner ma ta­ble en titubant, une main sur le cœur et de l’autre essayant de m’appuyer aux bancs. Le thérapeute, un ours que mes divagations avaient fini par exaspérer, était occupé à don­ner un discours final d’encouragement et re­fusa de se laisser distraire. Mais en rentrant dans le service, je m’effondrai, si bien que notre garde-chiourme d’infirmier lui-même fut persuadé que je souffrais pour de bon et m’envoya sur-le-champ au lit sans manger.
Le lendemain matin, mon état était tel qu’on appela le docteur. M’ayant interrogé avec sa brusquerie habituelle et m’ayant en­tendu suggérer que peut-être je souffrais du cœur puisque chaque matin ma respiration me faisait souffrir du côté gauche, il me fit remarquer que bien évidemment je ne con­naissais rien au cœur et réclama des préci­sions. Son irascibilité me démonta et je bre­douillai jusqu’à ce qu’il s’écrie impatiemment :

« Mais vous n’avez absolument rien au cœur ! Tout ce que vous avez, c’est une pleu­résie. Pourquoi ne l’avoir pas dit plus tôt à l’infirmier de service ? Il va falloir vous en­voyer à l’infirmerie.  »

En un sens cette maladie fut mon salut. Quelques fortes doses d’antibiotiques et trois jours de somnolences semi-consciente me val­urent de m’éveiller un matin non seulement en bien meilleur état physique, mais bien plus lucide mentalement que je ne l’avais été depuis dès mois. Mon nouveau cadre de vie paraissait un havre de paix, habité seulement par des malades tranquilles et des grabataires âgés. Le personnel était humain et bienveil­lant à côté des surveillants que j’avais laissés là-haut.
Ma convalescence se déroula à un rythme surprenant. En moins d’une semaine je fus debout et actif, et, après dix jours, suffisam­ment mobile pour pouvoir aller à la boutique de l’hôpital quand l’envie m’en prenait. Je re­commençai à fréquenter la bibliothèque et réussis à lire un grand nombre de romans qu’autrement je n’aurais jamais lus, tels que Daniel Deronda et Goldfinger. Un jour, conversant avec un infirmier, je lui demandai s’il savait ce qu’il était advenu du jeune homme que j’avais baptisé pour moi­-même Larry l’Agneau. J’appris alors qu’il avait mis un terme à toute possibilité de guérison ou de détention permanente. Peu après mon assignation à ce que je considérais mainte­nant comme la maison de correction de l’asile, Larry avait fait irruption dans l’armoire à pro­duits de nettoyage. Il avait sans hésitation choisi sur les étagères le détersif le plus corro­sif qui s’y trouvait et il avait absorbé la totalité du liquide. Un lavage d’estomac rapide ne ser­vit à rien. Un dommage irréparable avait été causé à l’œsophage de Larry et à ses organes internes. Après avoir traîné quelques jours dans de grandes souffrances il mourut sans une parole, comme un animal, sans appa­remment reconnaître les parents dévoués qu’on avait appelés à son chevet.

Dans un hôpital psychiatrique, agressivité et bagarres tissent la trame des jours. Pendant mon séjour dans celui-ci, je fus im­pliqué dans beaucoup de querelles mais n’eus à affronter que deux fois une attaque violente. Découvrir par la suite que mes attaquants avaient dans un court laps de temps réussi à mettre fin à leurs jours fut un choc inattendu. Bien que je me sois souvent dit que ces deux morts étaient pure coïncidence et que je n’en portais en rien la responsabilité, je continuai à nourrir un sentiment irrationnel de culpabi­lité. Leur auto-destruction me laisse, aujourd’hui encore, un arrière goût amer. Le docteur dirigeant l’infirmerie s’avéra beaucoup plus lucide et compréhensif que n’importe quel responsable jusqu’alors. Peu après il me laissa entendre qu’il prévoyait ma libération dans un avenir pas trop éloigné. L’infirmier qui me connaissait depuis mon ar­rivée remarqua l’état lamentable de mes vête­ments et m’emmena dans une boutique de la ville voisine acheter un nouveau costume bon marché. Je découvris que j’avais laissé en dépôt à l’économe plus d’argent que je ne l’avais cru, et me savoir un peu en fonds fut un soulagement supplémentaire.
J’appris qu’un groupe de malades parmi les moins atteints avaient l’habitude de quitter l’infirmerie après le repas du soir ; je pensai qu’ils avaient reçu l’autorisation d’aller au pub ; je demandai alors au docteur s’il voyait une objection à ce que je me joigne à eux. Il décida que non, si j’étais de retour pour sept heures trente.

« Cela vous fera du bien de vous dégourdir les jambes. Mais n’essayez pas de boire pour fêter votre guérison, sinon vous vous retrouverez coincé à la caserne… »

La nuit tombait lorsque je quittai l’établissement pour prendre le chemin na­guère familier de "À l’Enseigne des toqués". La salle était presque vide à l’exception de deux pensionnaires convalescents qui bavar­daient tranquillement dans un coin. Je pris du cidre et m’assis pour fumer une cigarette. Je jouissais de la banalité quotidienne de ce refuge loin de la routine de l’asile, quand le son d’une voix familière attira mon regard en direction du bar. C’était Gloria toujours sé­duisante, accompagnée de son fiancé de Dartmoor. Elle m’aperçut l’instant d’après et vite vint me saluer comme si j’étais un vieil ami perdu de vue.

« D’où venez-vous donc, mon cher ? Je pensais qu’on vous avait libéré depuis des siè­cles ! Est-ce que vous vous êtes fait reprendre ? »

Je n’essayai pas de leur raconter par le menu mes infortunes et mes échecs mais leur expli­quai que je me remettais d’une pleurésie et m’attendais à être libéré dans une semaine ou deux.

« Au fait, je quitte l’asile demain, m’annonça Gloria, et Norman aussi. Ils au­raient dù me laisser partir à la fin du mois d’août pour sûr. Je n’étais pas du tout déran­gée. Tout ce qu’ils pouvaient dire c’est que j’ai une tendance à m’énerver. Hyper quelque chose... Quand Ali, cet espèce de chimpanzé, s’est mis tout nu devant moi et a été surpris par l’infirmier, ils ont fait un foin, on aurait cru qu’il m’avait violée ! Comme si ça m’attirait ! Dieu merci, j’ai Norman. Vous savez qu’on doit se marier bientôt, non ? Je suis impatiente ! Il aurait déjà quitté l’asile, seulement il leur a demandé de rester pour être avec moi. J’ai toujours dit qu’il était toujours aussi sain d’esprit que les docteurs, sauf pour ce qui est de moi.  »

J’étais heureux de revoir Gloria-Aurélia après tout ce temps, et leur dis ma joie de les avoir rencontrés pour leur dernière soirée.

« Ca s’arrose ! Qu’est-ce que vous buvez ?
Du cidre ? C’est pas vrai 1 Il vous faut quelque chose de plus corsé. Moi je veux un autre gin.
Allez, allez, ils ne vous passeront pas à l’alcootest !
 »

Je finis par accepter une vodka-tonic et dis que je me demandais ce que Mac devenait. Le visage de Gloria s’assombrit subitement. Un silence, puis elle dit :

« Étant pour ainsi dire hors circuit ces derniers temps, bien sûr vous n’êtes pas au courant. Elle a quitté l’asile juste après notre dernière rencontre. N’ai jamais compris pour­quoi on l’avait mise là, sinon qu’elle avait fait une dépression terrible au départ. La fille avec qui elle partageait un appartement et qui l’a plantée là et plaquée pour vivre avec un mec ­et en plus pédé que ça ne m’étonnerait pas ­ça devait être une belle petite garce. C’est comme ça que l’alcool a pris le dessus, jusqu’à ce que l’assistante sociale l’ait remise à l’eau pour de bon, du moins le croyait elle. Alors elle s’est retrouvée dans un appartement vide comme seul lieu où aller, et bien-sûr il n’a pas fallu longtemps pour qu’elle repique à la bou­teille, seulement c’était pire que jamais cette fois. Probablement qu’elle continuait à pren­dre des médicaments, et elle est morte d’une overdose. Ils ne lui ont trouvé ni famille ni amis proches, aussi je pense que c’est la Sé­curité Sociale ou quelque chose comme ça qui a dû veiller à sa crémation. Elle avait laissé une note pour dire que c’est ce qu’elle voulait. Pauvre vieille Mac, je pense qu’elle a eu du cran. Plus rien dans sa vie que l’alcool à la fin, et elle avait toujours détesté ça. Toujours aimable pourtant, quand elle n’avait pas ses crises, et généreuse avec ça. Désolée de vous apprendre sa mort pour notre dernière soirée, mais je savais que vous la trouviez sympathi­que, et elle m’a souvent dit combien elle aimait parler avec vous...  »

Quand Gloria eut terminé son triste récit, toute joie du départ m’avait quitté, et quand je regardai ma montre il était temps de prendre congé pour de bon de la plus réconfortante demes anciens compagnons et de l’homme qu’elle allait épouser. Il faisait nuit quand je regagnai le service et sous peu j’étais au lit, m’efforçant d’écarter la pensée glacée de Mac et de sa fin solitaire hors du monde de l’asile.
Vous serez sans doute soulagé d’apprendre qu’il me reste peu à vous dire sur ma vie dans l’univers asilaire.

Pour finir je veux dire que je ne regrette pas un instant d’avoir été dérangé mentale­ment. Il me semble maintenant en fait que j’ai exploré mon esprit plus profondément que jamais auparavant et qu’ayant réussi à rede­venir aussi sain que je le suis aujourd’hui, je peux penser à ce qui est arrivé à Larry, au Rongeur et à Mac d’une manière qui m’aide à comprendre mieux le prix de la santé. Si je vous ai parlé de ces trois personnages autant que de moi-même, c’est sans nul doute parce qu’ils ont choisi de se libérer eux-mêmes de la vie. « Le monde entier est notre hôpital  », dit Eliot, et je suis encore ici seulement parce que j’ai appris à m’en accommoder. Je suis
toujours frappé par le fait que je fus sauvage­ment agressé par deux des autres avant qu’ils ne se tuent, tandis que Mac a fini par se retrouver acculée à une solitude insoutenable. J’ai l’impression que Larry a jeté un bref regard sur la vie quotidienne et qu’elle lui est apparue si étrangère, si repoussante, que, sans pouvoir se l’expliquer, il a su qu’il n’en voulait pas. Quand au Rongeur, il n’est pas difficile d’imaginer ce qui a fait de lui une cré­ature amère, dénaturée et destructrice. La vie qu’il devait mener l’a dégoûté et finalement un paroxysme de dégoût de soi l’a poussé à y mettre fin. La mort de Mac est probablement plus gratuite que la leur ; pour commencer elle avait beaucoup plus de capacité qu’eux à inspirer et à éprouver de l’affection, elle était une vraie personne alors que les deux autres n’y étaient pas arrivés. Il me faut reconnaître en conclusion qu’il est aussi inutile de se de­mander pourquoi certains individus tirent une mauvaise carte de vie qu’il l’est de demander pourquoi d’autres innombrables, jeunes et vieux, fumeurs ou pas, sont victimes du cancer.

Depuis que j’ai retrouvé mon esprit, je m’efforce de ne pas trop repenser à la période que je viens d’évoquer pour vous. Chaque fois que je le fais, je finis immanquablement par me demander pourquoi trois des autres pen­sionnaires ont choisi de quitter la vie comme ils l’ont fait, tandis que j’ai réussi à recouvrer une certaine mesure de lucidité sans illusion. Des milliers de malades mentaux doivent finir par se tuer tous les ans, alors qu’il se trouve que par ma nature je ne suis pas suicidaire. Puis pour une raison inconnue je me trouve en train de me remémorer un passage de Thomas Browne que j’ai recopié autrefois :

« La vie est une flamme pure et nous vivons grâce à un soleil intérieur invisible. Un peu de feu suffit pour la vie…  »

Et si je ne suis pas d’humeur trop sombre, j’essaie de me persuader que même pour l’esprit le plus dérangé une faible étincelle suffit pour vivre. L’idée de limbes de latence vers lesquelles de telles étincelles pourraient revenir est peut-être une illusion, mais je ne peux croitre que cette illusion est dangereuse.

David Gascoyne

Notes

[1"Inmates’ Arms" en anglais. Jeu sur le mot "Inmate" : pensionnaire. Mais aussi euphémisme pour désigner les malades pensionnaires de l’asile : "Chez les pensionnaires" pour ne pas dire "Chez les fous". La traduction par À l’Enseigne des toqués a été suggérée par l’auteur. (N.d.E.)

[2Cocktail en vogue entre les deux guerres. (N.d.T.)

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