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Italo Svevo : Entre les âges 

mercredi 22 juin 2005, par Béatrice Commengé

Dans le Jardin Public de Trieste, on a volé la tête de Svevo, celle que j’avais photographiée le 14 Février 1996, dans l’éclatante lumière de midi, froide et bleue. Claudio Magris m’apprend que c’est la troisième fois qu’elle disparaît, la troisième fois que, du buste de l’écrivain, il ne reste que le piédestal de marbre sur lequel est toujours gravé : "Italo Svevo, Romanziere (1861-1928)". Le nom a perdu son visage. Ce visage de bronze souriant que j’observe sur ma photo - costume, cravate, gilet, faux col, la parfaite tenue de l’homme d’affaires Ettore Schmitz, lorsqu’il vendait dans toute l’Europe ses peintures pour cales de navire. Italo Svevo, c’était l’autre, l"Italien Souabe", l’autre nom "choisi par son génie" pour la publication de ses oeuvres, comme le rappelle avec emphase une plaque de marbre sur sa tombe, dans le cimetière catholique de la ville, sur la colline dominant le port. J’avais vu les deux le même jour, le tombeau et la statue. Aujourd’hui, sous le ciel bleu de ma photographie, je tente de m’imaginer, au bord du petit lac entouré d’arbres sans feuilles, ce pilier blanc et nu dressé vers l’azur. Un nom, deux dates, mais pas de tombe. Pas de corps - ni de chair, ni de bronze. Romanziere. Un "romancier" - un homme de passage en ce monde entre les années 1861 et 1928 de l’ère chrétienne. Soixante-sept ans de vie sur terre attestés par ce pilier sans tête qui nous renvoie à des romans sans titres. "Romanziere" . Et basta.
Soixante-sept ans passés ici, à Trieste - si l’on n’excepte les études près de Francfort et les quelques escapades de "Monsieur Schmitz" à Venise, à Paris ou à Londres. Soixante-sept ans dans Trieste la triple, l’autrichienne, la slave, l’italienne. Soixante-sept ans dans Trieste qui s’enfle, qui se gonfle de nouvelles vies, de ces vies plates, "sans relief, sitôt ensevelies que nées, avec ces jours qui s’en vont et s’accumulent, pareils les uns aux autres pour former les années, les décennies..." Entre 1880 et 1920, la ville passe de cent cinquante à deux cent cinquante milliers d’habitants. Des vies partout. Les mêmes. Uniques, pourtant. Des vies vécues, jamais décrites. Italo s’installe à sa table : il a trente ans, il n’est ni époux, ni père, il va décrire une de ces vies, une seule, une vie ratée, la vie d’Un Inetto, d’un "incapable", la vie d’Alfonso Nitti, qui s’achèvera par un suicide. Une vie dans la totalité de ses jours. Une vie dans toute sa longueur, sa lenteur. Brève, sans doute. Mais qu’est-ce que le temps ? la durée ? Una Vita. Le titre est tout trouvé : ce pourrait être celui de tous ses livres. Une vie, du début à la fin, car "tant que la vie n’est pas finie, toutes les possibilités continuent." Le corps d’un homme inscrit dans le temps réserve toujours des surprises.
"J’emploie souvent les heures de liberté que me laisse le gramophone à la contemplation du temps, qui est ma spécialité", écrira-t-il dans son journal. Spécialiste du décompte des heures, il aimerait bien comprendre ce qu’est la relativité ; il avance même une hypothèse qu’il propose à la sagacité d’Einstein : si le coeur d’un homme battait à la cadence d’une pulsation par minute (ou même d’une toutes les dix minutes), celui-ci verrait-il le soleil se lever et se coucher à la vitesse d’un feu d’artifice ? Dans sa fable, Einstein lui répond : "L’idée est superbe, mais elle n’a rien à voir avec la relativité." Peu importe. Ce qui compte, c’est qu’un peu de poésie s’infiltre dans les mathématiques.
Svevo cultive les passerelles. Passerelles entre philosophie et art, entre littérature et sciences. Comme Alfonso Nitti, il fréquente la Biblioteca Civica, Piazza Hortis. A l’époque, la Piazza s’appelait Piazza Lipsia. De la Banca Union, où il travaillait, on pouvait l’atteindre en gagnant le Môle de l’Audace, puis en longeant les quais vers le Sud, ou bien par la Via Cavana, sans voir la mer. Au choix, donc, l’air du large ou l’encombrement des rues. Des heures durant, il se plonge dans Darwin et Schopenhauer. Il compare le mariage de l’artiste et du philosophe à "un mariage légal" : comme bien des époux, "ils ne s’entendent pas entre eux", mais comme eux, ils "font de très beaux enfants". Le philosophe apporte ce "renouvellement" nécessaire au poète, il le débarrasse des mots trop usés, des "moisissures dues à leur vieillesse". Il lui donne une chance de renverser le temps, de bouleverser les âges programmés de la vie. Car ces "morcellements" l’obsèdent - enfance, jeunesse, "milieu du chemin", vieillesse. Il voudrait s’y soustraire, recommencer, toujours. C’est pour cela qu’il aime les enfants, qu’il aime Umbertino, sept ans, héros d’une courte nouvelle : Umbertino est "encore en dehors de ces questions d’âge", Umbertino connaît "la joie" - cette joie si "déraisonnablement distribuée aux humains". Umbertino observe la machinerie de la vie avec un émerveillement traversé "d’éclairs d’épouvante". Il n’a pas encore compris que "la machine est faite pour nous broyer". Il est serein, de cette sérénité qu’on retrouve parfois dans le grand âge "faite de résignation et de curiosité toujours en éveil."
Mais entre-temps ?
Entre ces âges ? Entre ces jours ?
Connaît-on seulement le présent ? "Non, ni les calendriers, ni les horloges ne peuvent nous dire ce qu’est le présent." Et la conscience de la relativité n’est pas d’un bien grand secours : "je ne comprends pas pourquoi je vois tant de choses évoluer avec la rapidité d’un feu d’artifice, et tant d’autres bouger avec la lenteur du soleil." Dans la succession de ses jours sans mesure, seul le bâtonnet de son savon à barbe semble s’user avec la régularité d’une horloge... Entre ces heures, au coeur du temps, Italo a repris la plume, il a "décrit" une autre vie, celle d’Emilio, un morceau de vie, plutôt. Le livre s’appelle Senelità. Lui-même vient de fêter ses trente-sept ans, il s’est marié, il a une fille, Letizia. Il se trouve "vieux, très vieux, toujours vieux", déclare-t-il à sa jeune épouse Livia. Sénilité. Personne, ou presque, ne comprend cette insistance à décrire des vies "qui échappent" à leurs héros, où le présent semble se dissoudre dans la crainte d’un improbable avenir. La critique boude l’écrivain. Italo redevient Ettore et retourne à ses affaires. "Il me semble que ceux des hommes qui sont heureux sont ceux qui savent renoncer à l’amour ou ceux qui se retirent de la lutte" avait-il écrit à sa jeune fiancée en 1896.
Italo va se taire vingt ans. Au réveil, le monde aura changé : l’Europe aura connu la guerre, Trieste sera devenue italienne et Ettore vivra enfin ce "futur" qui lui faisait si peur. A l’approche des soixante ans, on peut raisonnablement se rasseoir à son bureau et, sans tricher, parler de la vieillesse et du "destin des souvenirs".
Ettore ne voit plus : il revoit. Ainsi, à Venise, après vingt ans d’absence : "Quand j’y suis arrivé, écrit-il, j’ai trouvé les pierres à leur place, et je ne me suis pas aperçu que les gens n’étaient plus les mêmes." Et cette jeune fille, toute vêtue de blanc, Piazza Goldoni, l’autre jour, cette apparition lumineuse en parfait accord avec la douceur de ce matin d’avril, qui était-elle ? n’a-t-il pas eu la certitude de la reconnaître ?... mais où ? quand ? fermant les yeux, il plonge dans son passé et remonte, d’année en année, "à toute allure, jusqu’à très loin en arrière", ça y est, il a trouvé : "c’est la fille du vieux Dondi !". Mais la fille du vieux Dondi n’avait-elle pas le même âge que lui ?... Alors ? qui est cette apparition blanche ? Simplement un "éclair de jeunesse" qui lui a été offert. De sa jeunesse. Il le savoure. Il le cache, comme un trésor. Un instant, il a pu oublier qu’il était vieux et que "par conséquent, tous ses contemporains sont vieux". De même, à Venise, l’autre fois, il y avait "autre chose dont il ne s’était pas aperçu : que l’eau, sous les ponts, était une autre eau."
Et pire encore, tous ces gens, là, dans la rue, dans l’autobus, dans le tramway, au café, partout : ils ne vous ont jamais vu "jeune". Jamais. Vieillard de toute éternité, voilà désormais son sort. Italo se retrouve muet, avec ses seuls souvenirs, sa seule mémoire, fragile, fantasque, fugitive, qui a le don de "se mouvoir dans le temps comme les événements eux-mêmes." Arrêt des affaires, repli, réflexion, récit : l’homme est mûr pour la confession, la "vie littératurisée".
La Conscience de Zeno paraît en 1923 : le livre est lu, apprécié, traduit, commenté. Zeno fait vivre Italo. C’est en pleine gloire que Svevo aborde son temps le plus redouté, le plus chéri. "Ce futur, je le vis à présent. Il s’en va sans en préparer d’autre." Voici le privilège du vieillard : connaître enfin le pur présent. Mais un présent sans trouée sur l’avenir est-il encore un vrai présent ? "Il manque un temps ultime à la grammaire". Un temps apaisé. Un temps binaire, comme le mouvement d’un balancier - entre présent et passé. Entre les deux, en effet, ne "vient plus se fourrer l’espoir, l’espoir anxieux du futur". Sur deux pieds, l’équilibre est plus stable que sur trois. Finie, la valse. La mer se calme. Nouveau danger : vivre "avec l’inertie de celui qui meurt."
Svevo a soixante-sept ans. Des bribes d’un nouveau roman s’accumulent sur son bureau. Il en a trouvé le titre : Le Vieillard. "Je dois penser et écrire pour me sentir vivant" dit le vieillard. Car le temps fait ses ravages "avec ordre et cruauté". Le temps ?... ou bien la mémoire ? Au début, lorsqu’on regarde en arrière, on peut encore donner une couleur à chacune de nos années : "certaines paraissent baignées de soleil comme un unique été, d’autres traversées d’un seul frisson de froid." Mais, bientôt, c’est "l’hécatombe" : il n’est pas rare de constater que trois cent soixante cinq jours de vingt-quatre heures se sont bel et bien envolés - "morts et disparus".
Recueillir, donc. Recueillir ce qui reste. "L’unique partie importante de la vie est le recueillement" note le vieillard.
Vingt ans plus tôt, le 10 Janvier 1906 très exactement, le vieux-jeune Italo n’écrivait-il pas déjà dans son journal : "...ma vie a été remplie de songes que je n’ai ni notés, ni retenus. Je ne regrette pas de n’avoir pas été assez heureux, mais je regrette sincèrement de ne pas avoir fixé toute cette période de temps."
Dans la Villa Veneziani, à Servola, calme faubourg de Trieste en cette année 1928, le scribe délesté d’avenir continue de se débattre entre présent et passé. Svevo se perd dans les chiffres : les sept années de la courte vie de son petit-fils, par exemple, lui semblent tellement plus longues que les jours, pourtant plus nombreux, qui le séparent du début de la guerre. Et si les mois devaient s’écouler selon "sa" mesure, à lui, il faudrait plusieurs siècles à l’enfant pour atteindre l’âge de son grand-père ! "Soixante-dix ans, cela semble beaucoup quand on les regarde d’en bas. Mais vu d’en haut, ce n’est rien... Que je suis jeune !"
Vieux ? Moi ? Vous faites erreur... ou alors, c’était hier, quand j’étais jeune... Réversible, le temps de celui qui écrit. Là est le jeu. Jeu de la vie avec la mort.

Mais alors, qui a raison ?
"Qui a raison ? Un certain Misceli, que j’ai rencontré hier et qui me disait qu’on ne comprend pas pourquoi on naît, pourquoi on vit, pourquoi on devient vieux."

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