La Revue des Ressources

Yasmina (1902) 

jeudi 13 octobre 2005, par Isabelle Eberhardt (1877-1904)

Elle avait été élevée dans un site funèbre où, au sein de la désolation environnante, flottait l’âme mystérieuse des millénaires abolis.

Son enfance s’était écoulée là, dans les ruines grises, parmi les décombres et la poussière d’un passé dont elle ignorait tout.

De la grandeur morne de ces lieux, elle avait pris comme une surcharge de fatalisme et de rêve. Étrange, mélancolique, entre toutes les filles de sa race : telle était Yasmina la Bédouine.

Les gourbis de son village s’élevaient auprès des ruines romaines de Timgad, au milieu d’une immense plaine pulvérulente, semée de pierres sans âge, anonymes, débris disséminés dans les champs de chardons épineux d’aspect méchant, seule végétation herbacée qui pût résister à la chaleur torride des étés embrasés. Il y en avait là de toutes les tailles, de toutes les couleurs, de ces chardons : d’énormes, à grosses fleurs bleues, soyeuses parmi les épines longues et aiguës, de plus petits, étoilés d’or... et tous rampants enfin, à petites fleurs rose pâle. Par-ci par-là, un maigre buisson de jujubier ou un lentisque roussi par le soleil.

Un arc de triomphe, debout encore, s’ouvrait en une courbe hardie sur l’horizon ardent. Des colonnes géantes, les unes couronnées de leurs chapiteaux, les autres brisées, une légion de colonnes dressées vers le ciel, comme en une rageuse et inutile révolte contre l’inéluctable Mort...

Un amphithéâtre aux gradins récemment déblayés, un forum silencieux, des voies désertes, tout un squelette de grande cité défunte, toute la gloire triomphante des Césars vaincue par le temps et résorbée par les entrailles jalouses de cette terre d’Afrique qui dévore lentement, mais sûrement, toutes les civilisations étrangères ou hostiles à son âme...

Dès l’aube quand, au loin, le Djebel Aurès s’irrisait de lueurs diaphanes, Yasmina sortait de son humble gourbi et s’en allait doucement, par la plaine, poussant devant elle son maigre troupeau de chèvres noires et de moutons grisâtres.

D’ordinaire, elle le menait dans la gorge tourmentée et sauvage d’un oued assez loin du douar.

Là se réunissaient les petits pâtres de la tribu. Cependant, Yasmina se tenait à l’écart, ne se mêlant point aux jeux des autres enfants.

Elle passait toutes ses journées, dans le silence menaçant de la plaine sans soucis, sans pensées, poursuivant des rêveries vagues, indéfinissables, intraduisibles en aucune langue humaine.

Parfois, pour se distraire, elle cueillait au fond de l’oued desséché quelques fleurettes bizarres, épargnées du soleil, et chantait des mélopées arabes.

Le père de Yasmina, El Hadj Salem, était déjà vieux et cassé. Sa mère, Habiba, n’était plus, à trente-cinq ans, qu’une vieille momie sans âge, adonnée aux dures travaux du gourbi et du petit champ d’orge.

Yasmina avait deux frères aînés, engagés tous deux aux Spahis. On les avait envoyés tous deux très loin, dans le désert. Sa soeur aînée, Fathma, était mariée et habitait le douar principal des Ouled-Mériem. Il n’y avait plus au gourbi que les jeunes enfants et Yasmina, l’aînée, qui avait environ quatorze ans.

Ainsi, d’aurore radieuse en crépuscule mélancolique, la petite Yasmina avait vu s’écouler encore un printemps, très semblable aux autres, qui se confondaient dans sa mémoire.

Or, un soir, au commencement de l’été, Yasmina rentrait avec ses bêtes, remontant vers Timgad illuminée des derniers rayons du soleil à son déclin. La plaine resplendissait, elle aussi, en une pulvérulence rose d’une infinie délicatesse de teinte... Et Yasmina s’en revenait en chantant une complainte saharienne, apprise de son frère Slimène qui était venu en congé un an auparavant, et qu’elle aimait beaucoup :

Jeune fille de Constantine,
qu’es-tu venue faire ici,
toi qui n’es point de mon pays,
toi qui n’es point faite pour vivre
dans la dune aveuglante...
Jeune fille de Constantine,
tu es venue et tu as pris mon coeur,
et tu l’emporteras dans ton pays...
Tu as juré de revenir, par le Nom très haut...
Mais quand tu reviendras au pays des palmes,
quand tu reviendras à El Oued,
tu ne me retrouveras plus
dans la DEMEURE DES FLEURS
Cherche-moi dans la DEMEURE DE L’ÉTERNITÉ...

Et doucement, la chanson plaintive s’envolait dans l’espace illimité... Et doucement, le prestigieux soleil s’éteignait dans la plaine...

Elle était bien calme, la petite âme solitaire et naïve de Yasmina... Calme et douce comme ces petits lacs purs que les pluies laissent au printemps pour un instant dans les éphémères prairies africaines, et où rien ne se reflète, sauf l’azur infini du ciel sans nuages...

Quand Yasmina rentra, sa mère lui annonça qu’on allait la marier à Mohammed Elaour, cafetier à Batna.

D’abord, Yasmina pleura, parce que Mohammed était borgne et très laid et parce que c’était si subit et si imprévu, ce mariage.

Puis, elle se calma et sourit, car c’était écrit. Les jours se passèrent ; Yasmina n’allait plus au pâturage. Elle cousait, de ses petites mains maladroites, son humble trousseau de fiancée nomade.

Personne, parmi les femmes du douar, ne songea à lui demander si elle était contente de ce mariage. On la donnait à Elaour, comme on l’eût donnée à tout autre musulman. C’était dans l’ordre des choses, et il n’y avait là aucune raison d’être contente outre mesure, ni non plus de se désoler.

Yasmina savait même que son sort serait un peu meilleur que celui des autres femmes de sa tribu, puisqu’elle habiterait la ville et qu’elle n’aurait, comme les Mauresques, que son ménage à soigner et ses enfants à élever.

Seuls les enfants la taquinaient parfois, lui criant : « Marte-el-Aour ! - La femme du borgne ! » Aussi évitait-elle d’aller, à la tombée de la nuit, chercher de l’eau à l’oued, avec les autres femmes. Il y avait bien une fontaine dans la cour du bordj des fouilles, mais le gardien roumi, employé des Beaux-Arts, ne permettait point aux gens de la tribu de puiser l’eau pure et fraîche dans cette fontaine. Ils étaient donc réduits à se servir de l’eau saumâtre de l’oued où piétinaient, matin et soir, les troupeaux. De là, l’aspect maladif des gens de la tribu continuellement atteints de fièvres malignes.

Un jour, Elaour vint annoncer au père de Yasmina qu’il ne pourrait, avant l’automne, faire les frais de la noce et payer la dot de la jeune fille.

Yasmina avait achevé son trousseau et son petit frère Ahmed qui l’avait remplacée au pâturage, étant tombé malade, elle reprit ses fonctions de bergère et ses longues courses à travers la plaine.

Elle y poursuivait ses rêves imprécis de vierge primitive, que l’approche du mariage n’avait en rien modifiés.

Elle n’espérait ni même ne désirait rien. Elle était inconsciente, donc heureuse.

Il y avait alors à Batna un jeune lieutenant, détaché au Bureau arabe, nouvellement débarqué de France. Il avait demandé à venir en Algérie, car la vie de caserne qu’il avait menée pendant deux ans, au sortir de Saint-Cyr, l’avait profondément dégoûté. Il avait l’âme aventureuse et rêveuse.

A Batna, il était vite devenu chasseur, par besoin de longues courses à travers cette âpre campagne algérienne qui, dès le début, l’avait charmé singulièrement.

Tous les dimanches, seul, il s’en allait à l’aube, suivant au hasard les routes raboteuses de la plaine et parfois les sentiers ardus de la montagne.

Un jour, accablé par la chaleur de midi, il poussa son cheval dans le ravin sauvage où Yasmina gardait son troupeau.

Assise sur une pierre, à l’ombre d’un rocher rougeâtre où des genévriers odorants croissaient, Yasmina jouait distraitement avec des brindilles vertes et chantait une complainte bédouine où, comme dans la vie, l’amour et la mort se côtoient.

L’officier était las et la poésie sauvage du lieu lui plut.

Quand il eut trouvé la ligne d’ombre pour abriter son cheval, il s’avança vers Yasmina et, ne sachant pas un mot d’arabe, lui dit en français :

- Y a-t-il de l’eau, par ici ?

Sans répondre, Yasmina se leva pour s’en aller, inquiète, presque farouche.

- Pourquoi as-tu peur de moi ? Je ne te ferai pas de mal, dit-il, amusé déjà par cette rencontre.

Mais elle fuyait l’ennemi de sa race vaincue et elle partit.

Longtemps, l’officier la suivit des yeux.

Yasmina lui était apparue, svelte et fine sous ses haillons bleus, avec son visage bronzé, d’un pur ovale, où les grands yeux noirs de la race berbère scintillaient mystérieusement, avec leur expression sombre et triste, contredisant étrangement le contour sensuel à la fois et enfantin des lèvres sanguines, un peu épaisses. Passés dans le lobe des oreilles gracieuses, deux lourds anneaux de fer encadraient cette figure charmante. Sur le front, juste au milieu, la croix berbère était tracée en bleu, symbole inconnu, inexplicable chez ces peuplades autochtones qui ne furent jamais chrétiennes et que l’islam vint prendre toutes sauvages et fétichistes, pour sa grande floraison de foi et d’espérance.

Sur sa tête aux lourds cheveux laineux, très noirs, Yasmina portait un simple mouchoir rouge, roulé en forme de turban évasé et plat.

Tout en elle était empreint d’un charme presque mystique dont le lieutenant Jacques ne savait s’expliquer la nature.

Il resta longtemps là, assis sur la pierre que Yasmina avait quittée. Il songeait à la Bédouine et à sa race tout entière.

Cette Afrique où il était venu volontairement lui apparaissait encore comme un monde presque chimérique, inconnu profondément, et le peuple arabe, par toutes les manifestations extérieures de son caractère, le plongeait en un constant étonnement. Ne fréquentant presque pas ses camarades du Cercle, il n’avait point encore appris à répéter les clichés ayant cours en Algérie et si nettement hostiles, a priori, à tout ce qui est arabe et musulman.

Il était encore sous le coup du grand enchantement, de la griserie intense de l’arrivée, et il s’y abandonnait voluptueusement.

Jacques, issu d’une famille noble des Ardennes, élevé dans l’austérité d’un collège religieux de province, avait gardé, à travers ses années de Saint-Cyrien, une âme de montagnard, encore relativement très fermée à cet « esprit moderne », frondeur et sceptique de parti pris, qui mène rapidement à toutes les décrépitudes morales.

Il savait donc encore voir par lui-même, et s’abandonner sincèrement à ses propres impressions.

Sur l’Algérie, il ne savait que l’admirable épopée de la conquête et de la défense, l’héroïsme sans cesse déployé de part et d’autre pendant trente années.

Cependant, intelligent, peu expansif, il était déjà porté à analyser ses sensations, à classifier en quelque sorte ses pensées.

Ainsi, le dimanche suivant, quand il se vit reprendre le chemin de Timgad, eut-il la sensation très nette qu’il n’y allait que pour revoir la petite Bédouine.

Encore très pur et très noble, il n’essayait point de truquer avec sa conscience. Il s’avouait parfaitement qu’il n’avait pu résister à l’envie d’acheter des bonbons, dans l’intention de lier connaissance avec cette petite fille dont la grâce étrange le captivait si invinciblement et à laquelle, toute la semaine durant, il n’avait fait que penser.

... Et maintenant, parti dès l’aube par la belle route de Lambèse, il pressait son cheval, pris d’une impatience qui l’étonnait lui-même... Ce n’était en somme que le vide de son coeur à peine sorti des limbes enchantés de l’adolescence, sa vie solitaire loin du pays natal, la presque virginité de sa pensée que les débauches de Paris n’avaient point souillée, ce n’était que ce vide profond qui le poussait vers l’inconnu troublant qu’il commençait à entrevoir au-delà de cette ébauche d’aventure bédouine.

... Enfin, il s’enfonça dans l’étroite et profonde gorge de l’oued desséché.

Çà et là, sur les grisailles fauves des broussailles, un troupeau de chèvres jetait une tache noire à côté de celle, blanche, d’un troupeau de moutons.

Et Jacques chercha presque anxieusement celui de Yasmina.

- Comment se nomme-t-elle ? Quelle âge a-t-elle ? Voudra-t-elle me parler, cette fois, ou bien s’enfuira-t-elle comme l’autre jour ?

Jacques se posait toutes ces questions avec une inquiétude croissante. D’ailleurs, comment allait-il lui parler, puisque, bien certainement, elle ne comprenait pas un mot de français et que lui ne savait pas même le sabir ?...

Enfin, dans la partie la plus déserte de l’oued, il découvrit Yasmina, couchée à plat ventre parmi ses agneaux, et la tête soutenue par ses deux mains.

Dès qu’elle l’aperçut, elle se leva, hostile de nouveau.

Habituée à la brutalité et au dédain des employés et des ouvriers des ruines, elle haïssait tout ce qui était chrétien.

Mais Jacques souriait, et il n’avait pas l’air de lui vouloir du mal. D’ailleurs, elle voyait bien qu’il était tout jeune et très beau sous sa simple tenue de toile blanche.

Elle avait auprès d’elle une petite guerba suspendue entre trois piquets formant faisceau.

Jacques lui demanda à boire, par signes. Sans répondre, elle lui montra du doigt la guerba.

Il but. Puis il lui tendit une poignée de bonbons roses. Timidement, sans oser encore avancer la main, elle dit en arabe, avec un demi-sourire et levant pour la première fois ses yeux sur ceux du roumi :

- Ouch-noua ? Qu’est-ce ?
- C’est bon, dit-il, riant de son ignorance, mais heureux que la glace fût enfin rompue.

Elle croqua un bonbon, puis, soudain, avec un accent un peu rude, elle dit :

- Merci !
- Non, non, prends-les tous !
- Merci ! Merci ! Msiou ! merci !
- Comment t’appelles-tu ?

Longtemps elle ne comprit pas. Enfin, comme il s’était mis à lui citer tous les noms de femmes arabes qu’il connaissait, elle sourit et dit : « Smina » (Yasmina).

Alors, il voulut la faire asseoir près de lui pour continuer la conversation. Mais, prise d’une frayeur subite, elle s’enfuit.

Toutes les semaines, quand approchait le dimanche, Jacques se disait qu’il agissait mal, que son devoir était de laisser en paix cette créature innocente dont tout le séparait et qu’il ne pourrait jamais que faire souffrir... Mais il n’était plus libre d’aller à Timgad ou de rester à Batna et il partait...

Bientôt, Yasmina n’eut plus peur de Jacques. Toutes les fois, elle vint d’elle-même s’asseoir près de l’officier, et elle essaya de lui faire comprendre des choses dont le sens lui échappait la plupart du temps, malgré tous les efforts de la jeune fille. Alors, voyant qu’il ne parvenait pas à la comprendre, elle se mettait à rire... Et alors, ce rire de gorge qui lui renversait la tête en arrière, découvrait ses dents d’une blancheur laiteuse, donnait à Jacques une sensation de désir et une prescience de voluptés grisantes...

En ville, Jacques s’acharnait à l’étude de l’arabe algérien... Son ardeur faisait sourire ses camarades qui disaient, non sans ironie : « Il doit y avoir une bicotte là-dessous ».

Déjà, Jacques aimait Yasmina, follement, avec toute l’intensité débordante d’un premier amour chez un homme à la fois très sensuel et très rêveur en qui l’amour de la chair se spiritualisait, revêtait la forme d’une tendresse vraie...

Cependant, ce que Jacques aimait en Yasmina, en son ignorance absolue de l’âme de la Bédouine, c’était un être purement imaginaire, issu de son imagination, et bien certainement fort peu semblable à la réalité...

Souriante, avec, cependant, une ombre de mélancolie dans le regard, Yasmina écoutait Jacques lui chanter, maladroitement encore, toute sa passion qu’il n’essayait même plus d’enchaîner.

- C’est impossible, disait-elle avec, dans la voix, une tristesse déjà douloureuse. Toi, tu es un roumi, un kéfer, et moi, je suis musulmane. Tu sais, c’est haram chez nous, qu’une musulmane prenne un chrétien ou un juif ; et pourtant, tu es beau, tu es bon. Je t’aime...

Un jour, très naïvement, elle lui prit le bras et dit, avec un long regard tendre : « Fais-toi musulman... C’est bien facile ! Lève ta main droite, comme ça, et dis, avec moi : « La illaha illa Allah, Mohammed raçoul Allah » : « Il n’est point d’autre divinité que Dieu, et Mohammed est l’envoyé de Dieu ».

Lentement, par simple jeu, pour lui faire plaisir, il répéta les paroles chantantes et solennelles qui, prononcées sincèrement, suffisent à lier irrévocablement à l’islam... Mais Yasmina ne savait point que l’on peut dire de telles choses sans y croire, et elle pensait que l’énonciation seule de la profession de foi musulmane par son roumi en ferait un croyant... Et Jacques, ignorant des idées frustes et primitives que se fait de l’islam le peuple illettré, ne se rendait point compte de la portée de ce qu’il venait de faire.

Ce jour-là, au moment de la séparation, spontanément, avec un sourire heureux, Yasmina lui donna un baiser, le premier... Ce fut pour Jacques une ivresse sans nom, infinie...

Désormais, dès qu’il était libre, dès qu’il disposait de quelques heures, il partait au galop pour Timgad.

Pour Yasmina, Jacques n’était plus un roumi, un kéfer... Il avait attesté l’unité absolue de Dieu et la mission de son Prophète... Et un jour, simplement, avec toute la passion fougueuse de sa race, elle se donna...

Ils eurent un instant d’anéantissement ineffable, après lequel ils se réveillèrent, l’âme illuminée d’une lumière nouvelle, comme s’ils venaient de sortir des ténèbres.

... Maintenant, Jacques pouvait dire à Yasmina presque toutes les choses douces ou poignantes dont était remplie son âme, tant ses progrès en arabe avaient été rapides... Parfois, il la priait de chanter. Alors, couché près de Yasmina, il mettait sa tête sur ses genoux et, les yeux clos, il s’abandonnait à une rêverie imprécise, très douce.

Depuis quelque temps, une idée singulière venait le hanter et quoique la sachant bien enfantine, bien irréalisable, il s’y abandonnait, y trouvant une jouissance étrange... Tout quitter, à jamais, renoncer à sa famille, à la France, rester pour toujours en Afrique avec Yasmina... Même démissionner et s’en aller, avec elle toujours, sous le burnous et le turban, mener une existence insoucieuse et lente, dans quelque ksar du Sud... Quand Jacques était loin de Yasmina, il retrouvait toute sa lucidité et il souriait de ces enfantillages mélancoliques... Mais dès qu’il se retrouvait auprès d’elle, il se laissait aller à une sorte d’assouplissement intellectuel d’une douceur indicible. Il la prenait dans ses bras, et, plongeant son regard dans l’ombre du sien, il lui répétait à l’infini ce mot de tendresse arabe, si doux :

- Aziza ! Aziza ! Aziza !

Yasmina ne se demandait jamais quelle serait l’issue de ses amours avec Jacques. Elle savait que beaucoup d’entre les filles de sa race avaient des amants, qu’elles se cachaient soigneusement de leurs familles, mais que, généralement, cela finissait par un mariage.

Elle vivait. Elle était heureuse simplement, sans réflexion et sans autre désir que celui de voir son bonheur durer éternellement.

Quand à Jacques, il voyait bien clairement que leur amour ne pouvait que durer ainsi, indéfiniment, car il concevait l’impossibilité d’un mariage entre lui qui avait une famille, là-bas, au pays, et cette petite Bédouine qu’il ne pouvait même pas songer à transporter dans un autre milieu, sur un sol lointain et étranger.

Elle lui avait bien dit que l’on devait la marier à un cahouadji de la ville, vers la fin de l’automne.

Mais c’était si loin, cette fin d’automne... Et lui aussi, Jacques s’abandonnait à la félicité de l’heure...

- Quand ils voudront me donner au borgne, tu me prendras et tu me cacheras quelque part dans la montagne, loin de la ville, pour qu’ils ne me retrouvent plus jamais. Moi, j’aimerais habiter la montagne, où il y a de grands arbres qui sont plus vieux que les plus anciens des vieillards, et où il y a de l’eau fraîche et pure qui coule à l’ombre... Et puis, il y a des oiseaux qui ont des plumes rouges, vertes et jaunes, et qui chantent...

« Je voudrais les entendre, et dormir à l’ombre, et boire de l’eau fraîche... Tu me cacheras dans la montagne et tu viendras me voir tous les jours... J’apprendrai à chanter comme les oiseaux et je chanterai pour toi. Après, je leur apprendrai ton nom pour qu’ils me le redisent quand tu seras absent ».

Yasmina lui parlait ainsi parfois, avec son étrange regard sérieux et ardent...

- Mais, disait-elle, les oiseaux de Djebel Touggour sont des oiseaux musulmans... Ils ne sauront pas chanter ton nom de roumi... Ils ne sauront te dire qu’un nom musulman... et c’est moi qui dois te le donner, pour le leur apprendre... Tu t’appelleras Mabrouk, cela nous portera bonheur.

... Pour Jacques, cette langue arabe était devenue une musique suave, parce que c’était sa langue à elle, et que tout ce qui était elle l’enivrait. Jacques ne pensait plus, il vivait.

Et il était heureux.

Un jour, Jacques apprit qu’il était désigné pour un poste du Sud oranais.

Il lut et relut l’ordre implacable, sans autre sens pour lui que celui-ci, partir, quitter Yasmina, la laisser marier à ce cafetier borgne et ne plus jamais la revoir...

Pendant des jours et des jours, désespérément, il chercha un moyen quelconque de ne pas partir, une permutation avec un camarade... mais en vain.

Jusqu’au dernier moment, tant qu’il avait pu conserver la plus faible lueur d’espérance, il avait caché à Yasmina le malheur qui allait les frapper...

Pendant ses nuits d’insomnie et de fièvre, il en était arrivé à prendre des résolutions extrêmes : tantôt il se décidait à risquer le scandale retentissant d’un enlèvement et d’un mariage, tantôt il songeait à donner sa démission, à tout abandonner pour sa Yasmina, à devenir en réalité ce Mabrouk qu’elle rêvait de faire de lui... Mais toujours une pensée venait l’arrêter ; il y avait là-bas, dans les Ardennes, un vieux père et une mère aux cheveux blancs qui mourraient certainement de chagrin si leur fils, « le beau lieutenant Jacques », comme on l’appelait au pays, faisait toutes ces choses qui passaient par son cerveau embrasé, aux heures lentes des nuits mauvaises.

Yasmina avait bien remarqué la tristesse et l’inquiétude croissante de son Mabrouk et, n’osant encore lui avouer la vérité, il lui disait que sa vieille mère était bien malade, là-bas, fil Fransa...

Et Yasmina essayait de le consoler, de lui inculquer son tranquille fatalisme.

- Mektoub, disait-elle. Nous sommes tous sous la main de Dieu et tous nous mourrons, pour retourner à Lui... Ne pleure pas ; Ya Mabrouk, c’est écrit.

« Oui, songeait-il amèrement, nous devons tous, un jour ou l’autre, être à jamais séparés de tout ce qui nous est cher... Pourquoi donc le sort, ce mektoub dont elle me parle, nous sépare-t-il donc prématurément, tant que nous sommes en vie tous deux ? »

Enfin, peu de jours avant celui fixé irrévocablement pour son départ, Jacques partit pour Timgad... Il allait, plein de crainte et d’angoisse, dire la vérité à Yasmina. Cependant, il ne voulait point lui dire que leur séparation serait probablement, certainement même, éternelle...

Il lui parla simplement d’une mission devant durer trois ou quatre mois.

Jacques s’attendait à une explosion de désespoir déchirant...

Mais, debout devant lui, elle ne broncha pas. Elle continua de le regarder bien en face, comme si elle eût voulu lire dans ses pensées les plus secrètes... et ce regard lourd, sans expression compréhensible pour lui, le troubla infiniment... Mon Dieu ! allait-elle donc croire qu’il l’abandonnait volontairement ?

Comment lui expliquer la vérité, comment lui faire comprendre qu’il n’était pas le maître de sa destinée ? Pour elle, un officier français était un être presque tout-puissant, absolument libre de faire tout ce qu’il voulait.

... Et Yasmina continuait de regarder Jacques bien en face, les yeux dans les yeux. Elle gardait le silence...

Il ne put supporter plus longtemps ce regard qui semblait le condamner.

Il la saisit dans ses bras :

- O Aziza ! Aziza ! dit-il. Tu te fâches contre moi ! Ne vois-tu donc pas que mon coeur se brise, que je ne m’en irais jamais, si seulement je pouvais rester !

Elle fronça ses fins sourcils noirs.

- Tu mens ! dit-elle. Tu mens ! Tu n’aimes plus Yasmina, ta maîtresse, ta femme, ta servante, celle à qui tu as pris sa virginité. C’est bien toi qui tiens à t’en aller !... Et tu mens encore quand tu me dis que tu reviendras bientôt... Non, tu ne reviendras jamais, jamais, jamais !

Et ce mot, obstinément répété sur un ton presque solennel, sembla à Jacques le glas funèbre de sa jeunesse.

Abadane ! Abadane ! Il y avait, dans le son même de ce mot, quelque chose de définitif, d’inexorable et de fatal.

- Oui, tu t’en vas... Tu vas te marier avec une roumia, là-bas, en France...

Et une flamme sombre s’alluma dans les grands yeux roux de la nomade. Elle s’était dégagée presque brusquement de l’étreinte de Jacques, et elle cracha à terre, avec dédain, en un mouvement d’indignation sauvage.

- Chiens et fils de chiens, tous les roumis !

- Oh ! Yasmina, comme tu es injuste envers moi ! Je te jure que j’ai supplié tous mes camarades l’un après l’autre de partir au lieu de moi... et ils n’ont pas voulu.

- Ah ! tu vois bien toi-même que, quand un officier ne veut pas partir, il ne part pas !

- Mais mes camarades, c’est moi qui les ai priés de partir à ma place, et ils ne dépendent pas de moi... tandis que moi je dépends du général, du ministre de la Guerre...

Mais Yasmina, incrédule, demeurait hostile et fermée.

Et Jacques regrettait que l’explosion du désespoir qu’il avait tant redoutée en route n’eût pas eu lieu.

Ils restèrent longtemps ainsi, silencieux, séparés déjà par tout un abîme, par toutes ces choses européennes qui dominaient tyranniquement sa vie à lui et qu’elle, Yasmina, ne comprendrait jamais...

Enfin, le coeur débordant d’amertume, Jacques pleura, la tête abandonnée sur les genoux de Yasmina.

Quand elle le vit sangloter si désespérément, elle comprit qu’il était sincère... Elle serra la chère tête aimée contre sa poitrine, pleurant elle aussi, enfin.

- Mabrouk ! Prunelle de mes yeux ! Ma lumière ! O petite tache noire de mon coeur ! Ne pleure pas, mon seigneur ! Ne t’en va pas, Ya Sidi. Si tu veux partir, je me coucherai en travers de ton chemin et je mourrai. Et alors, tu devras passer sur le cadavre de ta Yasmina. Ou bien, si tu dois absolument partir, emmène-moi avec toi. Je serai ton esclave. Je soignerai ta maison et ton cheval... Si tu es malade, je te donnerai le sang de mes veines pour te guérir... ou je mourrai pour toi. Ya Mabrouk ! Ya Sidi emmène-moi avec toi...

Et comme il gardait le silence, brisé devant l’impossibilité de ce qu’elle demandait, elle reprit :

- Alors, viens, mets des vêtements arabes. Sauvons-nous ensemble dans la montagne, ou bien, plus loin, dans le désert, au pays des Chaâmba et des Touareg... Tu deviendras tout à fait musulman, et tu oublieras la France...

- Je ne puis pas... Ne me demande pas l’impossible. J’ai de vieux parents là-bas, en France, et ils mourront de chagrin... Oh ! Dieu seul sait combien je voudrais pouvoir te garder auprès de moi, toujours.

Il sentait les lèvres chaudes de Yasmina lui caresser doucement les mains, dans le débordement de leurs larmes mêlées... Ce contact réveilla en lui d’autres pensées, et ils eurent encore un instant de joie si profonde, si absolue qu’ils n’en avaient jamais connue de semblable même aux jours de leur tranquille bonheur.

- Oh ! comment nous quitter ! bégayait Yasmina, dont les larmes continuaient à couler.

Deux fois encore, Jacques revint et ils retrouvèrent cette indicible extase qui semblait devoir les lier l’un à l’autre, indissolublement et à jamais.

Mais enfin, l’heure solennelle des adieux sonna... de ces adieux que l’un savait et que l’autre pressentait éternels...

Dans leur dernier baiser, ils mirent toute leur âme...

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