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Une visite de charité 

décembre 2002, par Hervé Chesnais

"Alors tous les péchés, fils légers et tenaces du démon, qui pour des cœurs un peu sensibles, rendaient ces hommes plus effrayants que des monstres, voulaient se jeter à cette eau. Les infirmes descendaient, ne raillant plus ; mais avec envie.
Les premiers entrés sortaient guéris, disait-on. Non."
Arthur Rimbaud, Proses évangéliques

Brique, ocre, et dès le matin le feu blanc de midi. Combien à s’y crever les yeux ? Pas de nom pour l’endroit. Les gens d’alentour disent au bout de la piste. Le soleil a brûlé le nom, pas grave : ici on ne parle pas, parce qu’on ne peut plus, ne veut plus. La poussière rouge s’insinue dès qu’on ouvre la bouche, fait crisser les dernières dents, encroûte la langue inutile. Pourquoi parler ? Pour dire quoi ? Qu’on a soif et qu’on ne peut pas boire, qu’on a faim mais qu’il faut attendre le camion du mois prochain. Autant fermer sa gueule.

Ils sont arrivés là par grappes, corps bousillés, loqueteux, déjà muets, immédiatement ils ont compris pourquoi on les avait amenés ici : ça leur ressemblait trop, ces casemates, pour qu’ils s’y trompent. Mais ils n’ont pas protesté. A peine si certains -les plus jeunes, pas encore tout à fait résignés- ont pleuré dans le grand silence du plateau, lorsque le camion s’est éloigné après un demi-tour, les laissant seuls sur la terre rouge, et bientôt ils n’ont plus été sûrs de la cause de leurs larmes, tant la poussière s’insinue vite sous les paupières. D’autres, les mêmes, lopes pouilleuses, carcasses creusées, mutilés sans pension, les ont accueillis, les ont dépouillés, leur ont appris à scruter l’étendue pour mieux s’oublier, égrainer les jours à distinguer les teintes : orangé du matin (chagrin), safran de cinq heures (malheur), le pourpre qui tourbillonne lorsque l’ombre s’étend. Ils ont trouvé la caisse où s’asseoir dès l’aube, ramassé des capsules de coca pour jouer aux dames sur le seuil. Mais le vent interrompt trop souvent les parties, le vent les écharpe soudain, les pétrifie, les voilà statues cuivrées dont l’oxyde bleu insulte le ciel.

Ils sont là. Ils subissent l’érosion des pierres. Les jours qui se ferment s’effacent, et demain sur hier, le temps c’est l’usure ; ils s’y résignent. Ils sont là de toute éternité, bientôt, comme les corbeaux et les margouillats qui veillent les pattes collées aux plafonds de leur sommeil sans rêve. D’où viens-tu ? Pourquoi des questions puisqu’il ne répond jamais, le chauffeur du camion ? Les auxiliaires ne parlent pas, ils cognent. En rang dans le sable qui mord, il faut attendre que l’infirmier tonde les têtes, recouse les plaies, change les pansements, répare les béquilles, puis repartir en traînant le colis de la ration. On dort mal ce soir là, trop riches, et de fait les plus vieux perdent tout, un tesson sous la gorge. Un geste un cri, pas de cri, une bâche en plastique sous laquelle pue le corps, que le camion remportera avec les autres ordures. Pas de rite ici, pas de deuil, le partage des nippes, le moins faible gagne, et sitôt ses fringues sur les épaules d’un autre, le mort est oublié, à l’odeur près. Chacun reprend sa place et, installés sur leurs caisses à boire le thé et fumer le khif, ils sourient quand des nouveaux défient la poussière pour jouer au foot, les pieds nus se tordant sur la balle de chiffe. Passe la semaine, s’abîment les bandages suintant de rouge : blessure rouverte, croûte d’une traînée de terre. Chaque jour, moins de joueurs de foot : ils abandonnent, trouvent une caisse, se fixent sur un seuil. Bientôt la balle s’effiloche, délaissée.

C’est le grand été qui dessèche les corps et les mémoires. Ils mesurent à leurs portes l’ombre qui décroît puis revient, tremblent de froid le matin, suent sous ce midi qui dure. Ils ont tout emporté, les tourbillons rouges, il n’y a plus d’avant, plus d’ailleurs, rien que ce midi blanc qui les fige. Seuls souvenirs : cicatrices d’engelures des semaines d’hiver où soudain l’ouest devient sombre, le ciel écrasé aux confins du plateau. Quelques jours de pluie, de boue pourpre, de fleurs. On croit à une prairie sur la roche. Mais le gel, la nuit, fane les fleurs et fend les pierres. Jamais assez de bois. Le camion n’en apporte pas. On se sert alors les uns contre les autres, blottis dans les couvertures ; quelques caresses, quelques paroles mais c’est pire que tout, les autres puent comme on pue pour les autres, c’est le miroir abject, et l’on guette la fin du froid pour s’isoler de nouveau, s’abrutir de chaleur. La caisse ressortie, on expose ses plaies au jour, au soleil, à la poussière rouge. Déjà tout est grillé dans le feu blanc du grand été.

Personne ne va jamais jusqu’au bout de la piste, ni ceux du bled, ni les nomades qui détournent les transhumances. L’endroit n’a pas de nom, comme pour s’en protéger : Au bout de la piste. Là-bas, le fils encule la mère, le frère engrosse la sœur, c’est des maudits, Dieu les a frappés, il ne faut pas y aller : les toucher, les voir, c’est risquer le même sort. N’y allez pas. Des mains lépreuses vous agripperaient, on déchirerait vos vêtements, on volerait votre sac, jusqu’à ce que vous non plus, vous ne soyez plus rien, comme eux les yeux blancs qui fixent le soleil, comme eux la peau cuivrée qui se confond à la terre. Ils ne parlent pas, aucune langue qu’on connaisse, ils vivent couverts de merde. N’y allez pas. Là-bas, on étrangle les nouveau-nés, les chiens les dévorent sous le regard des mères qui ne font rien. La terre boit leur sang, rouge sur rouge, ça s’annule, on ne s’en souvient même pas. Faut pas y aller. N’y allez pas.

Il arrive un jour, porté par le couteau de midi. Exact au monde il marche d’un pas égal, et parvient au bout de la piste, les pieds nus, les cheveux lourds. Ils le regardent, les maudits, comme obligés, et lui regarde chacun. Les cailloux tombent des mains qui s’ouvrent, les genoux plient dans la poussière, mais c’est doux, le sol doux comme farine, tout s’arrondit dans l’ocre et la tiédeur, tout s’apaise, du tranchant de l’horizon aux tourbillons qui reposent, enfin, dans l’air de la rue. Il se tient au milieu d’eux, paumes offertes. Eux tendent des mains de mendiants. Ils essayent de se souvenir, leurs bouches s’ouvrent, mais ils ont tout oublié : le nom de la monnaie, les titres pour flatter le passant. Ni monsieur ni seigneur ni prince. Des mains palpitent et s’accrochent, à la manche, à la ceinture, s’arrêtent bientôt : A l’évidence, il n’a rien sur lui que son manteau. C’en est donc un de plus : à quel seuil l’installer ? Il cache quelle plaie, lui qui voit, marche et ne saigne pas ? S’en fout : le ciel a pris un bleu d’enfance, on peut marcher sans crouler sous le soleil, on peut ouvrir les yeux sans en être blessé. Il regarde chacun. Chacun sent l’amour comme une odeur oubliée, de miel, de lait, de sein maternel. Les corps maigres tremblent, c’est trop, ce parfum monte à la tête. Le bonheur violente les nerfs, les temps battent, au-delà du rythme. Trop lourd, le manteau d’amour, leurs épaules ploient. Dans leurs gorges, des orages se nouent : Peut-être, ils haïssent celui qui les réveille ainsi, brise la stupeur, les prive du calme des pierres.

Un enfant rit, court, se jette dans les bras de l’homme qui l’étreint et lui parle. Quand l’enfant le quitte, il n’a plus d’ombre aux pas. L’homme s’approche du vieil aveugle, enfonce ses pouces dans les yeux clos, les paupières se décousent, le vieux le découvre, il ruisselle d’eau claire. Ses mains gomment les plaies, résorbent les chancres. L’estropié remembré marche, les lépreux comptent leurs doigts nouveaux comme des bourgeons de mars. On s’assoit, même sourds on l’écoute, accroupis les pieds-bots, rengorgés les goitreux, tous on l’écoute. Il parle d’amour, de pardon, il dit qu’il est l’amour, qu’il aime chacun, qu’il faut croire, espérer, il promet le paradis. On s’assoit dans le sable apaisé, on le croit, on l’aime sans oser rien en dire. Les pains naissent de corbeilles inépuisables, blancs comme du pain de riches, le feu du brasero se nourrit de lui-même. On mange en silence, les mains plongeant dans les plats de terre, presque une cadence que ces mains qui reviennent aux plats, qui se passent les jarres. On se lèche les doigts qui luisent d’huile, les saveurs se mêlent, on croque l’olive, on mâche l’agneau gras dont on détache la langue et les joues, dont on gobe les yeux. On brise les os pour un peu de moelle, on voudrait laper la sauce. Il y a du lait, il y a du vin. Les fruits débordent des paniers. L’homme parle par fables, par énigmes. Il dit des choses qu’on ne comprend pas bien, c’est si noble ce qu’il dit, ça sonne si bien dans la nuit, heureux les nus, heureux les pauvres, heureux les faibles, on se retrouve vêtus comme dans les contes, on se retrouve, on est beaux.. La parole porte loin, tout le plateau s’offre à sa voix. Rêve d’un fleuve lointain, bordé de noisetiers, de lentisques, qui roule un limon riche de quatre récoltes par an. Rêve au parfum d’anis, rêve au goût de datte. On voit passer des anges et filer des étoiles. C’est ainsi qu’on s’endort. L’homme laisse doucement décroître le rythme de ses mots jusqu’au silence. Il couvre le feu de terre rouge puis s’en va, les mains enfouies dans son manteau de laine. Rêves d’Eden et de jardins fleuris, de fruits lourds à faire crouler l’arbre, de miel, de troupeaux, de greniers pleins. On ne l’entend pas partir au-delà de la piste. Il ne laisse aucune empreinte.

L’acier de midi les réveille dans le sable qui vole, les ensevelit. Les ruines brûlent de ce blanc de chaux que le ciel coupe, précis, sur l’arête des pierres. A peine s’ils se lèvent, se traînent à l’ombre des gourbis, éblouis, insolés. Un enfant pleure dont les sanglots se perdent. Les yeux se plissent pour ne rien voir sinon les colonnes de chaleur, leurs mirages d’asphalte humide. Il faut retrouver les béquilles, claudiquer, ça saigne sous les pansements sales. Le vent, comme du papier de verre gros grain, ponce la peau jusqu’à l’écorchure. Hurlement. Il s’est arraché les yeux, l’aveugle, les a lancés contre le mur, deux taches que le soleil annule immédiatement. Il hurle à la mort, étale sur sa face le sang qui coule, il gueule, des blasphèmes, des mots d’amours, des ordures pêle-mêle. Il harangue béant les autres, foutaise le sauveur, on n’est jamais sauvé, il ne faut plus être sauvé, que plus jamais rien, que plus jamais personne ne nous sauve, il gueule qu’il encule le messie et tous les anges, un mur, nom de dieu, pour se fracasser la gueule, qu’on le lapide, qu’on se lapide, on n’est jamais sauvé, il gueule, faut plus, s’en fout, faut en finir. La première pierre lui brise les dents. Ca gueule maintenant d’un peu partout, d’un peu partout les corps ouverts qui saignent, qui crient, se déchirent comme des bêtes sur l’arène. On se serait entre-tué, sûr, si le camion n’était pas arrivé. C’est ce qui a donné comme un centre à l’émeute. Ils n’ont pas pu repartir. Les auxiliaires ont sorti les matraques, braqué les p.m., lâché des rafales, ça n’a servi à rien, ils pouvaient bien crier, trop nombreux sous les coups, même sous les balles personne n’a fui, impossible. Ils ont tous été massacrés, gardien, chauffeur, infirmier, on s’est acharné, même morts on les tuait encore, petits bouts éparpillés, étoffes ensanglantées, touffes de cheveux brandies comme scalps, un équarrissage. Tout a brûlé, camion, rations. Ne reste qu’une épave de tôle, qui déjà s’use sous le vent, dont la poussière comble les creux. Ceux qui survivent sont pierres, posées là, qui subissent à nouveau. Ils attendent un autre camion qui viendra chargé de soldats qui tireront sans sommation, qui les délivreront du mal.

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