La Revue des Ressources

Le taxi 

jeudi 29 septembre 2005, par Marie-Louise Audiberti

Moi je fais le taxi depuis vingt-cinq ans. Seulement le jour. Avant, je roulais la nuit aussi, maintenant j’ai arrêté, ma femme veut plus, c’est trop dangereux. Elle est belle, ma femme, si vous la voyiez ! Je connais tous les trucs : le client qui s’esbigne avant de payer, ou le monsieur bien mis qui vous commande une course Paris Deauville et retour, et au bout du compte vous braque un engin sur la tempe. Passe-moi le fric que je t’ai donné plus ta recette. A force on repère le coup. Moi, quand un client me revient pas, je prétend que j’ai pas de monnaie. Je regrette, que je dis, je commence tout juste, c’est ma première tournée. Je reste poli, l’air de rien. L’agresseur se décourage, je suis pas intéressant. Y en a un, l’autre jour, qui m’a bousculé au moment de payer. Il voulait que je lui file tout. Pas de chance, je suis un ancien boxeur, vous avez qu’à voir mon nez cassé. La boxe, ça ne pardonne pas. Après, des fois, faut se faire redresser la cloison si on veut continuer de respirer. Le pauvre, il était mal tombé. Moi, le gars, je te l’ai attrapé par l’épaule, je l’ai tabassé en bonne règle, parce que je voulais qu’on l’arrête, mon bonhomme. Pas question qu’il aille se perdre dans la nature, et quoi encore !

Au commissariat, ils m’ont dit : pas la peine de porter plainte, à quoi ça vous avancera. Finalement vous n’avez aucun dommage. Rien à déclarer.

Elle est bien bonne, celle-là ! Et pourquoi ça, je leur ai dit ? C’est un ami à vous, ce type, que vous voulez le protéger ? Dites, je me fais agresser et l’autre s’en irait comme ça, les mains dans les poches, ni vu ni connuÊ !
Puis j’ai prévenu les copains. On va quand même pas se laisser faire. Entre nous, on se serre les coudes, sauf qu’il y en a qui vous cherchent des crosses ou qui vous crèvent les pneus pour vous passer devant. Ou qui vous piquent carrément la course. Oh oui, y a des salauds partout, même chez les taxis. Le commissaire, quand il a vu qu’on lâcherait pas le morceau, il a baissé pavillon. Mon bonhomme a écopé de six mois.

Elle, vraiment, je me méfiais pas. J’avais pas de raison. J’étais là dans mes pensées. C’est que j’avais des soucis. Taxi, autrefois, ça rapportait pas mal, surtout avec les notes de frais. Les gens importants, ils vont pas à pied, je peux vous le dire, ça leur ferait mal. J’avais même une cliente, une veuve riche ; je l’amenais tous les ans à Dinard. A la longue on finissait par se connaître. On se racontait notre vie. Même que ses enfants avaient peur qu’elle me couche sur son testament. Aujourd’hui c’est plus pareil. Les riches, on les voit plus guère. Et les hommes d’affaires ont quitté Paris, les entreprises vont s’installer ailleurs, à cause des taxes. Tout ça, nous on le sent passer. Tenez, même devant les gares, des fois, y a de la presse, ça se bouscule pour monter, mais d’autres fois on peut attendre des heures avant de voir arriver un client. Souvent on tourne à vide. Les gens ont plus assez d’argent. Mon voisin qui fait les fromages au marché de Viroflay, il me le disait encore. Les affaires sont plus comme avant. Là aussi, on dirait que les gens mangent moins.

Bon, j’étais là avec mes idées noires. Comment j’allais payer l’Urssaf, et aussi les traites en retard. Parce que les dettes, je suis pas pour. Après, on n’est jamais sûr de remonter le courant. Dans ma tête, je comptais, je recomptais. Fallait que je me concentre malgré mes ennuis parce que ce jour-là il pleuvait à torrents, on n’y voyait presque rien.

Souvent y a des femmes qui vous font du gringue pour pas payer la course. Elles sont là, cuisses à l’air, à vous raconter leurs malheurs comme si on était deux doigts de la main. Tout ça c’est des boniments. Faut pas les écouter. Moi j’ai une belle femme, je vous l’ai dit, j’ai pas besoin de traîner ailleurs. C’est ma deuxième et celle-là c’est la bonne, j’en changerai plus, c’est sûr.

Faut se méfier des droguées aussi, parce que même les femmes quand elles sont en manque, elles peuvent devenir dangereuses. J’ai un collègue, y en a une qui l’a mordu au sang. Pour la drogue, elles feraient n’importe quoi.
Eh bien, celle-là, ma cliente, celle dont je vous parle, je me méfiais pas. Toute sage sur son siège, la jupe aux genoux, l’air réservée. Je l’avais prise à Orly. Pas une droguée, c’est sûr, parce que je les reconnais tout de suite. Elle parlait à peine, juste quelques mots. Moi, je parle pas toujours aux clients, seulement si je suis en confiance. Quand même on peut faire un brin de causette, c’est humain. Y a toujours de quoi parler, ne serait-ce que la politique, ou le sport. Certains veulent me prendre à parti. Faudrait être de leur avis. Moi, je me mouille pas, on sait jamais sur qui on tombe. Quand c’est quelqu’un de connu, je fais semblant de rien. L’autre jour, y en a un, un député, ça l’a vexé. Vous me reconnaissez pas, qu’il m’a dit au bout d’un moment ?Taxi, des fois on se sent seul. Je prendrais bien un chien, mais il y a des clients que ça rebute, à cause des poils.
Ma cliente m’avait juste dit qu’elle revenait du Midi. Je lui avais dit, vous devez avoir eu beau temps, là-bas c’est mieux qu’ici, avec le soleil, la mer et tout, elle m’avait dit oui, c’est autre chose. Et puis on s’était tu, chacun dans ses pensées. Moi je jette de temps en temps un coup d’oeil derrière, c’est instinctif, pour observer les clients. Des fois ils se plongent dans leurs dossiers, d’autres fois, quand c’est des femmes, elles se refont une beauté. Y en a d’autres, surtout quand le trajet est long, ils piquent un petit somme. Pour les couples, on se rend vite compte s’il y a de l’eau dans le gaz. A peine assis, ça démarre. Je te l’avais bien dit ! Naturellement c’est de ma faute ! Toujours la même chose ! A mesure le ton monte. Il arrive qu’ils me font brusquement arrêter. Y en a un des deux qui veut sortir et qui claque la portière. Une fois, c’était deux hommes, ils ont commencé à se battre. Je leur ai dit, arrêtez, ça suffit comme ça. Et puis, il y a les amoureux, souvent c’est gênant, y en a qui exagèrent, ma voiture c’est pas une chambre à coucher.

Celle-là, elle regardait la pluie tomber.

Brusquement elle se penche vers moi, je sens son souffle dans mon cou, et elle me dit d’une voix ferme : je vais vous tuer.
Oui, juste ça. Je regarde dans le rétroviseur et je vois qu’elle a brandi un grand couteau. C’était pas une blague. Ma cliente si réservée allait m’assassiner. Des choses bizarres, on en voit tout le temps à la télé, mais quand ça vous arrive, on n’y croit pas, on se dit, c’est pas possible, je rêve.

Je pouvais pas mourir comme ça, sans raison. C’est vrai que j’avais des ennuis, mais les ennuis c’est normal. Mourir d’un coup de couteau alors qu’on n’a rien fait, c’est pas normal.
Cette bonne femme-là, bien mise et tout, c’était pas ma recette qui l’intéressait. On roulait sur l’autoroute en pleine vitesse. Si elle me tuait, elle se tuait aussi, on allait tous les deux dans le décor. Ce serait un meurtre pour rien, juste pour le plaisir. Un caprice, quoi, qui ferait déjà deux morts, elle et moi, sans compter les passagers des autres véhicules qui viendraient s’emplafonner dans ma voiture.

Je pouvais pas me retourner pour saisir le couteau. Fallait que je tienne ce fichu volant si je voulais pas me planter. Au volant, on est comme impuissant. C’est pour ça qu’ils ont peur, les taxis. On sait jamais ce qui se trame dans notre dos. Même si vous avez une arme, l’autre, derrière, il a l’avantage.

La cliente allait me régler mon compte, elle l’avait dit. Y avait pas à revenir là-dessus.

Et ma femme et mes enfants, qu’est-ce qu’ils deviendraient une fois que j’aurais disparu ? Faut vous dire, j’ai un fils de quatorze ans et des jumelles, sept ans. Trois enfants. Mes enfants, je les aime tellement que je veux même pas les envoyer en colonie de vacances. Avec tout ce qui arrive aujourd’hui. Même les moniteurs, on peut plus avoir confiance. C’est attouchements et compagnie. En été, ils engagent n’importe qui. Les saisonniers, on sait pas d’où ils viennent. Un jour ici, un jour là. Alors pour les voyages, ma femme et moi, il faut attendre que les enfants soient plus grands. Ce que j’aimerais c’est aller en Thaïlande. Pourquoi la Thaïlande, je peux pas vous le dire. Y a des choses qui s’expliquent pas.

Dire que j’ai pensé à ma femme et à mes enfants, c’est pas certain. Dans ces cas-là, on pense pas vraiment. C’est plutôt des images qui passent, ou des mots. Je me voyais pas non plus mourir. Pourtant la mort, j’y pense souvent. La vie, on finit toujours par en voir le bout, c’est pour tout le monde pareil. Mais là, tout allait trop vite. La minute d’avant, j’étais dans l’Urssaf qu’il fallait payer et les traites en retard pour le taxi. Avec ça on rigole pas. J’ai un collègue, heureusement le juge a lui a accordé un délai, parce que si on vous ôte votre licence quand vous êtes en retard pour vos traites, c’est pas une bonne chose. Vous vous retrouvez sur le pavé et vous pouvez jamais payer. Total, ça fait un chômeur de plus.

Je vais vous tuer, elle avait dit. Fallait pas que je prenne ça à la blague. Ma passagère, ça pouvait la vexer. Une blague, ah vous croyez que je plaisante, eh bien vous allez connaître votre bonheur ! Non, fallait la prendre au sérieux, comme si ça allait vraiment arriver. Très bien, vous allez me tuer puisque c’est ce que vous voulez. Vous avez pris votre décision. Moi je peux rien y faire, c’est vous qui tenez le couteau. Si je lâche le volant, ça m’avancera à rien. A la vitesse où on roule, avec la circulation et la pluie, c’est l’accident, sûr comme bonjour, et on n’en réchappera pas.
Elle, il fallait qu’elle se décide, qu’elle prenne son élan. Pour l’instant, elle savourait son plaisir. J’ai pas vu, mais je suis sûr qu’elle souriait. Un sourire terrible. Le temps qu’elle vise ma nuque, j’avais peut-être une minute devant moi.

Cette histoire d’Urssaf et de traites en retard qui me trottait dans la tête, ça m’a donné une idée. Oh, je dirais même pas une idée. C’est sorti tout seul et je m’entendais parler. Ma voix était encore ferme, presque gaie. Je lui ai dit à la femme. Eh bien, si vous m’assassinez, l’Urssaf pourra toujours attendre pour être payée. Et mes traites pour le taxi, c’est pareil, ils en verront jamais la couleur. Tant pis pour eux, hein. Ce sera toujours ça de gagné. Comme ça au moins, ils pourront pas me plumer.

Là je faisais comme si on était complices, elle et moi, qu’on était du même bord. Elle allait me supprimer, alors les autres, ils pouvaient toujours attendre. Mon argent leur passerait sous le nez. Pour une fois, ça serait eux, les dindons de la farce.

Alors la femme, derrière, elle s’est mise à rire. Comme une folle, j’allais dire. Alors j’ai continué comme ça et j’ai ri avec elle du bon tour qu’on allait jouer à l’Urssaf et à la banque. Elle tenait toujours le couteau, mais elle se tordait de rire, comme si c’était la meilleure plaisanterie du monde.
Et puis j’ai réussi à arrêter la voiture, je sais plus comment. Je vous rappelle qu’on était sur l’autoroute et que la pluie tombait tout ce qu’elle pouvait. Alors, une fois la voiture arrêtée, j’ai sorti la femme et je te l’ai jetée dehors comme un paquet de linge et son sac avec. Sous la pluie, ça a dû lui rafraîchir les idées.

Ensuite j’ai repris ma voiture et j’ai commencé à trembler.
Le couteau, je l’ai toujours. En souvenir. Seulement j’ai beau retourner cette histoire dans ma tête, je saurai jamais pourquoi la femme voulait me tuer, et ça, voyez-vous, je peux pas le digérer. `

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