La Revue des Ressources

Le Don Juan des pauvresses 

lundi 23 mai 2005, par Roland Pradalier

Il était onze heures et s’annonçait entre les lattes des volets un lumineux samedi claironnant annonciateur de départs en week-end sur les rubans d’autoroutes, de radios allumées dans les cours d’immeuble et de rues vides, désertées.
Mes yeux s’ouvrirent, ma main s’allongea dans l’air, puis mes pieds tâtèrent le sol vertigineux et branlant et j’atterris atterré sur ce sol toujours lunaire de la moquette au réveil.
Je m’étais couché à trois heures, après avoir ingurgité whiskys et pastis, canettes extra larges 9,6 de fameuse bibine qui cogne et l’homme au marteau dessiné sur l’aluminium avait gravé au burin pendant mon sommeil grâce à sa puissance herculéenne à faire exploser mes cellules, sa symphonie pour migraine.
Au-delà de vingt-cinq bières par jour, les médecins parlent d’alcoolisme, mieux vaut donc s’arrêter à la quinzième.

Dans la cuisine, je jetais un soleil dans la poêle, et dévorais mon jaune d’œuf avec du pain frais. Dans la salle de bain, je demeurais trente secondes à fixer le robinet sans plus savoir pourquoi j’étais venu dans la pièce. Puis Eurêka, me souvins.
Aujourd’hui la réalité allait être compacte, ferme et nutritive. J’avais rendez-vous avec une femme.

Je quittais l’appartement sans regret pour la vaisselle. Je portais un T-shirt bleu nuit avec une inscription en écriture internationale américaine branchée "Best do me in the shower" dont j’ignorais le contenu de message alternatif orienté vers notre jeunesse moderne.
Elle serait impressionnée, m’étais-je dit par l’élégance de ce luxe simple, et puis elle ne savait probablement pas l’anglais. J’avais également sorti du placard ma veste noire de star à la mode trop cool, la même que l’acteur célèbre qui tuait des japs dans ce super film de flingues !
Je la portais déboutonnée, ouverte sur le torse, très look Miami, Pigalle, Grands Boulevards.

Dehors, la lumière. La fournaise. Une chaleur dense pesait comme du coton et le soleil brillait comme un phare sur cette ville de perdition. Et je me sentais ébloui, assommé.
Au bar, je pris un café, le métal du comptoir était très frais, je m’y adossais et surveillais la rue. Elle attendait sur le trottoir en face comme une vigie. Je commandais pour elle une eau de Seltz et lui fis signe de la paume, doigts en éventail comme un passager de train, puis je regardais les bulles qui remontaient dans son verre.

Elle était attendrissante et buvait lentement avec un air malheureux, à petites gorgées en baissant les yeux, et quand elle s’exprimait, je voyais en elle, fragile, un petit destin médiocre et sur ses pommettes poudrées, scintiller dans un sourire l’espoir que lui avait mis mon nom. Elle m’aimait.
Je la connaissais par hasard, sans l’avoir voulu. Je voulais lui faire plaisir, pour changer.

C’était une journée splendide, parfaite météo sur Paris - cieux clairs sur longues avenues bleutées, chaleurs qui assouplissent la peau. Elle voulut aller aux puces de Saint-Ouen, et nous frayâmes parmi les bibelots usés, en des déambulations traînantes. J’achetais un saladier que gênée elle accepta. Comme j’avais oublié de lui proposer de prendre un apéritif, elle me rappela à mon devoir de lui donner du plaisir. Nous bûmes ce qu’il y avait de moins cher.
Nous nous éternisâmes deux heures à une table, et je l’embrassais entre deux olives. Elle avait une langue douce qui tournait carré, elle frappait contre la mienne comme une antenne gustative.
Le soir, je la fis entrer dans mon logis et j’allumais des bougies pour qu’elle se détende et masquer d’ombres la saleté. Puis j’éteignis la lumière sur elle. Et je la couvris.

C’est alors après l’action, la voyant évaporée et moite, alors qu’elle venait de me remercier d’une caresse sur l’épaule, que je pris la décision exemplaire de devenir un Don Juan pour toutes les pauvresses et de répandre mon sperme aux nécessiteuses d’amour, et aux perdantes, pour leur procurer de la joie. Et ce fut elle, la première que je sauvais par la nuit.

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