La Revue des Ressources

L’époque 

lundi 25 avril 2005, par Roland Pradalier

Le concert d’El Maximo Grandioso, célèbre artiste à lunettes roses surnommé par les télévisions le maestro, qualifié dans les journaux de flamand dodu ou d’étendard du kitch, que je nomme personnellement l’abomination de la désolation, eut lieu le quinze avril 2001 dans la grande salle du palais où s’étaient données quelques jours plus tôt des œuvres de Beethoven et de Domenico Scarlatti.
Il entra par une porte d’or couverte de miroirs et repoussa les battants vers les murs incrustés d’ambre. A sa gauche une grande toile de l’école pompière, représentait le roi nimbé de bleu en apothéose, à sa droite un portrait montrait une femme vêtue en bergère qui tenait en laisse un carlin jappant.

L’arrivée du maestro fut accueillie par un délire d’applaudissements. Il portait ce jour-là de mignardes lunettes fumées papillon qui lui faisaient des yeux d’insecte inquiet. Il traversa la salle et jeta des baisers qui volèrent comme des colibris vers les joues tièdes du public. La foule hurla à l’unisson un meuglement joyeux, parcourue d’intenses émotions, toutes causées par l’admiration
Il s’arrêta près d’une haute moulure en hampe de fougère, rechaussa ses lunettes au bout de son nez plat, dit bonjour avec un fort accent canadien. Trois téléviseurs à écran plasma s’allumèrent instantanément et des images apparurent.
Le chanteur fit un léger bond, il pivota sur lui-même, fit la révérence et chuta sur le tabouret du piano.
La salle fit silence, elle communia avec l’idole au visage blanc comme une hostie. Enfin, tous furent tendus dans une écoute impeccable, et certains s’estimèrent comblés d’avoir seulement pu voir la star. Le chanteur se décida à jouer un air romantique, il enfonça un si bémol, sa bouche s’ouvrit et sa voix monta vers l’aigu, incandescente comme une bougie sous la pluie, comme l’ouragan, comme une caresse sur le corps d’un ange. Il usa de tremolos, et vêla ses chansons, très droit, le pied appuyé sur la pédale, ralentissant le rythme pour que la foule entonne des refrains, et alors qu’il chantait je me souvenais de mes humiliations, de mon infinie frustration, et de la mort violente. J’étais au troisième rang, et ne supportais pas ce sadisme mielleux, la joie sur son visage m’était une torture.
Le concert était une réussite. Il alterna les inévitables chansons d’amour, les hymnes à la copulation méthodique, les envolées tristes sur les ruptures et les solitudes des marches à pieds dans la neige. Aux yeux de son public, il excellait, et je l’en haïssais d’autant mieux.
Le second morceau égrena une litanie de " J’aime ton corps dur " ponctuée de " One, two, three " et fit s’évanouir une femme, pâmée. Le troisième s’appelait, peut-être avec ironie, " Amour, quel crime me fais-tu commettre ? ".

A quarante-huit ans, on pouvait envier El Maximo malgré les crises et les dépressions qu’il déclarait traverser, mais dont il tirait de lumineuses chansons dont beaucoup étaient des hits. Ses difficultés de conserver des relations amoureuses stables, ne suffisaient pas à faire oublier les six appartements (Londres, Madrid, Paris, New York, Rome, Los Angeles), les cinq piscines (Madrid, Les Barbades), les millions de disques vendus à travers le monde et ce talent indéniable qui l’avait rendu aussi célèbre qu’une boisson gazeuse. Sa carrière commencée en 1973 avait explosé après diffusion d’un tube dans une émission populaire.
Son excentricité bouffonne lui fut un label. Il prit un entraîneur personnel, un conseiller en communication et un psycho-sociologue. En 1976 sortit "Gigot d’amour" qui connut un succès foudroyant. Et ce morceau fut repris jusque dans des meetings politiques pour appeler le peuple aux urnes. Ce fut l’époque sacrée de l’union du niais avec le pouvoir, du grand ratissage, période que nos historiens estiment s’être ouverte en 1976 et dont les plus pessimistes prétendent qu’elle sera sans fin.

El Maximo venait de terminer son tour de chant, il était toujours assis devant le piano laqué, il ressemblait à un personnage de massepain, son front était rôti et pivoine, briques et carottes.
Les écrans plasma s’éteignirent, des femmes pleurèrent, trois individus s’évanouirent. Il y eut un rappel.
J’avais depuis longtemps décidé, d’attendre la fin du concert pour agir, et dans la chambre de bonne que j’occupais, j’avais médité longuement sur le moyen le plus efficace d’assassiner le chanteur.
J’enjambais donc la barrière, sortis mon revolver et tirais trois balles, mais j’étais dans un tel état de nerf, si peu apte à l’action que ma main trembla, et que les projectiles allèrent se planter dans le piano, provoquant outre des détonations, trois notes aléatoires, probablement un ré, un do, un mi, mais je n’ai pas l’oreille absolue.

Lors du procès, j’expliquais avoir voulu sauver l’humanité future, mais les journalistes ne parurent pas comprendre, et les jurés furent insensibles à mon argumentation. Personne ne défendit ma vision et je fus châtié. El Maximo n’était pas blessé et j’allais en prison. Le monde ne sait pas reconnaître les héros.

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