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Celle qu’a connue Agelène (extrait de "Dévoration")  

dimanche 2 août 2009, par Louis Mandler (Date de rédaction antérieure : 23 juin 2009).

Celle qu’a connue Agelène et dont elle ne m’aura parlé qu’une fois, sur l’île.

Elle avait attendu longtemps, les vendredis soirs, qu’on vînt la chercher. Les voitures étaient garées en épi sur le parking qui servait de sas, entre la grille par laquelle on échappait à l’enclos hebdomadaire et la porte principale du bâtiment triangulaire dont le monde extérieur ne connaissait que le hall et les premiers bureaux. Les cours de récréation étaient ouvertes à la famille – et aux amis qui se déplaçaient – à la fin de l’année, une après-midi par an. Leur présence sur ce bitume carcéral était une aberration en même temps qu’une escroquerie cynique, une horrible tromperie, un ensoleillement pervers : les rires fusaient, on s’amusait aux lieux mêmes où plusieurs fois par jour, pendant des semaines, pendant des mois, pendant une longue année et l’année suivante et celles d’après encore, on avait été abandonnée seule au milieu des autres, lâchée parmi les monstres, déshabillée, dépossédée de son intimité, vidée, détruite, anéantie ; sous ses oripeaux, ses membres et ses organes avaient été arrachés par morceaux ; pour finir, ils tombaient d’eux-mêmes, n’étant solidaires de rien. C’est un petit corps chaque semaine plus décomposé que l’on venait chercher, le vendredi soir, et que l’on abandonnait à l’heure du dîner, le dimanche, dans un réfectoire à moitié vide car beaucoup ne rentraient que le lundi matin. Elle retrouvait celles et ceux qui n’étaient pas partis, celles et ceux qui ne retrouvaient leurs parents, oncles ou cousins, que pendant les vacances, ceux et celles qui, dès cinq ans, s’étaient construits une maison en paille, en bois, en brique, quelquefois en béton, couverte de fils barbelés, sans fenêtres ni portes, sans accès aucun, sans issue, le grand méchant loup à l’intérieur. Elle retrouvait les enfants vieux, fermés, organisés, fous. Elle disait au revoir à celles ou ceux qui l’abandonnaient et se retrouvait seule. À nouveau seule. Seule au milieu des autres. Jamais seule. La peur recommençait. La peur des autres. La terreur des nuits, des douches, des couloirs vides, des escaliers, des buissons, des bosquets, des chemins, par-delà les cours de récréation, partout, l’angoisse des nuits sans sommeil. Qui ne la quitteraient que le vendredi soir. Si on venait la chercher. Et personne ne s’apercevait qu’elle perdait ses membres. Personne ne s’apercevait qu’elle était grise, bleu horizon, de la couleur des choses lointaines. Bientôt, un fantôme montait dans la voiture, les oripeaux négligés rentraient dans leur prison ; le cadavre attendait sans le savoir sa libération.

Lorsqu’elle sortit pour la dernière fois, elle ne le savait pas ; elle ne ressentit aucun soulagement, elle ne fit le deuil de rien, elle resta identique et traversa les mois de l’été comme un automate cinéraire destiné à rejouer son rôle une année de plus à la rentrée. Y entrer encore. Y demeurer. Enfermée. Espace chaque année plus réduit et plus clos. Aurait-elle pu ? Aurait-elle tenu ? Sa sensibilité hachée, éparpillée sous des doigts, des dents, des pieds eux-mêmes estropiés, gourds, débiles, irriguée par les vénéneuses exhalaisons des haleines et des yeux truqués comme si du théâtre de l’avilissement et de la cruauté l’on avait tiré les acteurs pour les faire jouer de force la représentation de la vérité, toutes issues fermées, avec une partenaire humaine et réelle, elle entra dans une nouvelle école comme on sort d’un cercueil pour examiner la morgue. C’était sur les tréteaux mortuaires une laborieuse décoration, des acteurs qui croyaient à la vie. Les plus sombres paraissaient vivants et méconnaissaient le bonheur de leur liberté. Tous avaient accepté les clôtures imposées ou s’étaient délimités eux-mêmes un territoire qui lui rappelait sa geôle. Tous semblaient s’en satisfaire, aucun n’avait conscience du potentiel illimité de liberté dont ils disposaient, à portée du cœur. Mais les cœurs étaient rangés dans les poches de leurs organes. Dès le premier jour, elle avait terminé sa ronde : la mort était maîtresse du monde, la morgue était une morgue et les cadavres, quoique chauds, des cadavres. C’était naturellement, obéissant au poison lent que l’instinct de survie sécrétait à son insu, qu’elle avait monté les échelons des morgues pour se retrouver dans la morgue luxueuse des affaires. Elle jouait son rôle mieux que les autres, elle les dominait, les impressionnait par le contraste qu’ils ressentaient malgré eux entre sa jeunesse et la date si ancienne de sa mort, comme on reste recueilli, abasourdi, soudain conscient, lorsque dans l’allée récente d’un cimetière on se retrouve devant une tombe ancienne dont la date à peine visible nous fait toucher du doigt le passé, l’histoire, le temps lui-même et notre matérialité de passe-muraille, plus éphémère que les gravillons sur lesquels ils roulaient dans un craquement contenu de caoutchouc, un doux et sensuel écrasement.

Son enfance si proche de laquelle je ne saurai rien d’autre. Jamais nous ne parlons d’elle depuis cette journée de pluie. J’essaie pourtant, elle comprend où je veux la mener et elle oriente nos propos vers les ruines, les êtres qui nichent aux flancs des collines, vers moi, oui, comme si elle sentait que mes paroles alimentaient cette désappropriation à laquelle elle aussi aspire et dont elle me dévaste dans la mesure de ses moyens qui sont grands car je suis grand ouvert devant elle et je me laisserais aimer si elle y consentait, par avance pourrait-on dire, car je n’esquisserais pas un geste, toute mon attitude et le moindre accent, l’intonation la plus fluette lui révélant mieux que tout mot non l’attirance ou je ne sais quelle aimantation dont les imageries veulent parsemer les espaces où lève l’amour comme des mines anti-personnel, mais l’absence pour ainsi dire complète de toute ombre, de toute équivoque, de ces parois molles des êtres s’appliquant adéquatement l’une à l’autre et les retenant tout entiers séparés, chacun étouffant et soufflant contre l’autre dans des grincements de caoutchouc, comme si l’impossible rencontre des corps rendait précisément possible on ne sait quelle fusion dont le mot seul évoque un romantisme de roman de gare.

Une fois seulement Agelène allumera une cigarette dont elle aura aperçu le paquet au fond du sac affaissé contre une étagère. Elle la fumera comme, sans doute, elle tient les cigarettes que des hommes lui tendent sur l’île ou ailleurs, dans des poses déjà vues, codifiées, des ongles des pieds au port de la tête, en retrouverait-on les derniers avatars dans les gestes dont les ébauches mêmes sont calculées, sur le lit où, à l’intérieur du magma d’impudeur, décollée des sécrétions sucées, dégoulinantes, affolées, parvenant avant l’orgasme à crocheter la morale du mâle jouissant énucléé, incertain de s’ébattre avec une femme ou quelque succube soumise aux caprices du démon par un nègre soucieux d’envoûter les blanches pour mieux atteindre ceux qui les maintiennent encore dans la servitude, se solidifie une ouverture, une disponibilité, une carrière d’effritement ou de destruction, une plénitude d’implosion. Elle la fumera et je sentirai ce parfum pendant des jours, me gardant des courants d’air, n’ouvrant aucune porte, descendant et remontant pour respirer une nouvelle première bouffée de la fumée qu’elle aura inhalée et que je croirai pouvoir respirer toujours, dissolution homéopathique grâce à laquelle chaque inhalation m’emplira de son souvenir comme l’eau conserve celui de la plante qu’on y a baigné, lorsque les analyses ne décelant aucune trace se cristallise encore sa mémoire sous le microscope du physicien. Même emplie de l’air froid de la nuit, la pièce reste chargée d’elle, sa présence imprègne l’espace clos où je vis. De cela aussi, il faudra que je m’évide. Le présent sature les aires naguère comblées par des masses que l’on croyait inexpugnables et dont le corps garde l’empreinte, lorsqu’elles ont été jetées par la fenêtre, par-dessus bord, dans le précipice, au fond du ravin, tout au fond de ce qui représentera pour chacun cet espace où ce qui y a sombré n’est ni perceptible ni récupérable, miettes qu’aucun souffle ne ramènera : on n’éclaire jamais que ce dont on ne s’est pas dépossédé. De cela aussi.

P.-S.

Avec l’aimable autorisation des éditions Sulliver.

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