La Revue des Ressources
Accueil > Résidences : le labo > Larsens - Grégory Hosteins > Larsens II. The Ramones. Eric’s Club. Liverpool, 19 mai 1977.

Larsens II. The Ramones. Eric’s Club. Liverpool, 19 mai 1977. 

lundi 22 juin 2015, par Grégory Hosteins

The Ramones sous-titrés

Il y a toujours cet espace qui intrigue, qui trame en soi des fils qui n’en sont pas pour autant, ce sont peut-être des nerfs, mais peu importe, il faut suivre ces fils qui sont peut-être des nerfs, suivre ces fils de l’intérieur sans dénuder toute la vie qui circule en eux, arriver jusqu’au point où on n’est plus, vous et moi, que le paquet le plus dense d’un ensemble de fils ou de nerfs, le point où quiconque se transforme en une boule de nerfs, des nerfs emmêlés à n’en plus finir, le point où tu n’es pas plus dans le noir que deux ou trois signaux envoyés de nulle part, pas forcément de très loin d’ailleurs, mais toujours de nulle part, car c’est de là qu’on provient quand on envoie de tels signaux dans le vide, des balises mobiles qui se perdent et se prennent dans d’autres filets lancés dans l’éther, des balises qui émettent ainsi par toutes sortes de câbles des messages qui nous branchent à la caisse de guitare de Johnny Ramone, des messages que l’on tire le long de cordes qui geignent et qui tremblent, le long du manche qui regarde le public, qui traverse l’intervalle qui sépare scène & public, qui franchit cet espace sans couper le fil, sans rompre la communication invisible qui relie les deux lieux, scène & salle, plateau & fosse, estrade & parterre, car il n’y a qu’un seul espace divisé en deux : celui lisse, évidé, dénudé qu’occupent les quelques vagues formes humaines qu’on appelle musiciens, et celui saturé, encombré, bourré à craquer qui contient mal cette masse débordante de jeunes hommes qui forment un nouvel ensemble difficile à cerner (on ne voit pas de filles dans la salle, mettre les Slits sur la scène aurait-il changé quelque chose ?). La scène n’est pas en hauteur. Tout se tient au même niveau dans la salle. Effet club ? Effet Punk ? Le parterre mord sur la scène. Déborde du garde-fou. Est-ce une chute qui vous attend franchissant la rambarde ? Punk : le dernier des derniers. Le sous homme des bas-fonds de la jungle urbaine. Les Ramones de New York changent les plans de Liverpool le temps d’une soirée. Les Beatles réintègrent la cave. La ville se reconfigure sur la scène.
Trouver la trame qui passe du parterre au plateau sans se déchirer au milieu.

N’arrêtez jamais

Les Ramones apprenaient à jouer sur scène et gueulaient 1-2-3-4 ! au début de chacun de leurs titres, signifiant ainsi qu’ils étaient en répétition permanente. Le concert ne met plus un terme aux répétitions. Le garage où l’on apprenait à jouer monte sur scène.
Les Ramones ont répété sans discontinuer pendant 22 ans, de 74 à 96. Bob Dylan tourne sans discontinuer depuis 1988, il est convenu d’appeler cette tournée le Never Ending Tour. Quand Bob Dylan s’éteindra sur scène, la musique continuera de sonner pendant quelques secondes, voire quelques minutes autour de l’étoile morte. La foule hurlera certainement. Ce ne sera pas la fin pour autant. Si au contraire le silence se fait devant la défaillance de l’idole, sur scène et dans toute la salle, l’incessante tournée de Dylan n’aura été qu’un seul et même concert. Oreille tendue vers le dernier son proféré avant le silence de la mort.

[/1-2-3-4 ! Voix super lente, voix tombante, voix qui cause dans une centrifugeuse, voix patiente qui ne se laisse pas embarquer dans les embardées de guitare, les matraquages de batterie, les impulsions de la basse. Voix qui se protège dans cette violence portée en avant, voix qui surnage, qui ne recule pas./]

Le public de Zurich voulait déblayer le sol pour en faire une scène, ne plus accepter cette configuration faite uniquement pour les yeux.
La scène est faite pour l’œil et non pour l’oreille.
La foule de Zurich ne voulait plus être un public spectateur. Passif ou actif, peu importe, ce qui compte : ne plus être subordonné à la flatterie d’un regard qui ne s’intéresse qu’au visuel, ne plus supporter la platitude d’un regard qui a bouché ses oreilles. Grossièreté que ce genre d’égard à la seule lumière. Urgent de faire sortir le corps écoutant, le corps emporté dans la mouvance sonore, vital de le rendre sensible à l’amplitude et aux rythmes d’une musique plus directe, plus bruyante. Rendre supportable la cacophonie du monde ambiant. Ne plus être spectateur : détruire ce qui met les uns debout et les autres assis, ce qui élève certains et qui rabaisse la plupart, ce qui en distingue quatre ou cinq sous les projecteurs et qui en confond des milliers sous les ténèbres.
Un membre des Ramones se devait de porter un blouson de cuir noir.
À New York, ce genre de tenue dans les rues vous exposait à des agressions permanentes. Chaque agresseur vérifiait que la peau qui se tenait sous ce cuir était aussi dure qu’elle l’affichait à tout le monde. Sid Vicious, qui portait son surnom comme on porte un masque, en fera aussi l’expérience quand il viendra se réfugier au Chelsea Hotel.
Les rockers développent leur sensibilité musicale par leur façon de s’habiller. Les Ramones avaient un code vestimentaire très strict. En plus du cuir noir : cheveux longs, T-shirts, jeans déchirés et chaussures usées. Pas de manteau, pas de coiffeur, pas de chemise, pas de pantalon, pas de bottes. La musique rock n’est pas séparable des corps qui l’exposent. À la vue, aux poings, aux coups de tête et aux lames des passants. Le corps retentit de tout ce qui crève les yeux.

[/1-2-3-4 ! Vous n’êtes plus au concert, vous assistez à l’énième répétition de ce qui sera peut-être un jour ou jamais un concert ! /]

Le guitariste figure quelque chose qui appelle le cri ?, qui répond au cri ? du spectateur qui a posé un genou à terre devant lui. Deux formes se répondent. Se tient devant nous ce qu’on appelle un symbole : émergence d’un signe dont le mode de décryptage ne nous est pas donné. Une possibilité de lecture s’ouvre sous nos yeux que nous ne pouvons pas effectuer. Le symbole est un signe crypté. Mais où situer la crypte où se tient le message ? Au bout des doigts qui courent sur le manche de guitare ou dans la bouche qui hurle ?

1-2-3-4 ! Toujours cette bouche ouverte dont je ne sais que faire, cette bouche ouverte qui crie quoi ? qui crie quoi, bordel !, que je ne sais pas dire, qui ne me vient pas à la bouche, qui ne passe pas du cri à la voix, qui déchire peut-être la voix, cette voix complètement empreinte du désir de parole, complètement ouverte à cela, communiquer, faire passer quelque chose, exprimer un état, faire passer un message de sa gueule à la mienne, un message sonore qui s’est perdu quelque part. Je n’entends pas ce qu’il crie, je ne l’entends pas. Ce n’est pas la photo, ça ne peut pas être la faute de la photo si les choses sont comme ça. N’importe quelle image charrie des flopées de son avec elle. N’importe quelle vision ouvre des possibilités d’écoute avec elle. Peut-être que son cri est noyé dans la foule. Il crie et on ne l’entend pas : je ne l’entends pas. Se trouver là et ne pas l’entendre est le pire de tout. Je cherche ce cri dans l’It’s Alive des Ramones issu des répétitions publiques réalisées au Rainbow Theater de Londres le 31 décembre 1977. Je fouille les replis de la musique et du bruit.
Ne reste des passages du groupe quand il venait ici ou bien là, quand était gravé sur des bandes leur performance d’un soir (légalement ou pas), ne reste qu’un vacarme de convention qui décore, entoure, situe la musique dans le bordel ambiant qui est notre bain quotidien. Les cris poussés au soir d’un concert n’accompagnent pas la musique, ne sont pas une voix supplémentaire qui viendrait s’ajouter à celle des guitares et du chant : avec la batterie posée sur son court promontoire, les cris forment la pince qui tient en tenaille ces voix. L’arc qui les enserre. Qui brise, découpe, divise le mélange des voix, le malaxe, le triture, le compresse. Production du son sur la scène.
Toujours un cri, des cris, dans ces musiques qu’on dit populaires. Et pour cette raison que le peuple assemblé pour un soir (on ne dira pas réuni) y laisse entendre sa voix devenir un cri.
-  Blues : cri de révolte + cri de désespoir
-  Funk : cri de jouissance + cri de révolte + cri de désespoir (James Brown invente, sinon fait entendre, au-delà d’un mur du son blanc, ce nouveau cri sur les ondes)
-  Soul : cri de désespoir + cri d’amour
-  Rock : cri de terreur + cri de révolte + … ?

[/1-2-3-4 ! Tu n’en veux pas, tu n’y crois pas, hurle-le
Tu ne sais pas, tu n’iras pas, crache le
Tu verras bien, tu ne veux pas, clame le
Mais surtout ne dis rien, je t’en prie, surtout ne dis rien de tout ça.
/]

1-2-3-4 ! Il gueule. Et ce qui fascine autant dans le fait de voir cette gueule ouverte et de ne pas entendre le son qu’elle émet, ce qui fait toute la valeur de cette amputation (je repense à Screamin’ Jay Hawkins donnant une interview avec la télé allumée et le son coupé), c’est de voir ce que le cri dit de plus large qu’au seul visage qu’il creuse. S’ouvrant aux airs qui entourent les corps, essaiment dans les interstices de la foule.
L’air mi amusé, mi interrogatif, d’une tête légèrement sur la défensive.
L’air d’une fascination aux yeux immobiles, face inquiétée et fixée devant elle.
L’air d’une souffrance gémie, cherchant l’oxygène sur la scène.
L’air d’un effort à tenir pour garder son rang, se relever de sa chute.
L’air d’une nuit tournoyante qu’on accepte jusqu’au bout des antennes.
L’air d’une absence juvénile, d’une catalepsie hébétée.
L’air d’une victoire consommée, d’un combat à venir.
L’air d’un repos de géant, au bord de la mer déchaînée.
L’air d’un clown en coulisses, les joues rouges, les yeux noirs, maquillés par l’effort et la crainte.
Quignard dit le rire comme retroussement des babines et dévoilement des crocs. On voit soudain la menace, le défi du carnivore, la dévoration éventuelle. Le sens profond du rire se tient simplement dans cela même qu’il découvre et qu’on ressent au fond de soi quand on voit quelqu’un sourire et qu’on rit de bon cœur avec lui : plaisir partagé d’une proie, à portée, disponible. Quels sont les cris du Rock’n’roll ? Les cris qui font face aux guitares, qui hachurent et compressent les voix ? Qui guident la composition des morceaux ? Le cri ouvre la crypte dans laquelle la réponse trouve écho, l’autre bout du symbole.

[/1-2-3-4 ! Que se passe-t-il quand le public donne sa voix par un vote après avoir vu, sur écran, non seulement le concert mais les coulisses mises en scène ? Y laisse-t-il encore sa voix ? Le cri n’est pas entendu sans que la voix ne soit donnée, perdue, sacrifiée, d’une manière ou d’une autre./]

La foule hurlante et bruyante s’est ouverte en un point. S’est retirée d’un point singulier de la terre. Une aire de silence s’est formée. Une aire uniquement traversée par les bruits de la foule, un lieu de relative accalmie, un lieu où le son transite uniquement, rien de plus, un lieu d’où l’on émet plus. D’un si petit espace on essaie, par le biais de machines, à faire un énorme volume. Enfermer le tapage des hommes dans une bulle sonore. Quelques mètres carrés et peu d’hommes feront autant de bruit que des foules grouillantes. La masse est distillée dans le rock. Un petit groupe suffira désormais à la faire entendre. La rambarde clarifie le bruit de la foule.

Répons

Je suis le poing levé des stridences, la capitale à genoux,
je suis la mâchoire qui grogne, paupière qui tombe.
Alimentez, alimentez, de vos démences, mes frères,
les lueurs qui gouttent le long de mon front,
recueillez du ciel la pluie de tourments que j’honore,
vibrant, tournant, crevant de danses lourdingues.

1-2-3-4 !

Je suis le dauphin déchaussé, une pyramide surhumaine,
Je suis le delta d’une Floride éternelle, l’assise affamée d’un temple vaudou.
Arrosez-moi, arrosez-moi de sueur et de bave,
Jetez-moi aux étoiles honnies, poussez-moi dans les gravités silencieuses,
Que mes os soient sucés à la moelle, que mes os soient rongés par la vie.

[/Je me rapproche de la scène.
Je me rapproche tant que je monte sur la scène, que je l’abolis en tant qu’espace clos et délimité, je rends la limite incertaine, je pénètre et je crève la bulle sonore, je commence moi aussi à sentir les gestes et les attitudes rock’n’roll. Je joue ce qui deviendra plus tard de l’Air Guitar. Je réalise un rituel mais lequel ?
La scène punk transporte la rue dans la salle.
/]

Credo du public

Où suis-je en ce lieu où je vois devant moi les musiciens faire entendre le son que la radio passait avant-hier ? J’ai payé quelques billets pour les voir, la paye de la semaine. J’ai payé pour voir la source visible et vivante d’où vient la musique. La musique ne sort pas de l’électrophone ou du poste, elle ne sort pas de la radio, elle n’est pas encryptée dans un disque. Tous ceux-là ne sont que des transmetteurs. Est toujours décidé à un moment quelque part où est la source première. Je cours, je hurle, je pousse ceux qui sont devant moi pour me rapprocher au plus près du signal émetteur. Je vois et j’entends les Ramones en live ce soir parce que bien d’autres ont payé comme moi. On paie pour qu’ils vivent, que la source émette. Transmission permanente. On ne paie pas juste pour voir ce qui demeure indifférent, extérieur, à cet acte. Les Ramones ne vivraient pas longtemps sans public. C’est leur plus grave dépendance. On paye pour voir, on paye pour entendre, on maintient ce monstre en vie de par notre seule présence. Live.

P.-S.

Un concert est une répétition publique qu’on distingue. On raconte que celle enregistrée dans le disque It’s Alive a été choisie pour la qualité de sa performance : dix rangées de fauteuils avaient été jetées sur la scène. Scène et salle ne peuvent rester indemnes l’une de l’autre lors de ce type d’événement. La musique rock s’évalue au degré de destruction qu’elle produit de la salle, percée nécessaire dans un espace qui lui est impropre afin qu’elle se manifeste elle-même.

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter