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Une mission de confiance 

dimanche 25 septembre 2011, par Jack London

Le Seattle N° 4, ayant largué ses amarres, se mettait en marche et lentement commençait à s’éloigner du rivage. De la proue à la poupe, le pont était encombré de ballots et de bagages, et on y voyait un grouillement hétéroclite d’Indiens, de chiens et de conducteurs de chiens, de prospecteurs d’or et de mercantis variés, qui s’en retournaient chez eux.

Toute la foule de ceux qui demeuraient à Dawson[1] se pressait et s’alignait sur le quai, pour faire ses adieux à ceux qui partaient. Lorsque la passerelle d’embarquement avait été tirée à terre et que l’eau du fleuve avait bouillonné sous l’hélice, les cris avaient redoublé et étaient devenus assourdissants.

En cette minute dernière, chacun, tant sur le rivage que sur le bateau, avait encore quelque chose à dire à un parent ou à un ami. C’était à qui, par-dessus la nappe liquide qui s’élargissait, clamerait un ultime message.

Sur le pont du vapeur, Louis Bondell frisait d’une main sa moustache fauve et, d’un geste mou de l’autre main, lançait vers la terre et les camarades qu’il y laissait, un dernier adieu. Soudain, la pensée lui vint qu’il avait oublié quelque chose, et il se rua vers le bordage, en hurlant :

— Fred ! Ohé !... Ohé ! Fred !

Le Fred en question, de ses larges épaules, se fraya vivement un passage à travers la foule et, arrivé au premier rang, tendit l’oreille à l’appel de Louis Bondell. Celui-ci criait et se démenait comme un possédé. Il en avait la face toute congestionnée. Mais il était impossible, dans le bruit de l’hélice, de comprendre ce qu’il disait.

Ce que voyant, Louis Bondell se tourna vers la passerelle du navire, où se tenait le capitaine, et l’interpella :

— Hé là ! Capitaine Scott ! Arrêtez, s’il vous plaît ! Arrêtez !

Ainsi fut fait. À un coup de gong du capitaine, le vapeur stoppa. Ce fut à qui profiterait de ce nouveau répit pour réitérer ses adieux et les cris furent tels que Louis Bondell ne put davantage se faire entendre.

Le Seattle N° 4 commençait à s’en aller à la dérive, et le capitaine Scott dut commander machine arrière, pour maintenir en place le bateau dans le courant. Puis il disparut un instant dans sa cabine, et ressortit muni d’un énorme porte-voix. Il était doué naturellement d’une voix de stentor et, quand il lança sur la foule un : « Silence ! » impératif, son ordre aurait pu être aussi bien entendu de la montagne de l’Élan et de Klondike-City.

À terre et sur le navire, à cette injonction venue d’en haut, le silence se fit instantanément.
— Allons, qu’as-tu à dire, mon garçon ? demanda à Louis Bondell le capitaine Scott.

— Je voudrais dire à Fred Churchill, qui est là, debout sur le quai, qu’il aille de ma part chez Macdonald. J’ai laissé chez celui-ci un sac à main qui m’appartient. Fred prendra ce sac et me le rapportera, quand, à son tour, il reviendra chez nous. À travers le silence, le capitaine Scott beugla le message au porte-voix :

— Hé ! toi, là-bas, Fred Churchill ! Va chez Macdonald. Tu y trouveras un sac à main appartenant à Louis Bondell. À ton retour, tu le rapporteras à son propriétaire. N’oublie pas, surtout !

Fred Churchill, de la rive, fit signe que c’était compris. Le capitaine Scott abaissa son porte-voix, le tumulte des cris d’adieu recommença, tandis que l’hélice battait derechef l’eau du Yukon, et le Seattle N° 4, après s’être dandiné quelques instants, se mit à filer sur le fleuve.
Bondell et Churchill, aussi longtemps qu’ils purent se voir, s’envoyèrent des signes réciproques de bonne chance et d’amitié.

Ce que nous venons de conter avait eu lieu durant l’été. L’automne venu, Fred Churchill, en compagnie de deux cents autres passagers rapatriés, s’embarqua sur le W.-H. Willis, qui remontait à son tour le Yukon.

Il avait embarqué avec lui dans sa cabine, et soigneusement dissimulé dans son paquet de vêtements, le petit sac de cuir qui appartenait à Louis Bondell.

Ce sac, bien fermé à clef, était fort lourd pour ses modestes dimensions. Il pesait dans les quarante livres. Fred Churchill ne doutait pas qu’il ne fût bourré de poudre d’or et, plein de cette idée, il devenait nerveux dès qu’il lui fallait s’éloigner.
Si lui-même avait, plus pratiquement, transformé sur place ses bénéfices en bons « bank-notes » qui ne quittaient point la doublure de sa chemise, il avait pour voisin dans la cabine attenant à la sienne un homme qui emportait, également caché dans un sac de vêtements, un petit trésor de poudre d’or.

Tous deux avaient échangé des confidences et finalement s’étaient entendus pour monter la garde, à tour de rôle, contre un voleur éventuel.

À des signes certains, l’hiver s’annonçait précoce. De l’aube au coucher du soleil, et très tard dans la soirée, des discussions s’engageaient sur le vapeur, sur la question de savoir si celui-ci pourrait, jusqu’au bout, effectuer son voyage en eau libre. Ne serait-on pas, au contraire, contraint de l’abandonner et de poursuivre sur la glace ?

Il y eut des retards irritants. Par deux fois se produisirent des accidents de machine. Il fallut réparer. Et les tempêtes de neige, se succédant sans interruption, avertissaient de se hâter.
La remontée des rapides des Cinq-Doigts, avec une machine en mauvais état, fut laborieuse. Le W.-H. Willis, tout époumonné, dut s’y reprendre à neuf fois avant de doubler, enfin, le courant violent. Une perte de quatre jours pleins, sur la date prévue, résulta de tous ces incidents. Si bien qu’une inquiétante question se posa. Le vapeur Flora qui, au-delà du défilé du Box-Cagnon, devait recevoir les passagers du W.-H. Willis, les attendrait-il ?

La partie du fleuve, en effet, qui coule dans ce défilé, et qui constitue ce qu’on appelle les rapides du Cheval Blanc, n’est pas navigable pour les vapeurs. Un transbordement est nécessaire et les voyageurs doivent, en un long détour, contourner l’obstacle à pied ou en traîneau. Or, il n’existait ni télégraphe ni téléphone permettant d’avertir la Flora que, malgré leurs quatre jours de retard, les passagers du W.-H. Willis arrivaient. Il y avait gros à parier que le second vapeur leur brûlerait la politesse.

Il en fut ainsi. Les premiers de la caravane qui parvinrent à l’eau libre apprirent des hommes du poste de police qui se trouvaient là que le Flora, après plus de trois jours d’attente inutile, avait levé l’ancre depuis quelques heures. On leur apprit également que le vapeur devait faire escale, plus haut en amont, au poste de Tagish, et qu’il y demeurerait jusqu’au lendemain, neuf heures du matin.

Le désappointement fut général et la caravane en panne tint conseil. Il était quatre heures du soir.
Le poste de police possédait, pour son service, une grande pirogue, aux formes effilées, faite pour la course. Le chef du poste, à la condition expresse qu’ils en répondraient et la remettraient au poste du lac Bennet, consentit à la prêter à deux hommes de bonne volonté, qui se lanceraient avec elle à la poursuite de la Flora.

Une vingtaine de volontaires se présentèrent spontanément. Fred Churchill, toujours prêt à rendre service à ses semblables, était du nombre. Mais tout à coup, il songea au sac de Louis Bondell et regretta de s’être proposé. Intérieurement, il fit des vœux pour n’être point choisi.
Mais un gaillard qui s’était rendu fameux comme chef d’une équipe de football et comme président d’un club d’athlètes, qui passait pour un conducteur de chiens émérite et pour un des plus habiles prospecteurs du Klondike, n’avait, avec ses robustes épaules, aucune chance d’échapper à pareil honneur.

Il fut désigné par acclamation, en même temps qu’un géant allemand nommé Nick Antonsen.
Tandis qu’un groupe de passagers chargeait la pirogue sur leurs épaules et la portait vivement vers le fleuve, Fred Churchill confiait aux bons soins de son ex-voisin de cabine son sac de vêtements, bien ficelé, et son contenu. Puis il songea qu’il ne pouvait abandonner ainsi le sac de Louis Bondell, qui s’y trouvait inclus. Non, ce trésor de poudre d’or ne lui appartenait pas. Il en était responsable et ne devait pas s’en dessaisir. Il vida donc sur le sol toutes ses nippes, en tira le précieux sac de cuir et, le prenant à la main, courut vers le quai d’embarquement. La pirogue flottait déjà sur le Yukon. Chemin faisant, il n’avait pu s’empêcher de trouver que le petit sac était terriblement lourd et il se demanda si, en estimant son poids à quarante livres, il n’était pas demeuré au-dessous de la vérité.

Il était quatre heures et demie de l’après-midi lorsque les deux hommes se mirent en route.
Le courant du fleuve était si rapide qu’à certains endroits il était impossible de le remonter à la pagaie. Les deux hommes devaient alors accoster au rivage et, se frayant un chemin parmi les roches et les broussailles, haler l’embarcation à l’aide d’une corde. Souvent, ils avaient de l’eau jusqu’aux genoux, voire jusqu’à la ceinture. Parfois, ils tombaient et se relevaient tout écorchés. Ils se remettaient ensuite à pagayer, entre les deux falaises abruptes qui étranglaient le courant. Il y avait des remous furieux contre lesquels ils luttaient et c’était merveille qu’ils pussent tenir sans être rejetés et brisés contre l’une ou l’autre des deux murailles.
Labeur épuisant. Nick Antonsen, en vrai géant qu’il était, semblait à peine faire effort. Il trimait placidement. Plus nerveux, Fred Churchill suait, soufflait et s’exaspérait. Les deux hommes ne prenaient pas une minute de repos. Il fallait aller de l’avant, aller, aller sans trêve. Un vent glacé, rasant le fleuve, leur gelait les doigts sur leurs pagaies. De temps à autre, ils devaient battre des mains pour rétablir la circulation.

La nuit tombant n’arrêta pas leur course qui, dans l’obscurité, devint plus pénible encore. À plusieurs reprises, ils furent projetés contre des récifs qu’ils n’avaient pu voir et qui les mirent en sang. Plusieurs fois aussi, ils échouèrent sur une des rives du fleuve.
Au premier de ces plongeons, le sac de Louis Bondell tomba dans le fleuve. Fred Churchill, après avoir beaucoup barboté, le repêcha, à tâtons, sous trois pieds d’eau. II en eut pour une demi-heure. Après quoi, et pour éviter qu’un pareil accident ne se renouvelât, il le ficela solidement à l’un des bois de la pirogue. Antonsen avait commencé par rire du sac. Il pestait maintenant contre lui. Fred Churchill fit celui qui n’entendait pas.

Retards et malchances se succédèrent toute la nuit. Les deux hommes étaient exténués. Leurs cœurs battaient à éclater. Ils n’étaient que deux pauvres choses servant de jouet au destin.
Ils allaient pourtant. Mais, quand l’aube parut, ils étaient loin encore de l’escale de Tagish. Après une dernière catastrophe qui retourna sur eux la pirogue et où ils faillirent couler en eau profonde, ils entendirent, sous le coup de neuf heures du matin, le sifflet de la Flora. C’était le vapeur qui annonçait son départ. Une heure après, les deux hommes arrivaient à Tagish ; à peine alors purent-ils apercevoir un nuage de fumée qui s’éloignait vers le Sud.
Ils n’étaient plus que deux loques humaines, trempées d’eau, aux vêtements en lambeaux : le chef de poste, le capitaine Jones, de la police royale, les accueillit et les traita de son mieux. Il leur donna de quoi se restaurer. Jamais, contait-il par la suite, il n’avait vu d’appétits aussi formidables.

Bien repus, les deux hommes s’étendirent près du poêle, dans leurs habits mouillés et s’endormirent, Fred Churchill avec le sac de Bondell comme oreiller.
Au bout de deux heures, Churchill était déjà debout. D’un coup de pied, il réveilla Antonsen, prit le sac, et tous deux regagnèrent la pirogue, à la poursuite de la Flora.
Vainement, le capitaine Jones avait tenté de les en dissuader.

— Rien n’est impossible, répondit Churchill. Un accident, on ne sait quoi, peut survenir au vapeur et le retarder. Sa machine, sans doute, ne vaut pas mieux que celle du W.-H. Willis. Mon devoir est de le rattraper et de le ramener en arrière, pour prendre mes camarades.
Le fleuve, au-delà du Tagish, s’élargit comme un lac. Le vent d’automne le soulevait et déchirait les vagues qui se vaporisaient en écume blanche. Ayant vent debout, la pirogue embarquait d’énormes paquets d’eau et les deux hommes devaient constamment se relayer pour la vider à l’aide d’une écope. De la tête aux pieds, ils étaient trempés d’eau glacée. Mais ils allaient toujours.

La Flora, heureusement, était un vieux sabot et le vent contraire gênait considérablement sa marche. À la fin du jour, elle fit halte une heure ou deux, à l’extrémité du lac Tagish, pour réparer quelques avaries. Et ce fut là qu’au plus fort d’une rafale de neige, les deux hommes la rejoignirent.

Ayant accosté le vapeur, ils appelèrent, et on leur jeta une échelle de corde. Antonsen s’affaissa sur le pont, comme une masse, et incontinent se mit à ronfler, à la place même où il était tombé. Fred Churchill avait l’air d’un fou. À peine ses vêtements lui tenaient-ils au corps. Sa figure, à demi gelée, était toute boursouflée. Ses mains étaient à ce point gonflées, qu’il ne pouvait plus joindre ses doigts. Et ses pieds étaient en tel état qu’il ne pouvait se tenir debout.
On s’expliqua. Mais le capitaine de la Flora ne voulait pas entendre parler de revenir en arrière et de s’en retourner aux rapides du Cheval Blanc. Fred Churchill voulait être obéi ; il était tenace et têtu, et le capitaine ne l’était pas moins.

— À quoi cela servirait-il ? observa celui-ci. Le dernier vapeur de haute mer de la saison, l’Athénien, qui se trouvait à Dyea, devait lever l’ancre le mardi matin... II était matériellement impossible à la Flora de revenir au Cheval Blanc pour y prendre les passagers en souffrance et d’être de retour à Dyea avant le départ de l’Athénien.

— À quelle heure part mardi l’Athénien ? interrogea Churchill.

— À sept heures du matin.

— Ça va !

En même temps, Fred Churchill envoyait une volée de coups de pied dans les côtes d’Antonsen, qui ronflait toujours.

— Capitaine, dit-il, retournez au Cheval Blanc. Antonsen et moi, nous filons en avant pour prévenir l’Athénien et le retenir jusqu’à votre retour.

Antonsen, abruti de sommeil, n’avait pas encore recouvré ses esprits qu’il était comme un paquet dans la pirogue. Il ne se rendit compte de ce qui se passait qu’en se sentant inondé jusqu’aux os, par l’écume glacée d’une énorme vague, et en entendant Fred Churchill qui, d’une voix hargneuse, lui criait dans la nuit :

— Alors, quoi ? Tu ne peux pas ramer ? Tu as peut-être envie de te noyer...

Toute cette nuit-là les deux hommes ramèrent. Lorsque le jour parut, le vent s’était apaisé, mais Antonsen était à ce point épuisé qu’il lui était impossible de seulement soulever sa pagaie. Fred Churchill tira l’embarcation sur le rivage, en un endroit tranquille, et son camarade et lui s’assoupirent. Fred Churchill avait eu grand soin de tenir ses bras croisés sous sa tête afin que, gêné par la mauvaise circulation, il ne pût s’endormir trop profondément.
Plusieurs fois, il se réveilla pour consulter sa montre. Au bout de deux heures, il se releva et secoua Antonsen, qu’il remit debout.

Le lac Bennet, auquel les deux hommes ne tardèrent pas à arriver, mesurait trente milles de long. L’eau y était calme comme le bief d’un moulin. L’accalmie dura peu et, comme l’embarcation était en plein milieu du lac, le vent du Sud s’éleva, soulevant les flots. Il fallut, comme sur le lac Tagish, recommencer à lutter contre les paquets d’eau glacée qui déferlaient sur la pirogue et inondaient les rameurs. Antonsen était décidément à bout. Churchill le bourrait sans pitié. Mais bientôt il fut trop évident qu’il n’y avait plus rien à tirer du lourd géant. Il combattrait seul.

Il atteignit de la sorte, assez tôt dans l’après-midi, l’extrémité du lac Bennet et le poste qui s’y trouve.

En vain essaya-t-il d’extirper, Antonsen de la pirogue : rien à faire. Il se pencha sur lui, écouta sa pesante respiration, et se prit à l’envier, en songeant à ce qui restait encore à faire.
L’Allemand pouvait rester là, à dormir. Tandis que lui, il avait encore à franchir, à pied et sans retard, les hautes et redoutables passes du Chilcoot, seule voie de terre vers le Pacifique et vers Dyea. La lutte véritable allait commencer et il songeait, avec une nuance de mélancolie, à l’effort suprême qu’il lui restait à demander à sa robuste carcasse.
La pirogue amarrée sur la grève, il empoigna le sac de Bondell et, à l’allure d’un chien qui trotte en clopinant, il gagna le poste de police.

— Il y a là, sur le lac, clama-t-il au chef de poste, une pirogue qui vous appartient et qui arrive avec moi du Box-Cagnon. Il y a là-dedans un homme à demi claqué. Rien de grave d’ailleurs. Une grande fatigue, et rien de plus. Vous prendrez soin de lui. Moi, je n’ai pas de temps à perdre. Je vais à Dyea, prévenir l’Athénien. Je vous salue bien.

Et Fred Churchill reprit immédiatement sa course, comme s’il avait eu le diable à ses trousses. Un mille environ séparait le lac Bennet du lac Linderman. Il le couvrit en serrant les dents.
Ce n’eût rien été sans le sac, sur lequel il ne cessait de tenir son attention éveillée, le repassant alternativement de sa main droite à sa main gauche, d’autres fois le mettant sous son bras. Il essaya de le caler sur son épaule, en l’y maintenant d’une main. Mais ce n’était pas pratique. Le sac ballottait et, tandis qu’il courait, lui heurtait la tête ou lui dégringolait dans le dos. Ses doigts enflés et meurtris lâchaient prise à tout moment. Le sac chut à terre plusieurs fois. À lui-même, il advint de trébucher et de s’étaler violemment sur le sol.

Au lac Linderman, il trouva à acheter, pour un dollar, un lot de vieilles courroies dont il se fabriqua une sorte de harnais. Il fréta aussi un canot, qui le transporterait, lui et son colis, à l’autre extrémité du lac. La traversée eut lieu sans encombre et il débarqua sur le rivage opposé, à quatre heures de l’après-midi.
C’était le lendemain matin, à sept heures, lui avait-on dit, que l’Athénien devait quitter Dyea. Restaient encore, pour Fred Churchill, vingt-huit milles à franchir, vingt-huit milles y compris le Chilcoot.

Un instant, pour réajuster ses chaussures avant d’entreprendre la longue escapade de la montagne, il s’assit. Immédiatement, il s’assoupit. Mais, trente secondes après, il était sur pied, car il sentait que s’il cédait au sommeil, il ne se réveillerait plus à temps ; et ce fut debout qu’il acheva de vérifier ses chaussures.

Fugitif comme une lueur d’éclair, le sentiment lui vint qu’il allait céder au sommeil et qu’en dépit de sa volonté, tous ses muscles se détendant, son corps allait s’effondrer. D’un effort rageur, il se raidit, se ramassa sur lui-même et ne tomba pas. Mais cette dépense d’énergie lui causa un ébranlement cérébral infiniment douloureux. Il tremblait de tous ses membres. Il se frappa le front de la paume de ses mains, comme pour mieux retrouver ses esprits.
À ce moment, par une chance inespérée, passait Jack Burns, qui regagnait son campement du lac du Cratère, avec ses deux mules. Il invita Churchill à enfourcher l’une d’elle et à charger son sac sur la seconde. Fred Churchill refusa de se séparer du sac et déclara qu’il préférait le tenir devant lui, sur sa selle. Mais, comme il tombait de sommeil, il croyait à tout instant que le sac allait lui échapper. Et de fait, celui-ci ne cessait de glisser d’un côté ou de l’autre.
Lorsque la nuit fut venue, la mule que chevauchait Fred Churchill mit en contact son cavalier avec une grosse branche de sapin, qui dépassait sur le sentier. Fred en eut la joue toute fendue. Comble de malheur, la mule, peu après, fit un faux pas et s’abattit, envoyant l’homme et le sac rouler sur les rochers. Après quoi, Fred Churchill résolut d’aller à pied, en tenant la bête par la bride et en trébuchant avec elle dans les roches et les cailloux roulants.
La piste rude que suivait la petite caravane était envahie d’une infecte puanteur car, de chaque côté, gisaient tous les cadavres de chevaux tombés et crevés dans la course vers l’or. Mais Churchill n’y prêtait guère attention. Une seule pensée l’obsédait : ne point dormir. Il réussit à se tenir éveillé et, en passant près du lac Profond, il se décida à confier à Burns le sac de Louis Bondell. À la faible lueur des étoiles, il ne cessait de surveiller Jack Burns et ne le quittait pas des yeux. Il importait, avant tout, que rien n’arrivât à ce sac.

Au lac du Cratère, on se sépara et Fred Churchill, chargeant le sac sur son dos, continua seul à gravir les pentes supérieures du Chilcoot. Le sentier se faisait de plus en plus escarpé et Churchill, entre les deux précipices à pic qui bordaient sa route, commençait réellement à se sentir très fatigué.

Il se traînait ; sa démarche ressemblait à l’allure du crabe. Ses membres lui pesaient d’un poids très lourd ; l’effort de lever le pied lui paraissait énorme.

Il croyait, dans une sorte d’hallucination, être chaussé de plomb, comme un scaphandrier. À grand-peine pouvait-il résister à l’envie qui lui prenait, à tout instant, de palper ses semelles pour vérifier la réalité de la chose.

Quant au sac de Bondell, il lui semblait incompréhensible qu’un sac aussi peu volumineux pût peser autant. Ces quarante livres l’écrasaient littéralement sous leur poids. Il reporta son esprit en arrière et se remémora, avec étonnement, qu’il avait l’an passé, en arrivant au Pays de l’Or, franchi allègrement ce même Chilcoot, avec un bagage de deux cent cinquante livres sur le dos. Décidément non, ce n’était pas quarante livres, mais cinquante au moins que devait peser le sac de Louis Bondell.

Au-delà du lac du Cratère, la piste s’élevait, d’abord assez bien tracée, dans une forêt de sapins, puis franchissait un petit glacier. Il n’y avait plus ensuite qu’un chaos de rochers, dépourvus de toute végétation, et de blocs erratiques. C’était le diable d’y démêler sa route, dans l’obscurité noire. À tout moment, il fallait revenir sur ses pas et faire quatre fois pour une le chemin nécessaire.

Fred Churchill atteignit enfin le faîte du col ; il y soufflait un vent furieux, tout plein de neige. Il alla donner du nez, providentiellement, dans une petite tente qui était déserte, et où il s’introduisit en rampant. Il y trouva quelques pommes de terre frites, qu’il avala gloutonnement, et une douzaine d’œufs crus, qu’il goba.

Quand la bourrasque de neige commença à s’apaiser, il entreprit de descendre l’autre versant de la montagne. C’était, dans la nuit, une aventure hasardeuse entre toutes. Plus encore qu’en montant, Fred Churchill tout grelottant trébuchait et tremblait, roulait avec son sac sur des pentes vertigineuses bordées d’insondables précipices ; pour seul guide, la lueur des étoiles, heureusement reparues.

Mais, à mi-côte, celles-ci disparaissaient de nouveau sous les nuages et Fred Churchill, dans un passage spécialement mauvais, culbuta, cul par-dessus tête, et roula sans savoir où. Il atterrit, meurtri et ensanglanté, dans une sorte de trou pestilentiel, où il fut d’abord comme suffoqué. C’était là que les guides et les porteurs du Chilcoot avaient coutume de précipiter leurs bêtes épuisées ou mourantes. Le trou était plein de chevaux morts. Churchill en compta, en tâtonnant, dix-sept. Plus un dix-huitième, qui vivait encore, et qu’il acheva de son revolver.
En s’aidant des pieds et des mains, asphyxié à en mourir, il se tira hors de ce charnier. Puis il se souvint que le sac de Bondell était tombé avec lui. Il redescendit dans le trou pestilentiel, s’y traîna sur les genoux et finalement retrouva l’objet. Quand il rejoignit la piste avec son précieux fardeau, il ne put s’empêcher de songer, lui qui, pourtant, avait accompli déjà dans sa vie maint acte méritoire, maint notable exploit, qu’avoir repêché ce sac dans cette fosse dépassait en héroïsme tout ce dont il se faisait gloire.

Au-delà des Balances, le plus dur était terminé. La pente s’adoucissait et le chemin devenait plus aisé. Aisé est une façon de parler. Mais la piste était à peu près impraticable et certainement Fred Churchill eut-il regagné beaucoup du temps perdu s’il avait vu clair tout d’abord, s’il n’avait pas ensuite été chargé du malheureux sac. Le sac de Bondell était le rien dont le poids lui faisait franchir les limites possibles de la fatigue. Il s’accrochait aux branches, comme pour le tirer en arrière. Il parachevait l’épuisement. Et Fred Churchill ne cessait de se répéter que, s’il manquait l’Athénien, ce serait de la faute du sac.

Tandis qu’il marchait, le sac de Louis Bondell et le paquebot se confondaient dans son esprit en un même cauchemar, s’identifiaient l’un à l’autre en une commune et surnaturelle mission dont il avait charge, et pour laquelle il trimait depuis des siècles.

Ainsi Fred Churchill arriva-t-il, dans un rêve, au Campement des Moutons. Il entra, tout trébuchant, dans une auberge et, débouclant les courroies, se débarrassa les épaules de ce sac de malheur.

Le sac, lui glissant entre les mains, tomba lourdement sur le plancher, avec un bruit sourd, qui fit dresser l’oreille à deux hommes qui sortaient de l’auberge à ce moment même. Fred Churchill absorba un verre de whisky, s’assit sur une chaise, les pieds appuyés sur le sac, et laissa tomber sa tête sur ses genoux, après avoir prié le tenancier du lieu de le réveiller au bout de dix minutes.

L’homme n’oublia pas la recommandation. Mais quand il eut réveillé Fred Churchill, celui-ci avait le corps tellement raide que dix nouvelles minutes et un deuxième verre de whisky lui furent nécessaires pour qu’il pût rendre à ses articulations leur souplesse et quelque élasticité à ses muscles.

Il sortit brusquement et l’aubergiste qui le vit s’engager dans une fausse direction dut courir après lui pour l’orienter, dans la nuit, vers Canion-City. Churchill, toujours comme en un rêve, s’élança sur la piste indiquée.

Un vague raisonnement, qui subsistait en lui, lui disait de se méfier. Il ne savait pas de quoi, bien exactement. Mais il pressentait un danger immédiat et, à tout hasard, il prit en main son revolver.

Il lui sembla voir deux hommes qui s’avançaient soudain vers lui, comme deux fantômes, et il les entendit qui lui criaient :

— Halte-là !

Il répondit en pressant quatre fois, dans leur direction, la détente de son arme. Il entendit également crépiter leurs revolvers et il sentit qu’il avait été atteint à la cuisse, il vit tomber un des deux hommes et l’autre s’élança vers lui. Alors, il écrasa d’un coup de crosse la figure de son agresseur ; puis, se détournant, se remit à courir.

Tandis qu’il descendait, en clopinant, la piste qu’il avait reprise, il se réveilla tout à fait. Sa première pensée fut pour le sac. Il était toujours sur son dos. Il était persuadé qu’il venait de traverser une sorte de cauchemar. Mais, ayant cherché son revolver à la ceinture, il constata qu’il ne l’avait plus. En même temps, il ressentit à la cuisse une brûlure cuisante et, ayant porté la main, il vit que sa main était tiède de sang.

La blessure était superficielle, mais bien réelle. Fred Churchill, de plus en plus réveillé, hâta le pas, autant qu’il put.

Il rencontra une cabane, à laquelle il cogna. L’homme qui l’habitait possédait une charrette et deux chevaux. S’étant levé, il attela moyennant vingt dollars. Churchill se hissa péniblement dans la charrette et s’y endormit, toujours harnaché de son sac.

Le chemin qui descendait vers la vallée de Dyea était terriblement raboteux et semé de galets ronds et polis. Aux cahots trop violents, Fred Churchill était parfois projeté à deux ou trois pieds en l’air, ce qui le réveillait. Puis il se rendormait. Les soubresauts secondaires le laissaient indifférent.

Le dernier mille à parcourir était plus facile. En sorte que Churchill s’endormit profondément. Quand il s’éveilla, énergiquement secoué par le conducteur de la charrette, l’aube s’était levée et il se trouvait à Dyea, au bord de l’océan Pacifique. Tandis qu’il se frottait les yeux, l’homme lui criait dans les oreilles que l’Athénien était parti.

Il sursauta, puis regarda, tout déçu, le quai qui était vide.

— Il y a de la fumée, là-bas, vers Skagway, dit l’homme.

Fred Churchill avait les yeux trop enflés pour pouvoir distinguer quoi que ce soit, mais il répondit :
— Je rattraperai le vapeur. Trouve-moi un canot.

L’homme était serviable. Il trouva rapidement un canot libre que le propriétaire mit à la disposition de Fred Churchill pour dix dollars. Pour ce prix, il s’engageait en outre à ramer. Churchill paya les dix dollars, se fit descendre dans le canot, opération qu’il n’eût pu exécuter seul, et s’y étendit tout de son long, heureux à la pensée de reprendre son somme. Il y avait six milles environ de Dyea à Skagway.

Mais le propriétaire du canot n’était pas fichu de ramer convenablement. Fred dut prendre les avirons et s’exténuer durant quelques siècles de plus. Il connut là, durant ces six milles, la notion vraie de l’éternité et comme le fond de la souffrance. Une coquine de petite brise soufflait dans la baie et contrariait la marche du canot. Fred sentait la tête lui tourner et, au creux de l’estomac, une angoisse terrible. Allait-il se trouver mal ? Il ordonna à son compagnon de lui lancer à la figure de l’eau salée.

L’Athénien, juste au moment où Fred Churchill l’accosta, était en train de lever l’ancre. Churchill ramassa ses dernières forces pour crier, d’une voix rauque :

— Arrêtez ! Arrêtez ! J’apporte un message important ! Stoppez !

Et son menton retomba sur sa poitrine.

Cinq ou six hommes vinrent le chercher dans le canot. Il était complètement inerte et avait perdu connaissance. Quand on l’eut hissé à bord, il rouvrit les yeux, regarda autour de lui et se précipita sur le sac de Louis Bondell, auquel il s’accrocha frénétiquement, comme un noyé à une épave.

Tout le monde, sur le pont, fit cercle autour de lui. Il était à la fois un objet de curiosité et d’horreur. Des vêtements qu’il avait sur le corps, quand il quitta les rapides du Cheval Blanc, quelques haillons seulement restaient. Et lui-même n’était pas moins lamentable. Cinquante-cinq heures durant, il avait physiquement fourni tout ce dont il était capable. Il avait, au total, dormi six heures et il avait perdu vingt livres de son poids. Sa figure, ses mains, son corps entier, n’étaient qu’écorchures et meurtrissures, et il était aux trois quarts aveugle.
Il tenta de se remettre debout, sans y réussir. Écrasé sur le pont et toujours cramponné à son sac, il balbutia le motif de son raid, puis conclut :

— Et maintenant, mettez-moi au lit, je vous prie. Je mangerai quand j’aurai dormi.
Fred Churchill fut traité avec grand honneur. Le capitaine ordonna qu’il fût, y compris le sac de Bondell, transporté avec ses loques et sa saleté dans la cabine réservée aux nouveaux mariés, qui était la plus belle et la plus confortable du navire. Il y dormit d’affilée, deux fois le tour du cadran.

À son réveil, il prit un bain et, entièrement retapé, rasé de frais, il était accoudé au bastingage de l’Athénien, en train de fumer un cigare, lorsque les deux cents camarades qu’il avait laissés en arrière le rejoignirent et embarquèrent.

Lorsque l’Athénien fut arrivé à Seattle, Fred Churchill, plus dispos que jamais, descendit à terre ; il portait à la main le sac de Louis Bondell. De ce fardeau il était justement fier. Il symbolisait pour lui la satisfaction du devoir accompli et de l’honnêteté prouvée. Et il se répétait à lui-même :
— Je livre ce qu’on m’a confié...

Le jour commençait à décroître et il se rendit sur-le-champ chez Bondell. Celui-ci l’accueillit avec effusion, lui serra les deux mains à la fois, et l’invita à entrer.

Fred Churchill, ayant donné le sac, Bondell le prit et le jeta, tel quel, sur son lit.

— Ah ! merci, vieux ! dit-il. C’est bien aimable à toi de me l’avoir rapporté.

Et Churchill observa que, sous le poids dudit sac, les ressorts du lit avaient fléchi, puis rebondi. Il cligna de l’œil, d’un air entendu. Le précieux colis était lourd, et il en savait quelque chose.
Louis Bondell, cependant, le bombardait de questions :

— Que s’est-il passé, là-bas, depuis mon départ ? Comment vont les camarades ? Qu’est devenu Bill Smithers ? Bishop est-il toujours associé avec Pierre ? Mes chiens se sont-ils bien vendus ? A-t-on trouvé de l’or au Sulphur Bottom ? Tu as une riche mine, sais-tu ! Quel est le bateau qui t’a ramené ?

Une demi-heure durant, Fred Churchill répondit aux questions de Bondell. Puis la conversation commença à tomber. Fred fit un mouvement de tête vers le sac et suggéra :

— Tu pourrais, peut-être, y jeter maintenant un coup d’œil...

— Oh ! ça va bien... répondit Bondell. Parle-moi plutôt du claim[2] de Mitchell. A-t-il rapporté tout ce qu’on en attendait ?

— Tu ferais mieux, vraiment, insista Churchill, de vérifier ce sac. Quand j’accepte une mission de confiance, j’aime à savoir si l’on est content de moi. Quelqu’un peut y avoir mis le nez pendant que je dormais. On ne sait jamais. J’aimerais savoir que tout y est en ordre.

— Peuh ! Ne te fais pas de bile, mon vieux. Ça n’en vaut pas la peine, je t’assure...

Et Bondell se prit à rire.

— Pas la peine... répéta Fred Churchill, d’une voix blanche. Pas la peine...

Puis il eut un sursaut et reprit, avec fermeté :

— Louis, qu’y avait-il dans ce sac ? Je veux le savoir !

Louis le regarda d’un air bizarre. Il quitta la pièce un instant et revint avec un trousseau de clefs. Avec l’une d’elles, il ouvrit le sac de cuir, y plongea la main, et en tira un gros et lourd revolver Colt, du calibre 44. Quelques boîtes de munitions à l’usage du revolver suivirent, puis tout un assortiment de cartouches Winchester.

— Voilà, dit-il quand il eut terminé.

Fred Churchill alla vers le sac, le prit dans ses mains, et regarda à l’intérieur si c’était bien tout. Puis, machinalement, il le retourna et le secoua avec précaution.

— Le revolver est rouillé... observa Bondell. Il a dû rester sous la pluie.

— Évidemment... répondit Churchill. Il a été mouillé, et c’est dommage. J’en ai pris insuffisamment soin.

Et il sortit.
Au bout de dix minutes, Louis Bondell ne le voyant pas revenir, sortit à son tour. Il trouva Churchill assis sur les marches du perron, les coudes sur les genoux, le menton dans ses mains.
L’homme, comme hébété, regardait fixement dans les ténèbres.

P.-S.

Notes du traducteur

↑ C’était alors la principale ville du Klondike et du Pays de l’Or, sur le fleuve du Yukon.
↑ Le claim est le lot attribué à chaque prospecteur d’or.

Trust, 1908 (repris dans le recueil Lost Face, 1910) ; en français dans Construire un feu, traduit avec Paul Gruyer.

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