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Un billet vers le sud 

vendredi 12 juin 2009, par Ahmed Bengriche

Au troisième jour toute la ville puait. Le couvre-feu dès cinq heures de l’après-midi. On arrivait dans les dechras. Une allumette … pfuuuit ! Plus rien. Sur place ne restaient que les femmes pour se déchirer les joues et se tirer les cheveux. Avec les crosses des fusils , les soldats cognaient durement sur les crânes. Ils faisaient rentrer les baïonnettes dans le ventre des femmes quand cela leur plaisait. Quand cela leur plaisait aussi , ils prenaient une femme devant toute la famille et allaient dessus à quatre ou cinq pendant des heures. Ou dans un petit réduit, à l’étable, puis la ramenaient. Dans les familles où cela se passa il ne sera plus tolérable de se regarder dans les yeux par la suite. Et la jeune femme en question fuyait ou se donnait la mort. Je ne veux parler ni de ceux qu’on rafla le long des murs de la carrière. Ni de ceux qu’on pendit sous le Pont de la Seybouse. Ni de ceux qu’on poussa et fusilla au fond des casernes . Ni de ceux qu’on aligna par groupes de cinq sous la ligne des cèdres, qu’on avait muni de pelles et de pioches pour creuser les trous avant de les abattre. Ni de ceux du four à chaux de Marcel Levie. Côté Millesimo, sur la route de Gounod, Kef El Boumba, El Hadj M’barek. Ni des corps vivants qu’on jetait dans les fosses profondes et qu’on recouvrait d’essence et de feu. Ni de l’aviation qui largua ses bombes sur Guelma, des villages et des douars. Ni du sous-préfet Achiary qui donna l’ordre de tirer sur les manifestants. Ni de Maubert le maire et de ses onze cercueils. Ni des policiers, et des gendarmes, et des civils qui se livrèrent à un vrai carnage. Comme quelque chose se préparait outre-mer – des contrôleurs de plusieurs races qui seraient sur le point de venir voir de leurs propres yeux, guidés par le Géneral Tubert, on essaya à la va-vite d’enterrer ceux qu’on avait oubliés dans les fossés et au bas des murs ou tout au moins de les jeter dans la rivière.

On brûlait aussi… Puis les arabes qui s’occupaient de la besogne, on les faisait mourir aussi. Le silence minait les familles. On se terrait. Ceux qui revenaient de l’autre guerre, on les maintenait dans les casernes. Parfois on en envoyait un ou deux travailler les gens. Mais ce n’était plus la peine. Déjà on parlait d’armement en provenance des frontières. Chez les forgerons arabes on limait des bouts de fer qu’on montrait à la ronde à la fin des fausses veillées. Il y eut des réunions clandestines par la suite. Ceux qui y prenaient la parole devisaient dans un arabe classique où ils enfouissaient trop de mots qui n’avaient pas de sens encore. Patrie ! Insurrection !

Et il y avait de l’hésitation dans leurs propos. Je n’avais pas mes quinze ans en ce temps-là. Je n’allais pas à l’école. Et je me faisais battre deux fois par mon père le soir. Il m’a fallu des années pour comprendre qu’il faisait passer sa hargne causée par tant d’injustice sur moi… Pendant ces journées –là, on entendait parler de Sétif et de Bougie. De l’autre coté de la ville on parlait de charniers immenses. Nous allions voir et nous passions devant des cadavres et ils étaient enflés, couchés, le cou dressé… Quand il n y avait personne alentour, nous faisions des trous dans la terre arable et les enterrions… Nous passions aussi d’une dechra à l’autre pour pleurer avec les orphelins. Puisque nous n’avions rien pour dégager le malheur nous offrions nos pleurs. Et c’était assez pour le réconfort de familles entières. Je n’avais pas mes quinze ans en ce temps-là mais je compris assez durant ce moi de Mai…

La voiture se mit a ralentir puis s’arrêta au bord de la route.

— Te voilà arrivé, oncle Belkacem !

— Choucha , s’exclama le vieil homme ! je commençais à sentir depuis un moment l’odeur des palmes mouillées…

— Le premier du mois prochain, dit d’une voix neutre le chauffeur.

— Le premier, acquiesça le vieil homme.
Nous autres, qui étions cinq et qui nous rendions dans la région de Ouargla qui était encore distante de ce lieu de plus de 200 Km , comprîmes que c’était là un rappel assez tacite pour quelque rendez-vous prochain de voyage. A Biskra, où nous avions pris place dans le taxi sur les coups de 20h, nous avions déjà remarqué l’amabilité de ton du chauffeur à l’égard du vieux…

Dès la sortie de Biskra, le vieil homme, dans un monologue continu, parla de cité organique, de matériaux de constructions anciens, d’architecture ancestrale, du palmier qui a une ressemblance étrange avec l’homme, de la terre guerrière puis carrément de la guerre. Il est fou, avions nous-pensé ! Là, devant nous, sur la première banquette, le vieux laissait tomber ses soliloques face au faisceau de lumière que projetait la voiture sur la route droite et infinie.

Le vieil homme, son sac à la main, nous souhaita la bonne route et prit par un chemin qui grimpait vers un groupe de maisons bâti sur une élévation et dont on pouvait percevoir les terrasses – étions nous à la deuxième semaine d’un mois lunaire ? – qui se découpaient dans le ciel. De chaque côté du groupe de maisons et en contrebas, des palmiers se perdaient dans le fond de la nuit.

Nous reprîmes la route.
A peine avions-nous fait quelques mètres qu’une voix siffla :

— Sentir des palmes mouillées… on apprend chaque jour…

Le chauffeur éluda ces propos ironiques en disant : il va falloir continuer à petite vitesse jusqu’à Touggourt… y a plein de nids de poule.

— Fiche-toi carrément à droite dès qu’apparaît une voiture et arrête-toi s’ il le faut… fit la voix.
Le silence pour un moment. Devant nous le bitume, comme un tracé d’encre sur quelque chose de blanc pâle avec ça et là de gros trous.
Quelqu’un craqua une allumette…

— Mais un homme qui peut sentir des palmes mouillées… articula la même voix grêle de tout à l’heure.

— C’est un ancien de la guerre, dit rapidement et calmement le chauffeur.
Comme personne ne disait rien il crut bon d’ajouter : il est natif de la région de Guelma. Et c’est un médecin qui conseilla à la famille - il y a trois ans - de le faire habiter ici au Sud. Et tous les deux mois il monte au nord pour quelques jours. On m’avait raconté que dans sa région natale il vit intensément le 8 mai 45…
— Et c’est ce gringalet qui était avec lui à Biskra qui a dû raconter ces choses si pathétiques, dit l’homme à la voix grêle qui semblait étendu de tout son long sur la banquette arrière. Il craqua une allumette et demanda après l’heure…

— 22 heures trente, répondis- je, sans que la question me fut personnellement posée, tout en comprenant qu’avant mon arrivée à la station des taxis – à Biskra - un parent a dû passer un long moment en compagnie du vieil homme…

— C’est son fils, révéla le chauffeur. Il m’a dit aussi, qu’au bout de deux jours, son père commence à voir des corps couchés, enflés, et à suffoquer tant la puanteur des cadavres l’empêche de respirer.

— Et il lui a déniché ce trou pour le guérir ! Et pourquoi qu’il ne vient pas habiter avec son père ?

J’avais remarque le long nez du fils, tout a l’heure… A eux deux ils humeraient les racines du ciel, dit la voix grêle.

— Le fils a des terres là-bas.

— Ah… bon, fit la même voix. Quelqu’un qui peut sentir les palmes mouillées… Et il ne se sent pas dépaysé à Choucha ? Il prononça Djoudja. Une autre allumette…
Le chauffeur répondit sur un ton agacé : le vieux a passé ses sept ans de guerre ici au Sud. Et c’est chez un ami qu’il habite. Il avait épousé sa sœur qui était veuve de chahid.

— Et le fils, ce gringalet, d’où qu’il sort alors, si le père vient jusqu’à Djoudja pour célébrer des noces.

— Mère divorcée !

— Et cette malheureuse mère…

Nous nous sommes retournés plus d’une fois vers ce juge de diable. Il était affalé sur toute la banquette ; son sac lui tenait lieu d’oreiller. Il craquait une allumette à chaque fois qu’il ouvrait la bouche.

— Elle n’a pas voulu descendre au sud.

— Elle doit être si malheureuse !

— Je ne sais pas, répondit le chauffeur d’une voix lasse.

— Et ce fils, il n’a pas voulu rabibocher un peu… si je comprends bien ce gringalet, ce gringalet a dû accompagner de Guelma à Biskra le vieux, en taxi, où sûrement ce dernier a dû palabrer sur la guerre et la senteur des palmes… si je comprends bien, il ne doit pas aimer sa belle-mère et encore moins les palmiers et c’est pour cela qu’il fait la moitié du chemin pour laisser le noceur s’éparpiller dans la nature. Et il craqua une allumette.

Le chauffeur ne daigna pas répondre cette fois-ci. Une minute après il appuyait sur le champignon et nous fit atteindre Ouargla en deux fois moins de temps qu’il ne fallait d’habitude.

Nous autres quatre, venions de payer notre place chacun et étions à une centaine de mètres de la placette déserte quand nous entendîmes ce singulier compagnon de voyage poser son ultime question, de sa voix toute grêle dans le silence de la nuit : et ce fils, ce gringalet, il n’a pas essayé de réconcilier un peu…

Nous l’imaginions penché sur la portière, accroché de ses deux mains à la vitre, un mégot au bec, les yeux dans les paupières du chauffeur qui dormait d’agacement. Sûrement !

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