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Testament phylogénétique (I) 

jeudi 30 octobre 2003, par Catherine Lévy-Hirsch

A Florian, Pierre et Miloud, à la paix entre les enfants de l’Humanité.

En janvier les marchés n’ont pas d’odeurs et peu de couleurs attirent les regards des courageux qui y font leurs courses. Les habitués bravent la rudesse du climat pour y trouver des légumes rabougris, de la viande ou du poisson congelés par le glacial de l’air, ou encore, des objets et ustensiles divers qui vous paralysent la main dès qu’on les touche.

Ce que je vois me fait penser aux manuels d’histoire illustrant les périodes de disettes à l’époque de l’URSS ou des guerres, telles qu’en ont vécues mes aïeux. Peu de choses à vendre, des gens emmitouflés et des paniers presque vides.

Le froid et la tristesse ont envahi la ville. Les emplacements des vendeurs de vêtements sont dépourvus de couleurs chatoyantes, les pancartes gribouillées de dégriffes successives remplacent la profusion d’articles.

Lorsque les marchands remballent leurs cageots et cartons, il est parfois difficile de faire la différence entre ce qui est monnayable et ce qui est destiné aux ordures. En ces journées de grand froid, les héritiers du vent se découvrent en plein jour. Il y a quelques années encore, ils attendaient la nuit pour récupérer tout ce dont ils pouvaient tirer profit.

Une femme tient un chien en laisse, il a un manteau épais pour le protéger du froid. Ayant reçu pour seul héritage la misère, des enfants-récupérateurs viennent d’être arrêtés par l’escadron de la police sociale. Ils n’ont pas eu autant de chance que ce chien, ils étaient en guenilles.

Par terre, posés devant un conteneur, de vieux habits invendables jonchent le sol. Deux familles sont en train de les trier. Une toute jeune femme doit porter son bébé. Sous un amas de vêtements superposés, un bonnet dépasse. Elle sert de radiateur à son enfant. Dans une de ses mains, elle tient un tricot multicolore, ressemblant à un montage de pièces étrangères les unes aux autres. Il lui manquait une manche, une grosse pelote de laine était grossièrement cousue sur le devant de l’ouvrage. Cette pièce manquante d’une entité rapiécée, cette possibilité offerte à l’acquéreur de tricoter sa manche, me renvoyait à mon histoire de couple. Il me manquait aussi une manche, je cherchais la matière pour la tricoter.

Je terminais la traversée de ce marché parisien, laissant derrière moi cette population hirsute pour me rendre au numéro 25 de la rue de mes recherches.

Quelques mois avant que je ne me décide à passer un week-end dans la capitale, mon complice, mon confident, mon père, disparaissait. Trop tôt. Je n’ai pu lui dire que par téléphone ces mots d’une tendresse infinie qu’il avait tant souhaité entendre de vive voix. Ces mots qui font vibrer d’amour les futurs grands-parents.

Me laissant seule avec mon fatras familial, Bastien, l’homme de ma vie, se distançait de moi. Mes désarrois face aux écueils de l’existence avaient provoqué chez lui une désaffectation. Son quotidien dominant occultait mes questionnements sur nos désaccords.

Il simplifiait en prenant comme excuse l’intendance rongeuse. Excuse ou fuite ? Nos vies prenaient, presque à mon insu, des allures dépareillées. Comme le pull du marché. Le manque d’intérêt qu’il manifestait à mon égard avait édifié un manque. Comme cette manche. L’appartement dans lequel nous vivions s’était rempli d’un vide, notre vie commune. Nous étions séparés par un mur, son passé.

Jamais trace de sa famille n’effleurait nos échanges, je l’avais connu orphelin, seul fils d’une mère dont il avait hérité du matronyme. J’avais mis sous le compte de la douleur de ce manque de géniteur le fait qu’il ne supportait pas le mien.

La mort de mon père avait provoqué chez lui un comportement de retrait, sans le comprendre, il évinçait son incarnation. Se raccrochant à sa raison sociale, il amplifiait son personnage. Je sentais que le vernis avec lequel il se raccommodait se fendillait au fur et à mesure de nos discussions. Dans l’intimité il mettait tellement de force pour me renvoyer ses malaises que j’en étais arrivée à me rendre compte qu’il dissimulait le foyer de ses tourments. Sa violence verbale à mon égard servait à refroidir ses tisons. Son ton intempestif embrasait mes interrogations.

Notre malaise de vie, il l’attribuait à la perte de mon père. Je l’imputais à la place laissée à notre nous deux, qui bientôt deviendrait trois.

Mon père avait une habitude qui s’accentuait avec l’âge grandissant. Les notes. Craignant que sa mémoire ne défaille, mon nonagénaire en prenait tout le temps. Fils d’un ancien fonctionnaire de l’Etat il avait gardé de son éducation le sens de l’ordre et du rangement, de la rigueur et de la discrétion.
Avant que ses affaires ne fussent définitivement éparpillées, je jetai un dernier coup d’œil dans son cabinet de lecture. Cet endroit vivait encore des rêves que j’y avais déposés lorsque, petite fille, sa poésie me racontait des histoires merveilleuses. La plante fée maléfique avait fait des petits, la lampe oiseau volait toujours sous le ciel gris du plafond, le troupeau d’éléphants en pierre à savon n’avait jamais pu retourner se laver dans la rivière Mara. Amoureux de sculptures et amateur d’icônes byzantines, il en avait orné sa bibliothèque. Ses livres, disques, tableaux, collections d’ivoires et d’icônes habitaient ce lieu. L’art, l’histoire et les cultures étaient ses passions.

Dans cette pièce à la décoration opulente, chaque chose était à sa place. La profusion orchestrée faisait ressortir son bureau. Dénudé comme à l’accoutumée, il n’était envahi que d’une première de couverture jaunie et d’une liste datée de la veille de son hospitalisation. La plupart des obligations répertoriées en étaient rayées. Encadrée et soulignée, une phrase laconique attisait ma curiosité " prévenir Jessica => Bastien."

Dans la marge, une apostille hermétique, retenue prisonnière par une épingle, indiquait un nom, une adresse, un numéro de téléphone. Connaissant son caractère je savais qu’aucun de ses actes ne naissait d’un hasard. Ces pistes m’intriguèrent. Je détachais l’élément mystérieux et m’appropriais la page au titre déplacé dans cet environnement culturel. " L’énigme du pavillon de la torture ", fragment du numéro 161 de la Collection Polar Popular, repartirait aussi avec moi.

Je contactais la dame de la liste et décidai de la rencontrer. Tel fut le but de mon déplacement à Paris. Elle me confirma qu’elle avait rencontré mon père quelque temps avant sa mort. Ils avaient eu ensemble une longue entrevue. Elle me brossa rapidement le portrait de leur amitié.

Ancienne résistante, elle s’était battue contre l’envahisseur. Lors d’une célébration, elle avait fait la connaissance de mes parents. Mon père y faisait un discours (il commençait toujours ses allocutions en disant " Nous commémorons ce jour un crime fratricide " puis, il précisait l’objet de la commémoration.) A cette occasion, ils avaient sympathisé et se retrouvaient de temps à autre. Cette femme à la voix fragile et à la silhouette délicate avait continué pendant des années à rechercher les criminels de guerre pour qu’ils soient jugés. Je comprenais ainsi les affinités qui les liaient. Elle ne semblait pas étonnée que je la contacte.

Cette vie qui bougeait en moi m’incitait à scruter nos passés. Bousculée entre l’incompréhension et la tempête intérieure qui m’animait, je partais à la rencontre de ce qu’il n’avait pas eu le temps de me dire au sujet de Bastien. Le désirais-je réellement ? Oui. Je le voulais. Pour différencier mes raisons. Pour savoir quelles attitudes j’avais incrustées dans l’habitude d’une vie commune. Pour prélever le profit personnel qui me faisait maintenir notre liaison. Pour découvrir dans quels domaines occultés nos profondeurs se donnaient la main. Pour maintenir l’entrecroisée de nos doigts ou pour me singulariser.

Décidée à aller au bout de ma démarche pour comprendre comment je me situais dans notre relation qui se dilatait, je me suis lancée dans une poursuite. Comprendre pour rompre ou pour rester. Pour l’enfant qui grandissait dans ma demeure qui s’incarnait d’un devenir. Pour me libérer. Je me rendais chez celle qui savait.

Je pénétrais dans cet antre. La boîte à secret pouvait-elle être décadenassée ? Pour le savoir, il fallait que je l’écoute. La dame de l’apostille m’attendait dans la véranda. Elle contemplait un bouquet de roses qui décorait le guéridon. Posée sur les fleurs, une carte d’anniversaire finement décorée lui souhaitait une entrée vigoureuse dans son second siècle. Après les politesses d’usage, je m’asseyais, attentive à ses paroles.
"Oh oui, je m’en souviens ! Comment pourrais-je faire autrement ? Je venais moi-même d’être nominée cette année-là comme " meilleure bruiteuse ", moi qui suis d’une timidité redoutable et qui ne vis bien que dans le silence. La présidente du prix m’avait contactée, elle souhaitait ouvrir son jury en diversifiant les personnalités qui en faisaient partie. C’était une femme intelligente, avec une grande ouverture d’esprit. Je l’appréciais beaucoup. J’étais la petite nouvelle.

Lors de cette cérémonie, le tout-Paris était présent. Les prix vous savez sont toujours très controversés. C’est un système, certains s’en moquent, d’autres s’y raccrochent. Tous veulent y être vus. Cet homme, je le vois encore comme je vous vois. Il paraissait hébété, comme en état de choc. Quelques secondes lui ont été nécessaires avant de parler. Ce fut terrible. Un séisme allait nous détruire et nous ne pouvions le contrer. Nous étions tout simplement terrifiés, de cette terreur qui vous paralyse. En même temps, c’était curieux, nous étions fascinés. Oui, il avait quelque chose de fascinant. L’ambiance était singulière, il rôdait une odeur indéfinissable.

Vous m’avez demandé de vous raconter, je ne peux pas vous redire ses mots. Je ressens trop de douleur à regarder leurs traces dans l’espace de ma vie. Ils sont gravés à tout jamais dans l’invisible. Son visage est sculpté dans ma mémoire. Regardez la photo de vous deux que votre père m’a donnée, votre Bastien lui ressemble tant, c’est ce qui m’a mis la puce à l’oreille.

Son discours avait été filmé, en exclusivité, pour une chaîne de la télévision publique. Si vous étiez venue il y a vingt ans, j’aurais pu vous donner une adresse, mais maintenant que la " Bibliothèque du Numérique " a brûlé, nous avons perdu le contenu de toutes ces mémoires enregistrées. Au fil des ans, le passé est devenu virtuel. Qui sait, vous retrouverez peut-être une sauvegarde chez un particulier ? Je vous ai préparé quelques adresses de personnes que vous pouvez contacter. Nous ne sommes plus nombreux à savoir. Je n’ai rien d’autre à vous dire, merci de votre visite.

Mais, j’y pense, allez d’abord chez mon fils, il se peut qu’il y ait encore une copie de cassette vidéo dans un de mes cartons. Si vous ne trouvez rien avant de repartir chez vous, revenez me voir, je vous retracerai certains faits. Essayez. Bonne chance."

Tout en me posant des questions, je la quittais, le ton de sa voix ne m’autorisait pas à l’interroger. De quels faits s’agissait-il, en quoi étais-je concernée ? De quel recel tombé dans l’oubliette des scories était-elle l’héritière ?
Décidée à persévérer dans mon enquête, j’allai voir son fils. Animé de la même gentillesse que sa mère, me reçut avec la simplicité des gens pour qui poser des questions est indiscret. Affecté par une maladie qui l’envahissait, il fit un grand effort pour m’accompagner dans la portion enclavée de leurs vécus thésaurisés. Noyé dans le bric-à-brac d’une pièce baignée d’une obscurité volontairement entretenue, le carton, enserré par des bras adhésifs distendus, me fut désigné. Mes paroles de remerciements restèrent sans réponse.

J’ouvrais délicatement les portes rainurées dépourvues de défense. Un souffle pouvait les émietter. Dans ce Graal fragilisé par les sabliers écoulés, je dénichais, recluse depuis de longues années, une cassette blottie contre de vieux livres. Par chance, une étagère exposait, protégé par une taie d’oreiller, un téléviseur-magnétoscope presque intact.
En sortant le manuscrit de son écrin empoussiéré, j’affranchissais de sa servitude une coupure de presse. Je devinais que le journal dont l’article était extrait, devait, en son temps, être un canard illicite. La qualité du papier en était mauvaise et la couleur de l’encre était devenue cyan avec le temps.

Avec appréhension j’ordonnais à l’appareil de faire défiler cette mémoire si longtemps cachée. Le pouvait-il encore ? Ne risquais-je pas de constater que l’usure du temps avait anéanti toute sauvegarde de souvenirs audiovisuels ? Je frémissais d’émotion, néanmoins je m’installais dans le fauteuil crapaud habillé d’un vieux drap pour visionner cette archive de l’inconnu. Qu’allais-je découvrir ?

Les années avaient rendu les premières images floues, je n’aperçus que son ombre arriver sur la scène comme un phénomène qui perturbe le champ magnétique. A ses mercis, je perçus que le son de sa voix était resté intact. Petit à petit son visage se désembrumait des stries grisaillées de l’écran. Il paraissait un venu d’ailleurs avec des traits de je ne sais où ; de partout peut-être ? La forme ombragée se régulait en une image qui paraissait avoir cinquante ans. La virevolte achevée, le spectre diminué de sa luminosité orgueilleuse semblait en marquer quelques-uns de plus.

" Merci. Merci à tous ceux qui m’ont décerné ce prix. Je ne sais pas très bien quoi dire, je n’ai rien préparé. J’avoue être pris au dépourvu. Eh bien, je suis ému par cet arôme de reconnaissance ! Je vais être sincère... avec moi et vais vous livrer mes pensées avariées. Oui, j’ai bu et je suis complètement pété, au sens propre comme au sens figuré d’ailleurs. Je suis bon pour retourner à la casse.

Certains d’entre vous diront que je dépasse les bornes. Ils ont raison. Je vais charrier en direct pour vous tout ce que j’ai vu et entendu ces derniers jours passés en compagnie des plus grands. Quand je vois le jury, quasiment les mêmes têtes que lorsque j’étais encore l’antérieur de mon futur, je me dis maintenant que je suis une exception.

Pour moi, ce prix n’a aucune valeur. Mon roman est comme ma vie, avorté. Je n’ai même pas pu y régler mes comptes. Ca n’a pas l’air d’être votre cas, j’ai l’impression d’être le bouc émissaire des vôtres. J’ai un prix pour un roman que je n’ai pas imaginé. Ce sont d’autres qui m’ont poussé à l’inimaginable. Je n’ai fait que vous apporter sous forme d’une rédaction bâchée des nouvelles fraîches de la planète des sauvages. Et ça vous a plu !

La misère ne vous est plus suffisante, vous vous délectez maintenant de la finesse de l’insoutenable. Remarquez, il est possible que je me trompe, c’est peut-être pour mon mentor qu’on me fait exhiber ; il est de toutes les récompenses. J’en profite pour le saluer maintenant que je suis sûr que c’est lui. Et lui poser une question, puisque je l’ai sous la main :

Comment faites-vous pour assurer votre hypocrisie avec autant d’aisance ? Depuis le temps que vous avez des coups de cœur vous pouvez être rassurés sur la solidité de votre organe. C’est une façon comme une autre d’effleurer votre aura au passage. Vous avez le don du marketing. A moins que ce ne soit en mémoire de mon illustre ascendant ?

Avec ces spots que je prends en pleine gueule, j’ai du mal à vous voir et j’ai l’impression d’être une Blandine entourée de lions dans une cage de frappes. Ah si ! J’aperçois quelques ombres de visages auxquelles je peux m’adresser.

Si je suis là, c’est un peu par hasard, je n’ai rien fait pour. Il y a belle lurette que j’ai flanqué mes envies aux ordures. Je les ai chiquenaudées une à une dans la benne des déchets non recyclables. Au passage j’en profite pour vous dire que si on inventait une machine à reconvertir les illusions des paumés, on aurait de quoi nourrir tous les esprits de ces chimères ambulantes.

Là, quelqu’un a parlé ? Si, vous disiez quelque chose, non ? Je vais peut-être avoir réussi à vous faire exister ce soir ? En fait, je suis prisonnier de vos silences. Vous disiez ? Non ? Ce n’est pas le silence, c’est le mutisme qui règne. Ne vous inquiétez pas, je ne sors de ma cage que quelques secondes pour une petite vérification. Personne ne sera agressé. C’est bien ce que je pensais, mon démiurge a changé de place.

Eh ! mon pote, où es-tu ? Quelle sinistrose, je ne le vois plus ! Il s’est cassé ? Disparu, volatilisé le démiurge. Courage, fuyons ! Quand on a une once de lâcheté dans le regard, c’est qu’elle nous a déjà submergés. Tant pis, c’est à l’assistance que je vais continuer de m’adresser.

Vous n’auriez pas vu l’homme à la chemise mauve ? Après les brunes et les noires c’est au tour des mauves de nous envahir. Il y en a qui ont le chic de retourner leur veste, d’autres pour changer la couleur de leur chemise. C’est dommage qu’il ait pris la poudre d’escampette, j’aurais eu du plaisir à l’entendre discourir. Si vous l’aviez entendu à l’époque. C’était le champion des discours bien réglés. Les mots ont leur importance, comme les actes, il faut en gérer les conséquences. Ce que j’ai dit ne lui a peut-être pas plu. Regardez-moi, je suis l’envers de votre psyché ; les reflets sont toujours inversés. J’ai beau regarder, je ne le vois pas, je vais donc quitter l’obscure et retourner sous les feux de la rampe. Serais-je ce soir devenu le seul acteur d’une parodie fructueuse au cérémonial désuet ? Tout à la fois Monsieur Loyal, Clown Blanc et Auguste ? Je bats la mesure du temps qui s’écoule. " S’accompagnant d’un doigt ou quelques doigts le clown se meurt, … d’une petite voix comme il n’en avait jamais eu, il parle de l’amour et de la joie, sans être cru. Se voi non comprendete, si vous ne comprenez pas, almeno non ridete, au moins ne riez pas…et vous applaudissez, admirez mon effort… " Allons, courage. Je vais aller au bout pour une fois, vous serez mes accompagnateurs.

Mon machin je l’ai écrit pour rester en ligne avec le monde. Je l’ai planté par petits bouts, dans le jardin dévasté de mes ruines. Espérant sans espoir que je ne prendrai plus le risque de me faire écraser. Les asperges se lèvent tous les matins avec un jour nouveau. Je n’ai pris que le purin de mon âme pour l’épandre sur les feuilles mortes de l’automne de vos vies.
En recevant ce prix, je paie la dette de ma dernière tentative. Contrairement à ce que j’ai pu entendre comme bourdes tout à l’heure au bar, je suis la désespérance. C’était marrant d’écouter des gens qui ne connaissent pas ma gueule délirer sur mon talent. Cette première expérience littéraire me confirme ce que je savais déjà, c’est qu’elle sera la dernière. J’en ai rêvé pourtant, mais la course au temps m’atteint. Je dois moi aussi me dépêcher. Pas pour les mêmes raisons que vous, je n’ai pas de bénéfices à tirer de mes œuvres, pas d’investissements à rembourser, plus de nombril à faire briller.

Je l’ai remplacé par un anneau, attendant qu’une main-mousqueton me retire de l’abîme. J’ai planqué mes illusions dans l’illusion. J’ai laissé mon âme dans cette enveloppe en espérant que quelqu’un la retrouve un jour.

Non, votre récompense, je n’en veux pas. Je n’ai absolument pas envie de faire partie de ce milieu que je trouve être une véritable pétaudière. A force de vous escrimer à être des génies vous puez l’ennui comme je pue la bistouille. Vous êtes tellement habitués à rester entre gens de la même jungle que vous êtes comme des hyènes qui attendent la nuit pour capturer leur proie. Vous vous êtes foutus dedans. Dix ans de galère forcenée ça forge le jugement. Vous traquez, je tue.

Tout ce dont je me suis servi, je l’ai cherché au fond de mes yeux, de mes oreilles, de mes actes, de ce que je suis devenu, de ma jeunesse passée, d’un ultérieur que je n’ai pu scénariser. Si je me suis lancé dans cette aventure, c’est que j’avais besoin de me planquer.

Avant la dérive, je me suis isolé. J’ai fait une espèce de tentative de désintoxication. La came fait des dégâts. J’ai fait une cure. Une de celles qui émanent d’une velléité des choix incertains. C’est là que j’ai connu d’autres paumés. Miloud et Pierre, le musulman et le gitan. Tous des parias de l’humanité comme il disait.

En sortant de là, je suis passé à l’alcool. Plus à l’alcoolisme mondain, celui du fric des petits fours et des rupins. J’ai opté pour des liqueurs de merde qui brûlent les entrailles, pour de la fiente pas chère, grand cru supermarché, qui endort les corps et masque les émeutes de l’âme. J’en suis à un point de décrépitude où j’ai cessé de bander pour pisser sur tout, même sur moi.

Je sens l’esprit-de-vin à dix bornes à la ronde. Qu’il n’y en ait pas un pour s’en rendre compte, c’est plutôt la preuve que vous êtes des aveugles sans odorat. A moins que les parfums de la richesse ne couvrent ceux des sens.

Mes bras sont ornés de figures bleu-délavé. Marques de mes poussées impossibles vers mon au-delà improbable et de mes reculs inéluctables. Ce sont mes traces de piqûres qui ont créé quelques-uns de mes personnages. En observant le sang figé que j’avais sous la peau et les caillots qui obstruent ma pompe à vie, j’ai imaginé chacun de leurs traits. Ils sont nés de mon rhésus-poison-positif intoxiqué par le produit des injections. Celles qui m’ont été données comme celles que je me suis rajoutées.

Alors si je dois remercier quelqu’un, ce n’est pas vous. C’est vous tous, tous les cons que j’ai croisés au hasard d’un chemin, tous ceux qui prennent leurs fantasmes pour des réalités. Tous ceux qui enferment les autres dans des systèmes. J’ai été nourri jusqu’à en vomir des citations interprétées par un pas-fini qui s’appropriait les idées des autres, incapable d’en avoir lui-même.

Confectionné par les carcans de cette chère morale judéo-chrétienne qui confortent dans leurs moules ceux qui ont peur d’en sortir, j’ai appris à vivre avec l’aveuglement des dominants. Les œillères de marques, celles qui habillent la duplicité, m’ont obstrué.

Je me suis muni de tout ce qu’on m’avait inculqué pour essayer de voir avec mon cœur cabossé. A force d’en avoir été martelé, je n’en ai pas été imprégné. A chaque prémisse de compassion quelqu’un ou quelque chose éteignait mon étincelle intérieure. L’aliénation de l’errance a été mon dernier asile. Je n’arrive pas à sortir de ces systèmes sans fin. De moi.

Je n’ai pas pu, pas su partir. J’ai poussé ceux qui m’aimaient à me quitter. Répudier est plus facile que d’admettre. Je me suis enfoncé dans le but recherché. Il en résulte encore plus d’enfermement. Ce n’est que maintenant que mon intérieur pourri se rend compte que je suis l’éteigneur de mon réverbère.

Dissimulé sous l’ombre de mon père, j’ai rêvé mes récits sur les pages de mon esprit. Le seul reste que j’ai de lui, est une déchirure de papier glacé, image flétrie d’une élite du passé. Je n’ai connu que l’intérêt des investissements relationnels qui enrichissent les ego appauvris, que la vie confinée entre des murs qui ne pouvaient résorber son excédent de reluisance.
A l’intérieur de cette baraque huppée, nous étions tous fragmentés. Avec une âme concassée je me suis compacté pour m’assembler. Arman aurait pu faire de moi une œuvre. De la laideur de leur composition je suis devenu une créature impropre à la consommabilité. J’ai subi les trente glorieuses de ma déchéance.

Je me suis rendu compte que je ne connaissais que la souffrance. J’en ai fait mon empire et ne l’ai jamais quitté. Je n’avais pas côtoyé ceux qui ont vécu le malheur. Jamais je ne l’ai connu. Ni la douleur. Ni le plaisir des joies simples. Je ne sais pas ce qu’est l’envie. J’ai passé ma vie à chercher un terrain d’accueil pour planter mes angoisses. C’est dans une chambre d’hôtel, cet espace interstitiel de dix mètres carrés qui permet à certains de revenir, que j’ai fait l’inventaire de ma vie ratée.

Dans ce vestibule d’une vie meilleure, j’aurais peut-être pu basculer mes aspirations si ... la date de péremption de tout espoir n’était révolue. Miloud et Pierre m’y ont rejoint. Ensemble, on a construit notre monde. On s’est constitué une reparenté en instituant des liens en fonction de nos vides. Je suis l’aîné. Pierre a suivi son traitement, enfin presque.
C’était un accro, un vrai. Un jeune déboussolé qui a commencé par le racket. Comme ça ne lui suffisait plus pour frimer au collège, histoire de se faire un peu de fric il s’est mis à l’herbe. Après, classique. Il est passé aux drogues dures, puis au deal. La drogue, chez les gitans, on n’y touche pas. Il a été viré comme un malpropre.

La tribu a ses règles, ses lois. Celui qui les transgresse est rejeté, à tout jamais. C’était dur en automne 1995 de suivre un traitement, les transports en commun étaient en grève, l’hôpital loin de notre squat. Il y allait à pied, persuadé qu’après sa cure tout pourrait redevenir comme avant. Pierre y est retourné une fois, pour leur prouver qu’il avait changé, qu’il était revenu à la raison, il leur avait montré ses médocs de méthadone. Ils n’ont rien voulu savoir, le père s’est levé, l’a regardé. Fin. Sur le chemin du retour un type dans la foule l’a bousculé, Pierre lui a cassé la gueule et s’est retrouvé chez les flics. C’est là qu’il a connu Miloud.

Au bout de vingt-quatre heures de garde à vue et un interrogatoire qui a commencé par des baffes, Miloud n’avait rien dans le ventre. Le seul repas que les poulets lui ont refilé était un sandwich au jambon garni d’insultes racistes. Il était sur le point de craquer. Sa seule motivation pour tenir le coup était la haine qui se nourrissait de minute en minute de l’intolérance et du mépris de ses geôliers. Pierre l’a rassuré, ils sont devenus potes. Ils avaient en commun le fait d’avoir engrangé mésestime et vexations. Miloud lui a raconté sa vie.

Lui aussi venait d’une cité dans laquelle il ne se sentait pas le droit de cité. Enfant de l’intégration amalgame il a été nourri d’un éternel futur retour au pays et de tranches de camembert obligatoirement avalées dans une cantine scolaire où les mômes devaient manger de tout. Jeune écolier, il a été étiqueté comme enfant à problèmes. Sa mère ne parlait pas notre langue, il était l’aîné, n’avait personne à la maison pour l’aider à faire ses devoirs et devait donner l’exemple aux petits suivants.

Intégration difficile due à la bi-culture et à l’analphabétisme des parents, avait décrété le corps enseignant débordé. Sa dyslexie était passée à l’as. Baladé entre le Prophète et les Gaulois, il n’a jamais très bien su ce qu’il pouvait faire et ce qu’il ne devait pas faire. A aucun moment il n’a pu dialoguer ni se confronter avec les vieux de sa famille. Repères culturels différents, les jeunes et les autres étaient deux univers qui vivaient dans le même appartement exigu. Son faix a persécuté sa personnalité, alors Miloud s’est envolé, il a atterri dans un trou noir.

Sa haine, il l’a d’abord exprimée en crevant des pneus, en brûlant des poubelles, puis en cassant des abribus, abris d’hommes et de femmes en attente de partance. Insupportable pour celui qui reste. Violence perpétrée contre une vitrine, pare-chocs des coups portés à autrui. Vaccins contre un virus en incubation, maladie en latence.

A la sortie d’une grande surface, il s’était précipité sur la caissière avec une arme blanche. Ses gestes ont été plus rapides que sa pensée. Il n’avait pas prémédité son passage à l’acte, il voulait seulement lui faire peur, pour avoir son fric vite fait. Les vigiles lui ont sauté dessus. Marchandise de démonstration il a été entouré d’un collier avant d’être livré aux flics. Un exemple. Maintenant, c’est la petite dernière qui a pris la relève des trafics.

P.-S.

A suivre...

1 Message

  • > Testament phylogénétique (I) 15 novembre 2003 15:46, par agnès kahn

    me voilà bien alléchée par cet entrelacs de mystères,belle écriture au vocabulaire riche et coloré,petites reflexions bien réalistes et amères.
    Mais ou puis-je me procurer la suite ?et peut-être le livre dont est issu ce texte ?
    merci par avance
    a.kahn

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