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Star Arts 

lundi 26 avril 2010, par Roland Pradalier

Kristina Voger devint instantanément célèbre à l’âge de dix-huit ans, après l’avoir intensément désiré. D’une manière qu’elle n’aurait su prévoir et sans pouvoir en jouir.

Kristina ! Que l’on surnomma la poule aux yeux d’or, en référence à l’argent qu’elle fit gagner et à l’abandon qui suivit.

Il était devenu difficile de se faire remarquer par les médias, depuis l’apparition des stars du petit écran et impossible de rivaliser ou de dépasser leurs performances si adaptées aux attentes, aux pulsions, aux réalités sociales et à l’air du temps.

Il n’y avait plus un adolescent qui ne rêvât de célébrité, et de capitaliser sur son potentiel pour être connu.

Née en 1992 à Duckville, une commune fictive inventée par l’industrie, pour les besoins des tournages d’émissions, Kristina connaissait les biographies des starlettes et des chippendales, avait voté au 3622 par SMS. A plusieurs reprises, elle avait flâné sur les lieux de tournage, s’était pressée contre les grilles pour apercevoir une idole à mèche, cintrée dans un blue jeans et qui portait la nuit, sans doute pour lutter contre les flashs du photocall, des lunettes noires.

De son téléphone portable elle avait shooté la star mais dans la précipitation et les pétillements de lumières, ce qu’elle avait capté, c’était un petit morceau de corps, sur-éclairé, presque invisible à force d’exposition.

Pour autant, elle tenait à ces photos ratées comme à des fétiches et s’endormant dans son lit, il n’était pas rare qu’elle les regarde pour se rappeler au délicieux souvenir d’avoir été présente à ce qui était probablement le plus grand événement de sa courte vie : l’arrivée de Stef Rocky au château !

Et bien qu’elle s’en défendît, qu’elle feignît de n’être pas une fanatique de l’émission, pour ne pas être moquée par ses camarades, qui faisaient de l’ironie bien qu’ils regardassent tous avec passion, son secret le plus intime était d’être, un jour, filmée au bord de la piscine.

Que de souvenirs agréables elle ressassait, et combien toute cette cochonnerie l’inspirait, elle Kristina qui sur un cahier de texte, pendant les cours dessinait des étoiles filantes, griffonnait en marge des ailes et des anges, à côté de la liste des devoirs et avait écrit une lettre à son amour d’adolescence vu à la télévision, pour lui demander conseil. Lettre à laquelle il avait répondu par une photo dédicacée, ne contenant aucun autre message qu’un cœur, trois croix et une bise.

Mais revenons-en au début de cette histoire. Au pourquoi. Au comment, elle devint célèbre, mais ne put en profiter. Même lorsqu’elle était présente, et participait à chaque moment considéré comme crucial par la production, elle semblait absente, éloignée et cherchait à dérouter les attentes.

Et en effet elle fuyait et disparaissait dans les moments importants. Elle était l’intruse du jeu, inadaptée aux conditions imposées par le monde des images. Elle n’offrait qu’une surface où personne n’avait prise.

Au bord de la piscine, elle portait un pull au milieu des colocataires en bikinis et fumait en regardant le spectacle avec le sentiment de ne pas avoir franchi la frontière, mais d’être toujours une spectatrice dans un canapé, voyant pour la première fois des acteurs s’agiter autour d’elle, en trois dimensions.
Elle était passée de l’autre côté de l’écran.

A peine avait-elle franchi le seuil qu’une voix s’était élevée en elle pour perturber son jugement et elle n’avait plus été elle-même, s’imaginant tous ces spectateurs qui avaient les yeux sur elle, dans un brusque mouvement de paranoïa. Mais alors que le phénomène donnait du tonus aux autres, elle avait senti qu’elle se noyait, et se perdait. Comme si les posters de sa chambre, les beaux garçons en peluche, les filles incroyables en latex, avaient quitté les murs où ils avaient été des fantasmes pour s’incarner dans leurs clones.

Les autres étaient rassurés ou le laissaient entendre, même s’ils ne cessaient de pleurer comme des enfants sentimentaux à la moindre contrariété, et parlaient des heures de projets qui n’existaient pas, se disputaient jusqu’à la haine pour un yaourt, et vivaient dans des fictions fantasmées. Tous au bord de la rupture mais feignant la force.

Lunaire, disaient d’elle les professeurs qui venaient en visite pour gérer le petit groupe, à qui ils donnaient des activités pour éviter que le public ne se morfonde devant l’étalage de passivité, les guerres intestines et les amourettes, auxquels il fallait adjoindre pour scénariser l’émission, de l’émotion, ce grand mot qui sert de sauce.
On lui conseilla d’être tropicale et sexy.

Kristina s’était renversée dans sa chaise, elle écoutait d’une oreille distraite Franki Frank qui tournait une cuillère dans un yaourt avec de petits mouvements de poignets fouettés.

— Tu crois que tu vas devenir célèbre ? dit-elle. Alors que c’était un sujet tabou. Que tous étaient obnubilés par cette question, mais qu’un accord tacite leur interdisait d’en parler.

Franki Frank regarda son yaourt, comme s’il allait lui donner une réponse. Mais comme il refusait de se prononcer sur rien qui fut vrai, il raconta une boutade.

Elle réitéra sa question :

— Qu’est-ce que tu feras si tu deviens célèbre ? dit-elle. Comme on demande à un gagnant du loto comment il souhaite dépenser son gain.
Franki Frank prit son temps pour accoucher d’une réponse.

— Si j’étais célèbre, je voudrais le rester. Et offrir une croisière à ma mère.

— Ce que j’aimerais moi, dit Kristina, c’est ne plus aller au supermarché. Avoir un chauffeur et un valet pour me faire couler des bains. ça ne te manque pas l’extérieur ? J’y pense tout le temps.

— Ouais, je pense souvent à mon frère, dit Franki Frank. Et qu’on ne sait pas les infos. J’ai toujours été raccord avec l’actualité du présent. C’est ce qui me manque le plus dans l’extérieur, de ne pas savoir ce qui se passe dehors.

Le temps s’écoulait et la discussion continuait. Les autres les rejoignirent et il y eut débat, chacun exprimant ses attentes. Les paresseux émettaient le souhait de faire carrière dans la télévision et de présenter des jeux, d’autres avaient des velléités de succès dans la chanson, les derniers n’avaient d’autres ambitions que de se soustraire aux impératifs de la société et ne se voyaient d’autres débouchés qu’une forme dérivée de prostitution, dans la joie et la bonne humeur, si possible à Las Vegas.

La nuit était déjà bien avancée, une heure du matin et la discussion s’enlisait. On avait déjà tellement parlé d’amour, de gloire, de beauté et des autres idéaux, que même les plus motivés commençaient à fatiguer. Pour autant, tous ils s’imaginaient être les invités d’une fête. L’avenir serait une succession de cocktails.

A huit heures, la sirène du réveil sonna et l’on entendit dans toutes les chambres, la voix du présentateur s’élever.

« Bonjour. Sympathiques habitants. Aujourd’hui, sera une journée splendide. Un concours de tir à l’arc est organisé. J’espère que vous avez bien dormi après les magnifiques moments que vous avez vécus. J’aimerais être avec vous, enfermé dans la maison. Quelle énergie, quelle joie de vivre ! Croyez-moi, à l’extérieur, c’est infiniment moins sexy que votre bonheur. Allez du nerf, démontrez à tous les employés de bureau qu’ils ont raté leur vie. Foutez-leur la honte. Courage, mes amis ! »

Et tandis que le présentateur, debout devant un écran où l’on voyait des individus sortir du lit, souriait figé en effectuant une chorégraphie pour vanter les mérites du contentement de soi, les participants du jeu se dirigeaient d’un pas victorieux vers la cuisine, où l’aube pailletée et en robe de strass se levait.

Bobby Mac résuma les nouvelles au milieu du décor, bombardé de lumières et de néons. Le plateau était plongé dans une sorte de bain lumineux éblouissant de milliers de watts, qui pouvait aussi bien rappeler les techniques d’influence de certaines sectes que le couloir qui apparaît dit-on à ceux qui se crurent morts.

Des rayons bleutés partaient en palmes dans le dos de Bobby Mac, et lui dessinaient un halo surnaturel. Quelques secondes avant son arrivée, une musique retentissante se déclenchait, un hymne que tous connaissaient par cœur, et toute la salle hurlait un « oui » unanime d’acquiescement à l’amour, à la vie et à ses sponsors.

Oh Yeah ! pensait alors l’animateur. Puis la lumière baissait, et Bobby pouvait commencer le show.

Il plongeait alors son regard sur les femmes du premier rang, celles sur lesquelles les caméras s’arrêtaient et qui formaient comme une haie élégante pour cacher les mères de famille fanées et les adolescentes enrobées, placées à l’arrière. Ainsi dans la fosse où se tenait le public, on respectait la hiérarchie de la beauté, afin de présenter au spectateur digérant des surgelés ou des chips au fromage, la beauté au premier rang et une lente graduation vers la laideur quand on s’éloignait.

La petite troupe s’achemina vers la cuisine, en raclant le sol de ses chaussons, puis alla s’installer autour de la corbeille de fruits, face au micro en forme de banane. Ce fut Jen Jop qui prit la parole en premier en émettant une suite de sons qui fut consignée à la minute 37 du troisième jour, bobine numéro 25.

Il fut longuement question de tir à l’arc et de ce à quoi les participants associaient ce sport : Robin des bois, les films avec des indiens, puis le dialogue dériva sur les sarbacanes, les elfes et Cupidon archer. Quand chacun crut avoir fait le tour de la question, que tout leur savoir eut assez enrichi le petit-déjeuner, il fut temps de prendre une douche et de poser demi-nu en se brossant les dents.

Quant à Kristina, elle ne se lavait pas, ou le moins possible. Retournée à la cuisine, où plusieurs traînaient encore en épluchant des mandarines, elle se dirigea droit vers un habitant avec lequel elle n’avait presque pas échangé et s’asseyant, hésitant avant d’ouvrir la bouche, puis se jugeant sotte de rester coite, elle dit :

— J’ai envie de manger des poissons panés.

Deux semaines s’écoulèrent, quelques-uns furent éliminés mais Kristina, bien qu’elle ne fit aucun effort pour plaire et demeura inadaptée, continuant de se comporter comme la jeune fille qu’elle était avec ses parents, avait acquis une petite notoriété. On la tenait pour docile, sa timidité passait pour de la douceur. Et chez les adolescents complexés, elle marquait des points. C’était son panel à elle, sa frange sociologique. Elle était la représentante d’une minorité ethnique, celle des jeunes femmes gauches. Et dans les préaux et les cours d’école, son nom commençait à circuler.

Pour la première fois, un individu totalement rétif au spectacle et qui ne donnait rien, devint populaire. Oh, pas une célébrité démesurée, non plutôt un marché de niches ciblé pour la jeunesse désœuvrée…

Le 18 avril, Kristina errait mains dans les poches, près du mur d’enceinte. Elle s’ennuyait de sa vie ancienne et tournait en cercle, ostensiblement pour être vue des caméras, tête baissée, mains jointes, repassait près de la palissade. Derrière laquelle, crevant le silence qui l’opprimait, elle perçut des cris. C’était le public qui scandait les noms des habitants. Et elle se rappela son propre comportement, l’énervement ressenti quand elle s’était approchée des grilles pour la première fois, et l’excitation qui ne l’avait plus quittée alors, de vouloir rentrer dans le château, d’en devenir l’hôte, d’appartenir à cette confrérie de l’écran, si inaccessible et qu’elle avait tant admiré. Son anxiété s’éteignit et disparut envolée. La clameur extérieure chassa les réflexions mauvaises où s’entêtait la jeune fille. Elle tomba assise contre le mur et porta l’oreille sur le bois. Puis de ses deux mains libres, elle tenta d’écarter les planches qui la séparaient de la foule. Elle parvint à les disjoindre, et son œil put se glisser dans la fente obtenue. C’était une raie de lumière et une courte suite d’explosions de flashs, ponctuée d’appels, elle crut entendre son nom parmi les applaudissements. Et elle sut, à cet instant qu’elle devait partir, trouver un moyen de fuir le château et s’échapper au loin, peu importait où. Et soudain, elle eut l’intuition que pour devenir célèbre, ce n’était pas de rester qui le permettrait, mais une évasion.

Elle se releva, décidée à agir. Et tournant dans la maison, elle mûrit son projet. Subitement nerveuse, courut à la cuisine, se saisit d’un couteau, d’une fourchette et d’un pilon en bois qui reposait au fond d’un mortier. Puis, elle retourna à la palissade. Et les caméras filmèrent l’évasion qui ne dura pas plus de trois minutes. Du pied, de l’épaule, avec son couteau, frappant du manche du pilon, elle fit voler en éclat les planches, et à mesure qu’apparaissait la foule dans le trou qu’elle créait, son énergie se décuplait, jusqu’à une quasi-frénésie. Si bien que ce fut en sueur, et à demie-folle, qu’elle passa au travers de la palissade, s’esquintant les bras et griffant sa robe. Les photographes s’étaient retournés, et la virent comme une souris sort du trou, passer la tête puis le corps. L’image fit instantanément le tour des rédactions.

Kristina se retrouva debout, entourée de sollicitations, mitraillée de flashs et se cachant le visage, courut vers la foule, qui ne tenta pas de la retenir, passa devant le service d’ordre qui attendait des instructions et lâchement, la laissa partir. Elle fut enfin dans la rue, presque seule, poursuivit par des adolescents interloqués, et comme un taxi passait, elle hurla et monta dedans.

FIN

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