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Salle Simon Lajaune 

lundi 20 octobre 2008, par Olivia Cham

« Si je voulais résumer, je dirais que c’est comme dans ce roman de Duras, Le Marin de Gibraltar.
Enfin, pas tout à fait : ce serait sans le marin, ni Gibraltar, et sans celle qu’il appelle l’Américaine - Anna, je crois. Sans cette femme qui était si belle, si séduisante, que c’était comme si l’on n’avait jamais connu d’autre femme avant elle, est-il dit.
Ce serait donc, pour être honnête, seulement comme dans les premières pages de ce fameux roman.
Ces pages, précisément, où le narrateur raconte sa carrière au ministère des colonies, « à l’état-civil » - telle est son expression exacte, cela j’en suis sûr. L’état-civil, comme un état de guerre à ses yeux. Ça m’avait marqué, aussi.
Il partageait son bureau avec une collègue : Jacqueline.
Il disait qu’il recopiait des actes d’état-civil toute la journée, assis près de la fenêtre. Ça m’a toujours paru bizarre, quand j’y pense, même à l’époque, cette histoire de « recopier » ; complètement antique. Evidemment, quand on lisait ça à l’ère de l’informatique ! Moi, j’ai toujours eu mon propre ordinateur, au bureau. Tout le monde, d’ailleurs, avait son ordinateur. Mais l’histoire du marin de Gibraltar avait été écrite bien avant tout cela, avant la modernisation des structures et des méthodes et la réforme générale des politiques publiques.
Je me demande si ce n’est pas cette partie - avant que l’histoire du marin de Gibraltar proprement dite ne commence, en fait - qui m’a toujours le plus intéressé, dans ce livre. J’avais relu plusieurs fois la description des méthodes de travail et de la vie de bureau à l’état-civil, j’y revenais sans cesse...
C’est que je travaillais moi aussi dans un ministère, et que je retrouvais en lisant ces phrases la même curiosité mêlée de crainte révérencielle - ce que j’appelais le « sentiment du passé » - que j’éprouvais à l’égard de certains documents d’archives.
Je tombais souvent, dans les dossiers que je consultais, sur des pages toutes jaunies de papier pelure, tapées à la machine à écrire. En les feuilletant, j’imaginais les livres d’histoire que l’on consacrerait à l’administration du vingtième siècle... Dans le point d’un i dont l’encre avait un peu bavé, au milieu de grappes d’x artistement disposées en quinconce pour séparer des paragraphes, mes clignements d’yeux faisaient apparaître un pool de dactylos, une grande pièce cliquetante, assourdissante... Combien d’essais, de feuillets froissés, déchirés, coincés dans le rouleau encreur, combien de doigts tachés de papier carbone avait-il fallu pour atteindre à la bonne version, la version propre, la version finale, celle que je tenais dans les mains, tout abîmée qu’elle fût ? Et toutes les corrections successives ? Au temps de la machine à écrire, il devait être beaucoup plus difficile d’apporter des corrections aux courriers une fois qu’ils étaient tapés... Avec le traitement de texte, ils étaient sans vergogne repris cinq à dix fois à chaque échelon du circuit de signature, et quinze, trente fois imprimés.
Certains des documents que j’exhumais étaient même manuscrits. J’avais alors vraiment le sentiment de manipuler les vestiges de l’administration d’avant les ordinateurs ; d’un temps où tout était à la fois moins et plus simple, moins et plus souple. Car si l’on tapait sur des machines lourdes et lentes, on pouvait aussi raturer et mettre du « blanc » sur un courrier sans que cela soit considéré comme un drame, ou un manque de respect pour celui qui le lirait.
J’ai toujours idéalisé ce temps passé, qui me fascinait. J’aimais interroger ceux qui l’avaient vécu. Celles qui avaient appartenu au pool de secrétaires étaient les plus prodigues de détails. Je partageais si bien leur nostalgie qu’elles se confiaient à moi en oubliant parfois qu’il s’agissait d’une époque que je n’avais pas connue, ce temps qui était celui de l’administration du Marin de Gibraltar.
Or le narrateur, ce type (on ne connaît pas son prénom, il me semble - ou alors Jean, peut-être - j’ai oublié. Ce serait bien de Duras, de ne pas lui avoir donné de prénom) avait un jour trouvé la force, le courage...
Cela survient pendant ses vacances d’été, en Italie. Il est avec Jacqueline, car en plus de partager la même pièce toute la journée, ils entretiennent une liaison. À Florence, dans un musée, il s’assied sur un banc, devant un tableau, et décide ou sait tout d’un coup que « l’état-civil, c’est fini » (encore ses propres mots, je m’en souviens très bien).
Il l’annonce à Jacqueline, qu’il quitte sur-le-champ, et voilà. L’histoire prend un nouveau départ à ce moment-là.
Jacqueline ne croit pas à sa décision. Elle, est du genre à y retourner, à l’état-civil.
En un sens, s’il fallait comparer, elle est encore pire que moi : elle n’a même pas l’idée qu’on puisse un jour avoir l’idée d’y échapper - d’en réchapper.
Oui... J’ai eu au moins cela pour moi, cette idée, si je n’ai pas eu ce courage. Je sais bien que ce n’est pas une excuse, mais ça n’a plus d’importance, de toutes façons... Comme si ça m’avait jamais servi à quelque chose ! Encore moins à l’heure qu’il est, le « jugement dernier », tu parles.
Pourquoi ce roman, entre tous, me revient-il en tête aujourd’hui ? Je me demande même si je l’avais tout à fait terminé. Ils partent pour l’Afrique, je crois.
J’y suis entré, dans ce ministère, à l’âge de vingt-quatre ans, comme « rédacteur », comme on disait alors. J’avais fait l’école qu’il fallait pour cela, immédiatement après mes études. Il fallait bien manger. On se donne toujours des prétextes comme celui-là, qui est le plus imparable. « Manger pour vivre », « un an de plus », « l’an prochain », et puis un jour on se retrouve comme moi, à rester.
Honnêtement : ai-je jamais cru que me tirerais de là ?
Les cinq premières années furent pourtant pleines d’espoir, riches de cette promesse de l’aube que je n’ai pas tenue. « Les promesses n’engagent que ceux à qui on les fait » : un adage administratif bien connu derrière lequel on peut se réfugier facilement aussi.
Mon chef d’alors, M. Camphre, croyait en moi ; il avait suffi de bien peu pour que je perde définitivement pied. Tout avait basculé dans l’autre sens, paradoxalement, alors que je venais d’obtenir une promotion : ce fut un échec. Plus jamais par la suite je ne devais retrouver ce que j’avais eu la chance de connaître dès mon arrivée au ministère.
Il est tout à fait évident, maintenant, que j’avais commencé par ce qu’il y avait mieux... Qu’aurais-je pu faire ensuite ? Je n’allais pas non plus rester toujours dans le même bureau, à faire la même chose pendant des années... Si ? Ça n’aurait rien résolu pour autant.
Toute ma vie je serai resté un obscur fonctionnaire de dernière catégorie, la pire, celle qui ne croit plus au service public. Je ne me suis jamais marié, je n’ai jamais démissionné, je ne suis jamais parti faire fortune au loin, je n’ai jamais tout bazardé, non, je n’ai jamais assez aimé pour cela. Quoi qu’il en soit, tout ce que j’aurais pu faire, je ne l’ai pas fait.
En fin de compte, être un des premiers à avoir attrapé cette nouvelle maladie aura peut-être été la chance de ma vie - je n’ai même pas eu besoin de la saisir et elle va me permettre de tout rattraper. Puisque maintenant au ministère j’aurai une salle de réunion à mon nom. C’est obligé, ils font toujours ça dans des cas pareils, et même à moins. On débaptisera la Salle Orange ou Bleue (selon la couleur des fauteuils) et on lui donnera mon nom, la Salle Lajaune, avec une plaque en cuivre vissée sur la porte... Les générations croiront que Simon Lajaune était quelqu’un de bien, d’important, qui avait fait quelque chose qui méritait cette consécration, en récompense, reconnaissance. Forcément, puisque j’aurai ma salle.
J’ai croisé à nouveau M. Camphre, un peu avant d’atterrir ici, au hasard d’un déménagement de bureaux. Difficile à croire, combien la géographie administrative influe sur la marche des services : autant qu’une décision politique. Ne serait-ce que changer d’étage peut modifier le cours tout entier d’une vie, sans parler d’une carrière... Comment aurais-je pu ne pas interpréter ce signe de me retrouver, comme au début, à une porte de lui ? J’étais revenu à mon point de départ. La terre est ronde, on n’en est pas pour autant obligé d’en faire le tour... C’est absurde, cela. Je ne sais plus bien ce que je voulais dire, ça m’énerve.
Gibraltar : où ça peut-il être ? J’ai toujours été nul, en géographie.
Oui... En réalité, j’aurais dû aller le voir, à Florence, ce tableau - j’aurais compris moi aussi, peut-être. Ah, ça me revient : c’était l’Annonciation. Je n’ai jamais cherché à savoir à quoi il ressemblait... J’en avais vu une reproduction un jour, une carte postale aimantée au flanc d’un réfrigérateur, suprême dérision. Pas même au-dessus d’un lit, non, comme Jean lorsqu’il était enfant... Quelle idiotie ! Au lieu de quoi je vais rester enfermé dans cette salle qui portera mon nom comme une stèle : Salle Simon Lajaune. Mon tombeau. Je me souviens bien de tout à présent, c’était le chauffeur de la camionnette, l’ange qui au début du roman avait dit à Jean d’aller à Florence, pour avoir la révélation, la force...
Je veux y aller, moi aussi... « C’est belle, Florence », avait-il dit... Comment ai-je pu ne pas y aller ?
Il faut absolument que j’aille à Florence. »

***

Dis donc, c’est vraiment la fin, je crois. Il délire sérieusement, depuis tout à l’heure... Attends, il dit quelque chose ! « Laurence » ? Il appelle quelqu’un, tu crois ? interrogea l’une des infirmières.
Laurence ? Tu plaisantes ! C’est un pauvre type, jamais personne n’est venu lui rendre visite ici, répondit l’autre.
Elle ferma les yeux du cadavre et rafla, sur la table de nuit, une boîte de cachous encore pleine.

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