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Œil-de-lynx 

vendredi 11 janvier 2013, par Raymond Penblanc

Il a toujours tenu à garder le stylo, un petit Bic bleu à pointe fine, désormais rangé dans le tiroir de son bureau. Pas un talisman, certes, loin de là, mais un témoignage, témoignage cruel qu’il lui arrive aujourd’hui encore d’interroger. Non pour essayer de comprendre. Il n’y a rien à comprendre. Un stylo n’est pas un objet énigmatique, un outil compliqué, ça n’est pas non plus un poignard, ou un pistolet. Bien sûr on peut s’en servir comme d’une sarbacane, et souffler de petites perles qui peuvent faire très mal dès lors qu’elles viennent cingler le visage ou le cou. Franck, le garçon assis devant lui dans la classe, âgé de cinq ans comme lui, n’a pas agi ainsi. Il s’est contenté de se retourner sur sa chaise et de lui enfoncer la pointe de son stylo dans l’œil. Comme ça ?, lui ont demandé, reproduisant le geste, la maîtresse, le docteur, ses parents, puis les parents de Franck, puis le gendarme, puis le monsieur des assurances. Et bien oui, a répondu Pascal, comme ça. Il n’y a pas eu de mots, pas eu de bagarre, rien ne l’opposait à Franck. C’est venu d’un coup, comme un accident, sauf qu’il ne s’agit nullement d’un accident. Un geste prémédité alors ? Un geste inconscient, dont l’auteur aurait été incapable d’évaluer la portée ? Un geste pour voir ? Pour voir, vous voulez rire ? Pour voir quoi d’ailleurs ? L’œil est perdu, Madame, ne le leurrez donc pas. Il ne retrouvera jamais la vision de cet œil-là. Aujourd’hui comme dans cinq ans, comme dans dix ou dans vingt ans. On ne remplace pas un œil crevé, on se contente de préserver les apparences, et encore, dans certaines limites. Il lui faudra apprendre à s’en passer, à n’utiliser que son œil gauche. Mieux vaut perdre la vue que la vie. Et à cinq ans on a encore toute la vie devant soi. C’est plus tard que les choses se compliquent. Mais plus tard c’est dans longtemps. Pour l’heure on n’a pas d’autre ressource que de se laisser anesthésier par papa et maman, par la maîtresse et par le docteur, par le monsieur des assurances. C’est à ce monsieur qu’on va réclamer de l’argent, beaucoup d’argent. Pascal ne comprend pas ça, alors on lui explique. Nos corps sont composés d’organes, et ces organes valent de l’argent. Loin de se laisser réduire à des objets, nos organes sont les parties vivantes de ce qui sans eux n’existerait pas comme corps. Que ces organes viennent à être lésés, ou à manquer, on est en droit d’en réclamer compensation, on appelle ça comme ça. L’argent ne remplacera jamais ce qu’on a perdu, cependant il compense. On placera cet argent à la banque, encore un mot qu’il va falloir (ré) expliquer. Jusqu’ici la banque était faite pour être attaquée par les voleurs, à présent on va y sceller des grilles, à ces grilles on fixera des verrous, et pour surveiller on disposera des policiers autour. Ensuite, si on le laisse grandir, l’argent fera des petits. Il servira à acheter une auto, un avion, une maison, quoi d’autre ? Pascal n’a pas d’idée, alors il demande un œil en or, un œil laser, un œil de braise pour cramer les méchants. On ne répond pas que c’est impossible, on dit qu’on verra, et ce mot est cruel. Il faut se méfier de la manière dont on s’exprime en présence d’un enfant de cinq ans. Désormais il ne verra plus qu’à demi, il verra mal et il le sait. Comme il sait qu’il pourrait devenir aveugle. C’est très facile, il lui suffit de fermer son œil gauche. Or il se trouve qu’il a tendance à fermer son œil gauche, que c’est un réflexe, et qu’il va lui falloir lutter contre ça. Il a toujours été ébloui par la lumière. Sur la plupart des photos il cligne de l’œil, chaque fois le gauche. On peut donc craindre que Pascal soit affecté d’une fragilité congénitale, qu’il soit atteint de myopie, comme sa mère, ce clignement en constituant un des signes annonciateurs. Qu’à cela ne tienne, il portera des lunettes, protégeant ainsi ses deux yeux, pour des raisons spécifiques à chaque œil, et pour lui totalement obscures. Œil-de-lynx vient de naître, avec qui il va devoir s’efforcer de vivre en bonne entente. A cet âge on s’habitue à tout. Pascal finira par oublier, et son œil en moins, et ses lunettes en plus.

Il a aujourd’hui quinze ans, et pour son anniversaire, ses parents ont choisi de lui offrir ce dont il rêve depuis qu’il en a sept ou huit, une lunette astronomique. Voilà un certain temps que la preuve a été faite que son œil valide ne souffrait d’aucune faiblesse congénitale (ce qui lui aura valu un excellent 10/10 suivi d’un grand soulagement), et c’est bien normal, l’œil gauche bénéficiant du potentiel visuel de l’œil droit. Son œil unique en vaut deux, et lui aussi depuis qu’il s’est découvert amoureux. Amoureux de l’astronomie d’abord, depuis fort longtemps, et pour encore très longtemps. Son œil valide bien calé derrière l’oculaire, il est aux anges. Il voit la lune, il voit Mars, il voit Vénus, il voit la Grande Ourse et l’étoile polaire. Il n’a pas encore invité Sarah à observer le ciel nocturne en sa compagnie, ce qui ne saurait tarder. Les étoiles, Sarah connaît. Sa grand-mère, mais aussi la mère et le père de sa grand-mère en ont porté sur leurs manches avant d’être condamnés à brûler comme elles, dont les corps stellaires n’en finissent pas de se consumer dans le grand ciel noir. Selon Sarah, si on mettait bout à bout les corps des six millions de juifs exterminés dans les camps nazis, on aurait de quoi dresser une échelle jusqu’à la lune. Sarah exagère, mais c’est normal, c’est pour ça qu’il l’aime, c’est ça qu’il aime en elle, cet excès, cette chaleur, ce bouillonnement, ce corps pulpeux, ces cheveux drus, cette peau très blanche tavelée de roux, ce ballon d’oxygène qu’elle lui apporte, cette flambée d’alcool qui le rend fou, qui lui fait peur aussi, de quoi le paralyser quand elle est nue, ce qui ne s’est encore jamais produit. Non seulement il voyage très loin dans l’exploration du ciel nocturne, mais il a tenu à rebaptiser les étoiles, qui toutes portent le nom de Sarah, Sarah Vénus, Sarah Mercure, Sarah Saturne, Sarah Neptune, Sarah collant son œil à la lunette, et lui derrière, plaquant son corps contre le sien, pressant ses seins, écrasant ses fesses avec son ventre. Elle a dû deviner à quoi il rêvait ainsi tout seul au fond de la classe, car elle a ri en le voyant. Les filles se moquent des naïvetés et des bêtises, des désirs secrets, naïfs et bêtes des garçons. Les filles leur sont supérieures en tout. On ne les compare pas à des étoiles pour rien. Et puis ce matin, merveille, elle a accepté de venir. Pas dans sa maison, pas sur la terrasse pour observer le ciel nocturne, mais dans le ciel lui-même, à la fête foraine, sur les manèges d’étoiles filantes, de fusées, de chenilles, d’autos tamponneuses qui nous rejouent le grand chambard originel. Il les a tous passés en revue, et elle a répondu oui à tous. Et lui, pour la surprendre et rompre avec une habitude qui commence à lui peser, il a rangé ses lunettes, il a pris la résolution de s’en passer. A quoi lui servent-elles d’ailleurs, sinon à se cacher ? Or aujourd’hui l’heure est venue de se découvrir. Il frétille, il est tout chose et ne cesse de se regarder dans les miroirs, dans les vitrines. Comment va-t-elle le trouver sans ses verres ? Changé ? En mieux ? Et lui, comment se trouve-t-il ? Autant s’adresser à un mur. Il a toujours été incapable de s’apprécier.

La fête foraine se déroule sur une sorte de terrain vague à l’écart du centre, sans en être trop éloigné. Déjà pas mal de monde en cette fin d’après-midi, bien qu’il soit encore tôt. Tant mieux, il ne sera pas difficile de se rejoindre. Ce qu’ils font très vite en effet. Il est vrai que Sarah a de quoi se faire repérer de loin. Pantalon rouge moulant, petit haut vert qui lui dénude joliment les épaules. On est en juin, et le soleil se montre généreux depuis plusieurs jours. Curieux qu’elle n’exprime pas le même étonnement lorsqu’elle découvre Pascal sans ses lunettes. N’aurait-elle rien remarqué ? Attend-elle un moment plus propice pour lui adresser son compliment ? Il n’ose l’attraper par l’épaule, ou par la taille, comme le font les grands, les affranchis. Ce geste de possession lui répugne. Il hésite à lui saisir la main, c’est un peu puéril et d’ailleurs trop tôt. Les musiques, les stridences, les détonations, les lumières et les couleurs l’aveuglent et l’assourdissent, il songe au Big Bang et se prendrait volontiers pour Adam, attribuant à Sarah le rôle d’une Eve collée à ses basques au cœur du Paradis Terrestre. Il a son idée, sa stratégie, sans démon et sans pomme. Autos tamponneuses pour commencer, chenille ensuite, plusieurs tours à chaque fois. Elle est d’accord, et comme elle est d’accord, elle rit. Et comme elle rit, ses seins tressautent. Il aime ça. Une main à tendre, des doigts à ouvrir, qu’est-ce qu’il risque ?

Des groupes de jeunes se sont amassés autour de la piste. Ils se fraient un passage, on les bouscule. Instinctivement il a passé son bras autour des épaules de Sarah, pour bien signifier qu’elle est avec lui et ne pas la perdre. Mais lorsqu’ils se précipitent au milieu de la piste, leur couple se disloque et ils se séparent. Elle s’est déjà installée dans une voiture (rouge), tandis qu’il s’agite tel un rat piégé, se heurtant les chevilles aux rails métalliques, dans un désordre de véhicules pressés de démarrer. Quand elle lui fait signe il est trop tard, il a juste le temps de sauter sur la plateforme de pourtour, tout en la regardant se frayer difficilement un passage avant de s’élancer. Il va devoir ronger son frein. La regardant se faufiler entre les voitures, sans jamais prendre de coups, il s’efforce d’y voir une marque de fidélité. En même temps elle conduit d’un air absent, comme si elle faisait le vide en elle, c’est à peine si elle lui adresse un petit signe de temps en temps. Pour comble de malchance, l’arrêt la surprend à l’opposé de la piste, que le voilà obligé de traverser en courant pour la rejoindre. Le temps de se faire doubler par un plus rapide, un plus déluré. Quand elle les découvre tous deux, lui et le garçon qui s’invite, elle hésite en riant. Il doit avoir un air tellement godiche qu’elle le prend en pitié. L’autre, le déluré attendra. D’autorité, Pascal a saisi le volant, engageant le jeton dans la fente. Elle avait oublié ce détail, peut-être ? Elle rit toujours, n’en revient pas de se laisser aussi facilement emporter, comme par un danseur de tango. Et c’est seulement maintenant qu’elle lui parle des lunettes. Elle ne parle pas d’ailleurs, elle crie pour se faire entendre. Elle ne dit pas qu’elle le trouve changé, elle tient juste à s’assurer que s’il ne les a pas emportées c’est pour éviter de les casser, ou pour ne pas les perdre. Ce qui est vrai aussi. Il n’a pas besoin de lunettes, il conduit à la perfection, comme s’il jonglait entre les planètes. C’est ce qu’il pense, et les voilà rendus très loin pour le coup. Lorsqu’ils descendent la tête leur tourne. Et s’il en profitait pour l’embrasser, comme ça, sans prévenir, sous l’effet de ce chamboulement, de cette ivresse ?

La foule est devenue compacte, et c’est elle qui va répondre à sa place, les pressant l’un contre l’autre, elle devant, lui derrière. Il a le temps de sentir la courbure de ses hanches, la rondeur de ses fesses, le temps d’écraser ses seins que par un geste volontairement maladroit il est allé chercher en la ramenant brutalement contre lui. Il va pouvoir emporter tout ça, il va pouvoir l’inscrire durablement dans ses doigts, dans son ventre et entre ses cuisses, et c’est cuirassé de ce qui n’est déjà plus le corps de Sarah mais de ce qu’il vient de lui dérober qu’il continue d’avancer, de la piloter, de la pousser devant lui. Et ça pourrait durer éternellement, ils pourraient traverser à l’infini cette marée humaine si une serre crochue ne venait s’abattre sur son épaule. Il est arraché à son rocher, ramené en arrière avec force. Il reconnaît l’auteur de ce mauvais coup, il s’agit du garçon de tout à l’heure, celui qui l’ayant devancé se préparait à enjamber l’auto rouge de Sarah. Le voilà qui se dresse devant lui, avec sa bouche de travers, et cette fois il est sûr de gagner. Il n’est guère plus grand que Pascal, il n’a pas de plus grands bras, des poings plus durs, c’est ce qu’il tient dedans qui fait mal, une sorte de galet rond, ou de grosse bille de métal, ou de poing américain (croit-il), et ça lui rentre dans les épaules et dans le cou, dans le gras des joues que par réflexe il s’efforce de protéger de ses bras repliés. En pure perte, une grêle de coups vient de s’abattre, lui faisant penser que ce garçon n’est pas seul, qu’il y en a d’autres, que la foule s’est soudain déchaînée contre lui et le hue. Où est passée Sarah ? Instinctivement il a regardé derrière lui, relâchant sa garde. Mieux ciblé, le coup suivant l’atteint là où il aurait dû se coller une protection, un cache, quelque chose. Heureusement qu’il ne porte pas ses lunettes, elles auraient été pulvérisées, et des éclats lui seraient sûrement rentrés dans l’œil. C’est ce qu’il a le temps de se dire avant d’être traversé par un éclair blanc et de s’écrouler. Les sons se sont atténués, amortis par des coussins d’air, ou d’eau. La distance doit être devenue phénoménale. Et s’il essayait de marcher pour voir, il flotterait peut-être ? Il porte des boulets aux pieds, pourtant il lève assez haut les jambes pour pouvoir chevaucher les planètes, les milliers de planètes, illuminées, légères, pareilles à des ballons d’enfants, qui tournent sur elles-mêmes, qui s’éloignent pour le laisser passer. Est-ce à dire qu’il est Dieu, et que c’est lui qui crée ces ondulations, cette mer de lignes, toute cette magie ? Il ne faudrait pas qu’il tombe. Il le crie, le répète. Du moins sa bouche a-elle composé ce mot, mais qui l’entend ? Il refuse de descendre, d’atterrir, il refuse de comprendre ce qu’on lui dit. Il sent bien qu’on s’intéresse à lui, que plusieurs personnes le pressent, et que l’une d’elles a posé sur son front une main froide. Alors il secoue la tête comme pour se débarrasser d’un voile de mouches. C’est ça, c’est bien ça, ce sont des mouches, et ça bourdonne devant lui avant de s’envoler. Ensuite plus rien. Tout est si étrange, et surtout si noir. Et ce noir est devenu si épais qu’on croirait qu’il dresse un mur tout autour, un mur de coton, un mur de silence qui lui fait réaliser qu’il est seul, alors qu’il ne l’est pas. Et la preuve qu’il ne l’est pas c’est qu’il reconnaît la voix de Sarah. Ou d’une autre Sarah. Il voudrait pleurer, relâcher les tensions. Des larmes, rien que des larmes, mais jaillies de partout, par tous ses pores, pour le submerger et l’empêcher de penser, pour oublier l’horrible réalité qu’il se refuse encore à admettre, bien que le mot soit là, derrière ses dents, et qu’il emplisse sa bouche, comme du sang.

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