La Revue des Ressources

Nuancier noir 

samedi 7 août 2010, par Guy Darol (Date de rédaction antérieure : 26 novembre 2009).

Deathrock, psychobilly, horror punk génèrent des rondes zombies dans les soirées batcave. L’ambiance shéhérazadesque tire plutôt sur le noir, le noir très sombre, néant en somme, irrémédiable. Torboyotante vue de loin, cette mouvance qui donne le frisson (ou le fou rire) est cependant enracinée dans du grave, le meilleur marbre de la littérature. Consanguin de William Beckford et d’Honoré de Balzac, de Charles Nodier et de Léon Bloy, le style goth est un genre qu’on ne saurait se donner dans l’ignorance d’Horace Walpole (1717-1797), l’auteur deThe Castle of Otranto (Le Château d’Otrante) ouvrage paru en 1764 et qui inaugure la ligne gothic tale.

Pas de Dead and Buried à Londres ni de Gothic Pogo Party à Leipzig sans cet « étrange roman de l’étrange, né d’un rêve, écrit en deux mois de frénésie scriptuaire continue, sans le moindre plan, première expérience d’écriture automatique. » Ainsi soit dit. Et c’est l’un des auteurs du Dictionnaire Gothic initié par Patrick Eudeline qui le souligne. Un abécédaire parfait, instruit, et dont les entrées nous nourrissent de cinéma (Jacques Tourneur, Dario Argento, Mario Bava, Roger Corman, Jean Rollin, Tim Burton, Catherine Deneuve dans Les Prédateurs de Tony Scott), de musique bien sûr (Black Sabbath, Alice Cooper, Spooky Tooth, Joy Division, Bauhaus, Dresden Dolls, Dead Can Dance, Venom, Burzum, Euronymous …), d’églises médiévales, de femmes-vampires, de gothic-lolitas, de cimetières (surtout Highgate) et de ténèbres plus que ténébreuses. Voir Charles Manson.

Dictionnaire Gothic

Indépendamment du look corbeau et des satanic trips qu’un tel ouvrage se devait de détailler, chouette part est faite aux maîtres de haute plume que sont Jacques Cazotte (pour Le Diable amoureux), Thomas de Quincey (Klosterheim), Matthew Gregory « Monk » Lewis (Le Moine que l’on abordera, de préférence, par la traduction d’Antonin Artaud, mômoïquement débagoulée), Charles Robert Maturin (Melmoth), Ann Radcliffe (Les Mystères d’Udolphe) et n’oublions pas Éliphas Lévi qui exposa son soleil noir dans la vitrine de François Di Dio, éditeur magnifique de Jean-Pierre Duprey et de Stanislas Rodanski. Mais c’est une autre histoire, sombre, très sombre.

ALEISTER CROWLEY

Pour en finir, imaginons une mise en scène, noire étincelante et rouge sang frais, un décor de draperies, guipures, résilles (ce que vous voulez) orné d’un sofa et d’une chaîne hi-fi. Nous sommes dans le château de Boleskine, le domaine d’Aleister Crowley (1875-1947), « écrivain occultiste britannique », une maison qui appartient désormais à Jimmy Page, l’un des quatre membres de Led Zeppelin. Au Royaume du Prince des Ténèbres nous lisons (pointilleusement mais en affichant un air plus que pâle) Book of The Law (Le Livre de la Loi, 1904) sur yelworC, une musique de Cradle Of Filth, tout en observant du coin de l’œil la pochette (méchamment agrandie) du Sgt Pepper’s Lonely Hearts Club Band des Beatles. L’effigie de Crowley est visible dans le parterre fleuri. Aux anecdotiques Cradle Of Filth, nous opposons brusquement, sans temps mort, Screamin’ Jay Hawkins (1929-2000) et The Whammy. Pour que la vie soit mauve. Ou turquoise. Psychédélique de toute façon.

Rien n’est livré au périlleux hasard dans le monde gothique. Tout est signe et mise en abyme de signes. Continuité. Perspective luciférienne dans le dédale noir. Noir néant. Noir diamant. Noir comme la lumière qui tombe d’un roman noir, cet underground de la littérature où surplombent les noms de Sade et de Restif. Étoiles longtemps vacillantes. La musique, ses prodigieux excès (songeons à Hugo Ball, Cabaret Voltaire, Zurich, 1916), faramineux ébouillantages, terribles secousses, ont cela de bon, de fort bon, qu’ils accompagnent la trajectoire d’écrivains au drumming secret. Accomplissement des frayeurs opérées à l’étroit, dans ces chambres closes qui ne donnent sur rien. L’infini et la mort composent une musique qui se joue sous les tempes d’un homme (d’une femme) apparemment tranquille.

Il n’y aura rien et ce rien sera tout. Léo Ferré énuméra cette hypothèse. Puis Serge Gainsbourg, deux singer songwriter (comme on dit branchouillement de nos jours) habités par des mots qui ont à voir avec le Livre. Oui, le Livre, grand mot qui rappelle qu’au commencement était le Verbe. Juste le Verbe. Rien d’autre sinon peut-être, ci et là, quelques flatulences égarées, un rot ou deux, la physiologie du terroir. Le Livre, cela nous fait penser à Emmanuel Lévinas, Edmond Jabès dans leur désespérant rhythm and blues, ce groove appelant des alliances avec Dieu ou l’adverbe toujours. Quelque chose d’immense, d’immensurable. Un pays où s’appuyer en cas de chute. Cela arrive.

gainsbourg thoury

Serge Gainsbourg traça un parcours du punk au funk à partir de Vian, blême figure. Il jaillit (en 1958) à partir de nada ou plutôt d’une histoire véritablement souterraine. L’auteur du Poinçonneur des Lilas est, n’en doutons pas, l’un des premiers maçons de l’underground, celui qui allia tous les styles et possibles avec un chant feutré, caillasseux, rogomme et cercles de fumée. Il a tout fait (jazz, pop, reggae, électro-funk) mais dans l’absolu respect des Lettres (y compris gazeuses) auxquelles il rendra hommage dans Evguénie Sokolov (« conte parabolique », Gallimard, 1980) : « Le masque tombe, l’homme reste, et le héros s’évanouit. » Homme du dix-neuvième siècle, Ginsburg (alias Gainsbourg) se reconnaît dans une certaine esthétique du saugrenu, pierrotique (Jules Laforgue) et sublime, épileptique et convulsionnaire, railleuse, rêveuse.

gainsbourg : l’intégrale

Il vient de Huysmans, de Villiers, d’Octave Mirbeau, bien autant que de Baudelaire et de Mallarmé. Lecteur de Barbey d’Aurevilly et d’Alexis Félix d’Arvers, d’une oreille il écoute Ravel, de l’autre Francis Carco déballant le jars. Dandy zutiste relevant du Chat Noir et de ses Hydropathes, Gainsbourg est cet étrange contemporain, capable de jouer reggae avant tout le monde en Europe et de s’exclure du divertissement sur le mode érémitique. L’univers qu’il se fabrique, rue de Verneuil, est à la ressemblance de Des Esseintes dont il connaît à la perfection et le décor et les manies. Qui, dans le monde à paillettes de la pop actuelle, assumerait de vivre, c’est-à-dire de penser, à la manière d’un écrivain ? Quel chanteur cathodique dirait (vivrait) des pages entières d’À Rebours, sans forcer ? Sans chercher à paraître cultivé ou érudit, un tout petit peu. Lui, il le pouvait. Il le faisait. Comme en témoigne cet exceptionnel document sonore publié en février 2001 [1] où Serge Gainsbourg ouvre sa malle à trésors et tend à l’ignorance en voie de pandémie les œuvres dont il s’est nourri.

Louis-Ferdinand Bouvier et Serge Vincendet [2] se sont attaqués au phénomène en proposant une intégrale savamment commentée des chansons de Gainsbourg (inédits inclus), Jean-William Thoury (producteur/auteur du groupe Bijou et contributeur éclairé à Jukebox Magazine) propose la totalité des textes rhizomatiquement originés. Tout l’univers de Gainsbourg en somme. Une somme précise. Tous les textes sont recensés. Tous leurs interprètes aussi. Ce qui fait de ce volume un ouvrage de référence, celui qu’il conviendra de compulser pour connaître, sans omission, toutes les occurrences de L’Anamour.

White bicycles : Boyd

Joe Boyd est la mémoire que l’on rêverait de posséder. Il a tout vu, tout entendu, dans les années 60. Ogre de culture jazz-folk-rock, Joe Boyd (né à Boston, Massachusets, en 1942, et non en 1965 comme il est indiqué sur la jaquette) est le producteur d’Arnold Layne, le premier single de Pink Floyd dont il fit exploser la musique (devenue psyché après une phase blues) à l’UFO, joyau de l’underground sur Tottenham Court Road, qui propose à l’affiche de décembre 1966 à septembre 1967 rien moins que Soft Machine, Bonzo Dog Doo Dah Band, Crazy World of Arthur Brown, The Smoke, Procol Harum, Eric Burdon, Family et Incredible String Band. Incredible String Band, le groupe de Mike Heron et Robin Williamson dont il est le propulseur, réinventa la folk music anglaise en y mêlant des éléments de l’instrumentarium oriental [3] . Paul McCartney affirmera sans ambages que The Hangman’s Beautiful Daughter (leur deuxième album après l’étourdissant The 5,000 Spirits Or The Layers Of The Onion) était le meilleur album de l’année 68. Caetano Veloso et Silvio Rodriguez auront beau dire qu’ISB était leur source d’inspiration, personne n’en tiendra compte. Joe Boyd a découvert Nick Drake (au moment où tout le monde s’en fichait), Fairport Convention (et il est convenu de dire aujourd’hui que Richard Thompson est un guitariste génial), Vashti Bunyan (sans qui Devendra Banhart ne serait pas grand chose). Surtout, il a participé de très près au Newport Folk Festival qui vit s’effectuer la métamorphose de Bob Dylan en homme électrique hué par le public mais surtout Alan Lomax et Pete Seeger. Il connut (ce que connaître veut dire) Thelonious Monk sous « sa célèbre casquette d’astrakan noire », Picasso « torse nu », Ewan McColl (l’initiateur du renouveau folk-rock avec A.L. Lloyd) mais aussi Coleman Hawkins, Roland Kirk, Miles Davis. Mais encore Elvin Jones, les frères Don et Albert Ayler. Et le temps de l’International Times, du magazine Oz, de la librairie Indica, de la London Free School, de Release, de Granny Takes A Trip, du 14-Hour Technicolor Dream, du Arts Lab. Il connut Norman « Hurricane » Smith producteur de l’indépassable The Piper At The Gates of Dawn. Là, je pourrais malicieusement glisser que je le connus aussi, à Salisbury, Wiltshire, charnière sixties-seventies, quand il clamorait Dont Let It Die, son succès mappemondial. On l’a bien compris, White Bicycles (une référence au transport gratuit mis en place par les provos, anarchistes d’Amsterdam) est le livre du psychédélisme étreignant le jazz, un ouvrage vraiment considérable pour les amateurs de métissage musical. Ou plutôt pour ceux qui sont convaincus que les styles s’opposent au nom d’une certaine distinction (parlons Bourdieu) : langue haute/langue basse, musique savante/musique populaire, noir/blanc…

Great black music

J’ai souvent chanté les louanges de Philippe Robert. Ce collaborateur de Jazz Magazine et de Mouvement nous donne l’occasion de réaffirmer notre sympathie à l’égard de son ode à la grande musique noire. Au moment où le jazz connaît un regain d’intérêt et comme une volée passionnelle (Charles Fourier), il est bien utile de revenir sur un style né à La Nouvelle Orléans circa 1890. Bien utile, en effet, de disposer d’un outil qui récapitule les plus belles œuvres discographiques enregistrées à partir de Billie Holiday (Lady Sings The Blues, 1954) qui interprète Strange Fruit, le texte de Lewis Allen « dénonçant le racisme et le lynchage des Afro-américains dans le sud des Etats-Unis, une réalité odieuse que la plupart, à l’époque, préférait ignorer. » Car ce recueil est indissociable d’un double événement : l’abolition de l’esclavage en 1865 et la ségrégation raciale qui gangrène l’Amérique des années 50. La grande musique noire est une réponse sonore. Incandescente. Tragique. Bouleversante. Elle porte des noms divers (rhythm’n’ blues, funk, hip hop, soul, reggae, jazz, blues) qui ne trahissent jamais l’appartenance à une histoire marquée par l’horreur et le recours à l’esprit. Qu’on y retrouve Solomon Burke, John Coltrane, Sun Ra ou Elaine Brown suffit à préciser l’enjeu principal : guérir sans jamais cacher la blessure. Les 110 albums essentiels commentés par ce très précieux exégète constituent par ailleurs une liste idéale pour se procurer des œuvres insuffisamment célébrées comme, par exemple, Apothecary Rx du chanteur soul réflexif Carl Hancock Rux ou encore Arrhythmia des trois MCs d’Antipop Consortium, album « déviant et totalement mutant ».

P.-S.

À lire :

LE DICTIONNAIRE GOTHIC, Présenté par Patrick Eudeline, avec Laurence Romance, Jean-Paul Bourre, Marc Dufaud, Stéphanie Heuzé, Aliz Tale, Isabelle Chelley, Thierry F. « Le Boucanier ». Scali, 194 p., 19,95 €

DICTIONNAIRE GAINSBOURG, Jean-William Thoury, Scali, 491 p., 26 €
WHITE BICYCLES, MAKING MUSIC IN THE 1960’S, Joe Boyd, Allia, 287 p., 20 €

GREAT BLACK MUSIC, UN PARCOURS EN 110 ALBUMS ESSENTIELS, Préface de Florent Mazzoleni, Le Mot et le Reste, 247 p., 20 €

Première publication : novembre 2009.

Notes

[1Gainsbourg 5 bis, rue Verneuil, Interview par Patrick Chompré et Jean-Luc Leray pour France Culture les 15 et 16 novembre 1989. Photographies de Samuel Veis. Éditions PC.

[2Louis-Ferdinand Bouvier et Serge Vincendet, Serge Gainsbourg, L’intégrale et cætera, Éditions Bartillat, 2009.

[3On écoutera avec profit l’album White Bicycles (Fledg’ling/Nocturne), une anthologie musicale réalisée par Joe Boyd dans laquelle le producteur d’Elektra a réuni des titres d’Incredible String Band, Nick Drake, Pink Floyd, Vashti Bunyan, Nico et autres pépites sonores.

1 Message

  • Nuancier noir 26 novembre 2009 11:12, par Aliette G. Certhoux

    très beau texte qui inspire par sa dérive ses carrefours, "absolument nécessaires"...

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