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Montaigne : Un point dans le temps 

jeudi 25 avril 2013, par Béatrice Commengé (Date de rédaction antérieure : 5 janvier 2003).

Béatrice Commengé vient de publier "Voyager vers des lieux magnifiques" chez Finitude. Voyager vers Trieste, Esna, Kastellorizo, Sigmaringen, voyager vers des noms magnifiques, vers des écrivains dont les mots se confondent avec les lieux, comme le bleu des yeux de Joyce se confond avec la lumière bleue de Trieste. Et rêver encore quelques heures. La revue des ressources vous propose, en écho à cette publication de relire ce texte que nous avions publié en 2003.

J’ouvre le livre et je vois l’homme. L’homme vêtu de noir et de blanc. En bas de soie, été comme hiver. Présent. Dans ses lieux, dans son temps. Conscient d’être là, en ce siècle. Ce siècle "corrompu et ignorant". Ce siècle "débordé" - qui se perd en "écrivaillerie". Ce siècle de guerre civile et de peste. C’est ainsi.

J’ouvre le livre et je vois l’enfant. L’enfant ne parle pas encore la langue de ce siècle. Un savant venu de Germanie s’adresse à l’enfant en latin. Une langue d’un autre lieu, d’un autre temps. La langue écrite dans les livres. L’enfant comprend que l’ailleurs est ici, que l’autrefois est aussi maintenant. Le monde s’agrandit. "Tous les hommes sont ses compatriotes". Tout va bien.

J’ouvre le livre et je vois d’autres livres. Les volumes, sur "cinq degrés", épousent la courbe de la tour. L’homme a quitté sa table et marche, les yeux tournés vers le plafond, où sont gravées, en latin, plus de cinquante-quatre maximes. Mais son regard s’attarde aujourd’hui sur cette poutre, au centre de la pièce, où se dessine un large ruban qui s’enroule comme une vrille et coule comme un fleuve : "SKEPTOMAI ", peut-on lire au milieu. Skeptomai : je pense, je doute, je réfléchis. À trente-huit ans, à la veille des calendes de Mars, l’homme s’est donné un but : "tenir registre de sa vie", sans falsification aucune, et "se bâtir dans la solitude une vie voluptueuse et délicate."

J’ouvre le livre et je vois le ciel par la fenêtre. Je connais la douceur de ce ciel de Guyenne, au printemps. Autour du château, des bois, des vignes, des champs, des vergers. Peu de collines. Vaste horizon. Idéal pour "peindre le passage" du temps sur la pensée. L’homme a compris qu’il ne possèderait jamais autre chose que ce petit morceau de temps.

J’ouvre le livre et je vois la route. L’écrivain est à cheval. Toujours vêtu de noir et de blanc. Il se dirige vers l’Italie. L’homme de la bibliothèque aime aussi le mouvement. Le monde n’est-il pas, en effet, qu’une "branloire pérenne" ? Le voyageur ne "trace aucune ligne certaine, ni droite, ni courbe". Pas de "grandes espérances". Il "se promène pour se promener", sur les chemins, comme dans les livres. Plaisir de la "variété".

J’ouvre le livre et savoure le voyage. Je savoure le fruit exquis d’une "liberté" exercée "journellement". L’homme se garde des opinions, qui "s’entrepoussent suivant le vent". Une seule recette pour le sage : "savoir être à soi". Une seule perfection : "jouir loyalement de son être". Fuir la tristesse comme la peste et vivre de la "seule assistance de personnes saines et gaies". Pourquoi le monde aime-t-il t’en parer la vertu de ce sinistre et "monstrueux ornement" ? Rien de plus gai, de plus "gaillard", de plus "enjoué" que la philosophie.

J’ouvre le livre et retrouve la joie.
Mot après mot, je remonte le temps, jusqu’à ce dernier jour de février 1533, où naquit Michel de Montaigne. C’était l’aube d’une ère nouvelle, disait-on. Depuis quelques décennies, l’imprimerie multipliait les livres. Le monde avait découvert l’Amérique et la Terre s’était mise à tourner grâce aux calculs savants d’un Copernic. Face à ce chambardement, il devenait urgent d’en revenir à l’homme et d’"embesogner son jugement" grâce à toutes sortes de bonnes lectures...

P.-S.

Article publié le 5 janvier 2003 dans la revue des ressources.

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