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Les Vampires du dictionnaire philosophique de Voltaire (1776) 

samedi 26 décembre 2009, par Voltaire

L’histoire des vampires n’a pas commencé avec Dracula, le chef-d’œuvre de Bram Stoker, en 1897. Dès le Moyen Âge, on retrouve des traces de ces êtres en errance dans les forêts transylvaniennes, et dans des châteaux où ils ne font qu’hanter et sortir pour faire frissonner manants et rois. Même le XVIII e siècle et ses Lumières n’échappent pas à la règle. Si Voltaire pourfend son vampire, au même titre qu’il voue la religiosité aux gémonies, le roi Louis XV envoie un ambassadeur spécial se documenter sur un de ces personnages au palmarès particulièrement sanglant. Voici le chapitre de son dictionnaire philosophique (1776) consacré aux vampires.

Quoi ! C’est dans notre XVIIe siècle qu’il y a eu des vampires ! c’est après le règne des Locke, des Shaftesbury, des Trenchard, des Collins ; c’est sous le règne des d’Alembert, des Diderot, des Saint-Lambert, des Duclos, qu’on a cru aux vampires, et que le R. P. dom Augustin Calmet, prêtre bénédictin de la congrégation de Saint-Vannes et de Saint-Hidulphe, abbé de Sénones, abbaye de cent mille livres de rentes, voisine de deux autres abbayes du même revenu, a imprimé et réimprimé l’histoire des vampires avec l’approbation de la Sorbonne, signée Marcilli !

Ces vampires étaient des morts qui sortaient la nuit de leurs cimetières pour venir sucer le sang des vivants, soit à la gorge ou au ventre, après quoi ils allaient se remettre dans leurs fosses. Les vivants sucés maigrissaient, palissaient, tombaient en consomption ; et les morts suceurs engraissaient, prenaient des couleurs vermeilles, étaient tout a fait appétissants. C’était en Pologne, en Hongrie, en Silésie, en Moravie, en Autriche, en Lorraine, que les morts faisaient cette bonne chère. On n’entendait point parler de vampires à Londres, ni même à Paris. J’avoue que dans ces deux villes il y eut des agioteurs, des traitants, des gens d’affaires, qui sucèrent en plein jour le sang du peuple ; mais ils n’étaient point morts, quoique corrompus. Ces suceurs véritables ne demeuraient pas dans des cimetières, mais dans des palais fort agréables.

Qui croirait que la mode des vampires nous vint de la Grèce ? Ce n’est pas de la Grèce d’Alexandre, d’Aristote, de Platon, d’Épicure, de Démosthène, mais de la Grèce chrétienne, malheureusement schismatique.

Depuis longtemps les chrétiens du rite grec s’imaginent que les corps des chrétiens du rite latin, enterrés en Grèce, ne pourrissent point, parce qu’ils sont excommuniés. C’est précisément le contraire de nous autres chrétiens du rite latin. Nous croyons que les corps qui ne se corrompent point sont marqués du sceau de la béatitude éternelle. Et dès qu’on a payé cent mille écus à Rome pour leur faire donner un brevet de saints, nous les adorons de l’adoration de Dulie.

Les Grecs sont persuadés que ces morts sont sorciers ; ils les appellent broucolacas ou vroucolacas, selon qu’ils prononcent la seconde lettre de l’alphabet. Ces morts grecs vont dans les maisons sucer le sang des petits enfants, manger le souper des pères et mères, boire leur vin, et casser tous les meubles. On ne peut les mettre à la raison qu’en les brûlant, quand on les attrape. Mais il faut avoir la précaution de ne les mettre au feu qu’après leur avoir arraché le coeur, que l’on brûle à part.

Le célèbre Tournefort, envoyé dans le Levant par Louis XIV, ainsi que tant d’autres virtuoses, fut témoin de tous les tours attribués à un de ces broucolacas, et de cette cérémonie. Après la médisance, rien ne se communique plus promptement que la superstition, le fanatisme, le sortilège et les contes des revenants. Il y eut des broucolacas en Valachie, en Moldavie, et bientôt chez les Polonais, lesquels sont du rite romain. Cette superstition leur manquait ; elle alla dans tout l’orient de l’Allemagne. On n’entendit plus parler que de vampires depuis 1730 jusqu’en 1735 : on les guetta, on leur arracha le cœur, et on les brilla : ils ressemblaient aux anciens martyrs ; plus on en brûlait, plus il s’en trouvait.

Calmet enfin devint leur historiographe, et traita les vampires comme il avait traité l’ancien et le nouveau Testament, en rapportant fidèlement tout ce qui avait été dit avant lui.

C’est une chose, à mon gré, très curieuse, que les procès-verbaux faits juridiquement concernant tous les morts qui étaient sortis de leurs tombeaux pour venir sucer les petits garçons et les petites filles de leur voisinage. Calmet rapporte qu’en Hongrie deux officiers délégués par l’empereur Charles VI, assistés du bailli et du bourreau, allèrent faire enquête d’un vampire, mort depuis six semaines, qui suçait tout le voisinage. On le trouva dans sa bière, frais, gaillard, les yeux ouverts, et demandant à manger. Le bailli rendit sa sentence. Le bourreau arracha le coeur au vampire, et le brûla ; après quoi le vampire ne mangea plus.

Qu’on ose douter après cela des morts ressuscités, dont nos anciennes légendes sont remplies, et de tous les miracles rapportés par Bollandus et par le sincère et révérend dom Ruinart !

Vous trouvez des histoires de vampires jusque dans les Lettres juives de ce d’Argens, que les jésuites auteurs du Journal de Trévoux, ont accusé de ne rien croire. Il faut voir comme ils triomphèrent de l’histoire du vampire de Hongrie ; comme ils remerciaient Dieu et la Vierge d’avoir enfin converti ce pauvre d’Argens, chambellan d’un roi qui ne croyait point aux vampires.

" Voilà donc, disaient-ils, ce fameux incrédule qui a osé jeter des doutes sur l’apparition de l’ange à la sainte Vierge, sur l’étoile qui conduisit les mages, sur la guérison des possédés, sur la submersion de deux mille cochons dans un lac, sur une éclipse de soleil en pleine lune, sur la résurrection des morts qui se promenèrent dans Jérusalem : son cœur s’est amolli, son esprit s’est éclairé ; il croit aux vampires ! "

Il ne fut plus question alors que d’examiner si tous ces morts étaient ressuscités par leur propre vertu, ou par la puissance de Dieu, ou par celle du diable. Plusieurs grands théologiens de Lorraine, de Moravie et de Hongrie, étalèrent leurs opinions et leur science. On rapporta tout ce que saint Augustin, saint Ambroise, et tant d’autres saint, avaient dit de plus inintelligible sur les vivants et sur les morts. On rapporta tous les miracles de saint Étienne qu’on trouve au septième livre des œuvres de saint Augustin ; voici un des plus curieux. Un jeune homme fut écrasé, dans la ville d’Aubzal en Afrique, sous les ruines d’une muraille ; la veuve alla sur-le-champ invoquer saint Étienne, à qui elle était très dévote : saint Étienne le ressuscita. On lui demanda ce qu’il avait vu dans l’autre monde. " Messieurs, dit-il, quand mon âme eut quitté mon corps, elle rencontra une infinité d’âmes qui lui faisaient plus de questions sur ce monde-ci que vous ne m’en faites sur l’autre. J’allais je ne sais où, lorsque j’ai rencontré saint Étienne qui m’a dit : " Rendez ce que vous avez reçu. " Je lui ai répondu : " Que voulez-vous que je vous rende ? vous ne m’avez jamais rien donné. " Il m’a répété trois fois : " Rendez ce que vous avez reçu. " Alors j’ai compris qu’il voulait parler du Credo. Je lui ai récité mon Credo, et soudain il m’a ressuscité. "

On cita surtout les histoires rapportées par Sulpice Sévère dans la vie de saint Martin. On prouva que saint Martin avait, entre autres, ressuscité un damné.

Mais toutes ces histoires, quelque vraies qu’elles puissent être, n’avaient rien de commun avec les vampires qui allaient sucer le sang de leurs voisins, et venaient ensuite se placer dans leurs bières. On chercha si on ne trouverait pas dans l’ancien Testament ou dans la mythologie quelque vampire qu’on pût donner pour exemple ; on n’en trouva point. Mais il fut prouvé que les morts buvaient et mangeaient, puisque chez tant de nations anciennes on mettait des vivres sur leurs tombeaux.

La difficulté était de savoir si c’était l’âme ou le corps du mort qui mangeait. Il fut décidé que c’était l’un et l’autre. Les mets délicats et peu substantiels, comme les meringues, la crème fouettée, et les fruits fondants, étaient pour l’âme ; les roast-beefs étaient pour le corps.

Les rois de Prusse furent, dit-on, les premiers qui se firent servir à manger après leur mort. Presque tous les rois d’aujourd’hui les imitent ; mais ce sont les moines qui mangent leur dîner et leur souper, et qui boivent le vin. Ainsi les rois ne sont pas, à proprement parler, des vampires. Les vrais vampires sont les moines qui mangent aux dépens des rois et des peuples.

Il est bien vrai que saint Stanislas, qui avait acheté une terre considérable d’un gentilhomme polonais, et qui ne l’avait point payée, étant poursuivi devant le roi Boleslas par les héritiers, ressuscita le gentilhomme ; mais ce fut uniquement pour se faire donner quittance. Et il n’est point dit qu’il ait donné seulement un pot de vin au vendeur, lequel s’en retourna dans l’autre monde sans avoir ni bu ni mangé.

On agite souvent la grande question si l’on peut absoudre un vampire qui est mort excommunié. Cela va plus au fait.

Je ne suis pas assez profond dans la théologie pour dire mon avis sur cet article ; mais je serais volontiers pour l’absolution, parce que dans toutes les affaires douteuses il faut toujours prendre le parti le plus doux : Odia restringenda, favores ampliandi.

Le résultat de tout ceci est qu’une grande partie de l’Europe a été infestée de vampires pendant cinq ou six ans, et qu’il n’y en a plus ; que nous avons eu des convulsionnaires en France pendant plus de vingt ans, et qu’il n’y en a plus ; que nous avons eu des possédés pendant dix-sept cents ans, et qu’il n’y en a plus ; qu’on a toujours ressuscité des morts depuis Hippolyte, et qu’on n’en ressuscite plus ; que nous avons eu des jésuites en Espagne, en Portugal, en France, dans les Deux-Siciles, et que nous n’en avons plus.

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