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Les passagers clandestins de l’université française 

jeudi 6 septembre 2007, par Pierre Verdrager

Le seul avantage que les prolétaires de l’université française ont sur les prolétaires du reste du monde social réside en ce que les premiers, à la différence des seconds, disposent des moyens qui leur permettent de rendre visible, notamment par la publication, la souffrance qui les affecte. On va vite se rendre compte qu’il s’agit bien là, compte tenu de la situation de l’université française actuelle, du seul avantage dont peuvent se prévaloir tous ceux qui portent ce titre qui n’en est pas un : vacataire à l’université. L’auteur de cet article était lui-même vacataire à l’université d’Évry et désire rendre publique son expérience non pour le plaisir mesquin de régler des comptes, mais pour faire connaître la situation si difficile de cette nouvelle catégorie de travailleurs intellectuels précaires qui a élu domicile au sein de l’université française. Si ce témoignage prend appui pour une grande part sur une expérience personnelle - ce qui est inévitable pour une situation où les données manquent cruellement -, elle n’en a pas moins une portée générale, si j’en crois les réactions de tous ceux qui ont lu les formes intermédiaires de cet article et qui ont reconnu ici la douleur de leur propre vécu professionnel. Qu’il me soit permis, quelques instants, d’être leur porte-parole, non pour usurper leur voix et parler indûment à leur place, mais pour les soulager du silence qui pèse sur une expérience qui est d’autant plus insupportable qu’elle reste, la plupart du temps, sans voix : comment peut-on, en effet, se plaindre de travailler dans l’enseignement supérieur alors que tant d’autres, comme on vous le rappelle de temps en temps, rêvent d’occuper votre place ? Et plus le décalage morphologique qui existe entre l’offre et la demande de travail est grand et plus l’expression de la plainte des précaires devient difficile. Comme dans le reste de l’espace social, on ne manque pas d’exploiter ce décalage afin de culpabiliser ceux qu’on désigne parfois comme des ronchons-jamais-contents, des fines-bouches, lesquels, dit-on, devraient s’estimer " heureux " du sort qui leur est réservé. On va voir dans les lignes qui suivent que c’est avoir une bien étrange conception du bonheur. Pourtant, on se rendra compte que le constat d’une souffrance sociale n’est rien tant qu’il n’est pas complété par un état des lieux des effets imprévus et, pour tout dire, positifs d’une situation sociale qui, pourtant, ne fait a priori pas envie.

Décalage morphologique entre offre et demande de docteurs et précarité

Un des effets de l’enseignement supérieur de masse a été d’accroître la population universitaire à tous les niveaux de formation, et donc aussi au niveau doctoral. Le déséquilibre entre offre et demande au niveau doctoral est devenu tel que bien des docteurs en sciences humaines et sociales se retrouvent, à un âge relativement avancé, dans une impasse professionnelle. L’État, par l’intermédiaire de ses universités, profite de cette situation en recrutant des enseignants statutaires - Maîtres de conférence et, à un niveau supérieur, Professeurs - en plus petit nombre possible, de sorte qu’il est impossible de fournir suffisamment d’enseignants titulaires pour que les besoins soient normalement satisfaits. Il convient de rappeler que c’est en ayant recours à tout une gamme de travailleurs précaires que l’État peut s’offrir en France un enseignement supérieur de masse à vil prix.

Le personnel à prix bradé se distribue sur un axe qui va du plus payé au moins payé et du moins précaire au plus précaire. Pour résumer, on distingue, en haut, les professeurs agrégés de l’université (les PRAG), enseignants qui n’ont pas été formés pour l’université et qui, pour ceux qui ne sont pas docteurs, n’ont généralement pas d’expérience de la recherche. Ces enseignants, qui peuvent être titulaires de leur poste, sont astreints à un nombre d’heures supérieur à celui des Maîtres de conférence, tout en ayant globalement un niveau de rémunération inférieur. Ensuite viennent les Attachés Temporaires d’Enseignement et de Recherche (ATER). Ces postes sont ouverts soit aux doctorants qui réalisent en même temps leur thèse, soit aux docteurs, qui l’ont déjà soutenue. Les contrats d’ATER sont, par nature, des contrats temporaires d’un an renouvelables (sous certaines conditions) qui, en principe, sont destinés à donner une première expérience aux futurs enseignants de l’enseignement supérieur. Dans la pratique, bon nombre de docteurs qui n’ont pas pu trouver de poste de Maîtres de conférence du fait de la rareté de ceux-ci se retrouvent à postuler ces emplois précaires temporaires et mal payés, compte tenu de leur niveau de diplôme : un " bac + 8 " ou " bac + 10 ", peut, dans le meilleur des cas, espérer toucher quelque 1 114 euros par mois pour une centaine d’heures d’enseignement, soit un demi poste, les emplois d’ATER étant, dans la plupart des cas, " coupés en deux " afin de faire profiter davantage de monde de cette opportunité de travail. La rareté des bourses doctorales - notamment dans les sciences humaines et sociales - fait que ceux qui obtiennent un poste d’ATER s’estiment généralement ravis de leur sort et sont ainsi considérés, par tous, comme des " privilégiés " . En effet, la plupart des thèses en sciences humaines et sociales étant non financées par des bourses, ceux qui se retrouvent avec un revenu fixe pendant plusieurs années s’estiment particulièrement heureux de leur situation, même si les sommes en présence demeurent, c’est le moins que l’on puisse dire, tout à fait modestes.

Une identité professionnelle négative

Tout en bas de cet axe de la précarité, on trouve les vacataires. Des vacataires, on ne sait rien, ou si peu, qu’il est particulièrement difficile d’en parler sur des bases sérieuses et chiffrées puisque ceux-ci n’existent tout simplement pas dans les statistiques du ministère. Mais la non-existence statistique du vacataire n’est qu’une des dimensions de son existence négative. Pour se figurer la vie du vacataire, il faut, avant tout, comprendre qu’il se définit par ce qu’il n’est pas. Le vacataire, en effet, se caractérise par tous les droits qu’il ne possède pas. Il ne possède ainsi aucune garantie de l’emploi. D’une année sur l’autre, il peut être congédié sans aucune autre forme de procès, comme j’en ai fait l’expérience, quelques jours avant la rentrée où l’on m’a fait parvenir un document m’annonçant que, compte tenu des restrictions budgétaires, il n’était pas possible de me recruter à nouveau.

Le vacataire ne possède pas de bureau personnel, il ne possède pas de numéro de téléphone où l’on peut le joindre, il ne possède ni adresse physique à l’université, ni adresse électronique, son nom ne figure pas sur le site Internet de l’université - un vacataire ne possède aucune identité professionnelle. J’ai moi-même fait l’expérience d’une personne qui, ayant lu le livre que j’avais fait et sur lequel j’avais indiqué mon institution de rattachement, avait eu les plus grandes difficultés à entrer en contact avec moi par l’intermédiaire de cette université : personne, ou presque, ne savait que j’y travaillais. Le vacataire ne bénéficie pas de prime de précarité, ni d’indemnité de transport, ce n’est pas rien lorsqu’il en coûte près de 10 euros pour se rendre à son lieu de travail. Il ne bénéficie pas de congés payés, ni de progression de carrière car un vacataire ne possède, dans son emploi, aucun moyen de tisser un lien entre le passé et l’avenir - ce qu’on appelle précisément une carrière.

Atomisés et disséminés, les vacataires ne peuvent qu’avec difficulté se constituer en collectif afin de faire exister des revendications salariales, ce dont on a parfaitement conscience dans les institutions publiques puisqu’on ne revalorise jamais ce chiche salaire. Les vacataires sont objectivement en situation de concurrence les uns avec les autres pour les recrutements ultérieurs. Et ceci fait comprendre que certains jouent le jeu de la rétention d’information afin de pénaliser les concurrents éventuels. Ceci explique, au moins en partie et outre, bien sûr, la quasi-disparition de toute culture syndicale, que les collectifs aient infiniment de mal à se constituer afin de défendre les droits de ces salariés. On pourrait ajouter que les réquisits de la disposition intellectuelle, qui ravalent toutes les questions marchandes au rang de préoccupations d’épicier, valorisant le total désintéressement au nom de la pureté de la vocation, n’arrangent pas les choses et sont bien faits pour enfoncer un peu plus les vacataires dans la solitude et la pauvreté. Le vacataire est payé 32 euros par heure, il est rémunéré à l’heure d’enseignement. Lorsqu’un ATER effectue 96 heures d’enseignement, il est payé un peu plus de 1114 euros par mois pendant un an, soit au total 13368 euros (sans compter les primes). Le vacataire, lui, touchera en tout, pour un nombre d’heures équivalent, 3072 euros, soit près de cinq fois moins, et même encore moins si l’on tient compte des primes et de l’indemnité de transport que le vacataire ne touche pas. Le salaire du vacataire est, dans le meilleur des cas, payé avec six mois de retard, en trois fois, à des échéances imprévisibles et irrégulières. La procédure de paiement est complexe. Le vacataire, en début d’année, doit remplir un état prévisionnel dans lequel il devra indiquer le nombre d’heures total effectué. La moindre erreur dans le dossier se sanctionne par des mois de retard dans le paiement. À intervalles réguliers, le vacataire doit rendre sa fiche d’heures car une heure ne peut être payée qu’à condition d’être déjà effectuée, conformément aux règles bureaucratiques ayant cours en France. Ensuite, cette feuille d’heure doit être paraphée par plusieurs personnes différentes de l’Unité de Formation et de Recherche, avant de partir pour le service qui s’occupera de lancer le règlement dont la procédure est activée tous les trimestres. La chaîne de paiement est très vulnérable - qu’un professeur soit absent ou oublie de signer, par exemple - et ce paiement prendra encore quelques mois de retard.

Mais encore faut-il que le vacataire soit payé, ce qui ne va pas de soi. En effet, le vacataire doit obligatoirement avoir un autre travail à l’extérieur de l’université pour le paiement des charges sociales. Un chercheur chômeur demeure donc inemployable par l’université française. Or dans un univers où le fait d’être en activité est vital, il n’est pas possible au doctorant non financé ou au post-doctorant de ne pas enseigner, sauf à s’exposer à diminuer considérablement son espérance de vie sociale. Aussi faut-il toujours " garder un pied dedans " seul moyen d’éviter de mettre un pied dans la tombe de la mort professionnelle. Ceux qui n’ont pas d’" emploi principal ", se retrouvent devant l’alternative suivante : soit ils font des faux afin de justifier fictivement cet emploi principal - ceci seulement pour avoir le simple droit de se faire payer les heures qu’ils ont travaillées -, soit ils renoncent purement et simplement à leur traitement en travaillant gratuitement. Serge Dufoulon, auteur de nombreux travaux, de deux ouvrages parus chez Anne-Marie Métailié et travailleur précaire de l’université française, se bat toujours pour récupérer l’argent qu’il avait gagné en enseignant dans son université, à Grenoble. On lui a fait comprendre qu’il aurait tout intérêt à ne pas " réclamer " afin qu’il ne compromette pas ses chances de recrutement ultérieures en qualité de Maître de conférence. Celui qui exige son (maigre) traitement s’expose à se voir taxer de cupidité, ce qui est difficilement compréhensible car le vacataire, avec emploi principal ou non, est, un jour ou l’autre, soumis à l’impératif du travail gratuit. Bien sûr, le travail de préparation des cours et de correction n’est pas rémunéré. Mais ce n’est pas tout. Les réunions pédagogiques, pourtant obligatoires, ne sont pas rémunérées non plus. J’ai fait passer de façon intensive pendant une journée entière des soutenances de mémoire de licence - dont la note est déterminante pour l’obtention du diplôme - et n’ai été pour cela rémunéré que deux heures (soit 64 euros), heures qui ont été payées parce que collectivement réclamées et accordées de mauvaise grâce après un suspense de plusieurs mois. Comme on le voit, le paiement des heures travaillées est considéré comme une faveur. En tout cas, il fallait se considérer comme chanceux de ne pas avoir été obligé de revenir deux jours de suite pour faire passer ces soutenances. Si on compte sur la flexibilité de l’emploi du temps du vacataire pour faire passer les soutenances, on compte aussi sur sa générosité pour financer les innombrables appels téléphoniques professionnels qui demeurent à sa charge. Il en va de même, bien sûr, pour les envois postaux. L’université ne mettant à sa disposition aucun matériel informatique, le vacataire doit élaborer ses supports de cours avec ses propres instruments informatiques, que l’université ne subventionne pas. Il est également impossible de se faire rembourser les photocopies faites à l’extérieur de l’établissement, ce qui est pourtant indispensable pour la mise au point du matériel pédagogique.

Face à tous ces frais qu’il faut assumer, le traitement, déjà ténu, fond comme neige au soleil... C’est tout juste si le fait de travailler ne finit pas par coûter très cher à celui qui enseigne. On ne peut pas ne pas penser à Flaubert qui affirmait, non sans malice, que Madame Bovary lui avait non pas rapporté mais bien coûté de l’argent.

Se faire une place

Le vacataire n’a peu ou pas de pouvoir décisionnel au niveau du contenu des cours. Sa marge de manœuvre est plus grande quand les enseignants titulaires se désintéressent totalement du contenu des cours qu’ils leur abandonnent. C’est d’ailleurs parfois le cas car les vacataires prennent en charge les cours dont aucun titulaire ne veut, généralement en DEUG. Le vacataire ne décide pas de son emploi du temps et ne participe à aucune décision de la vie de l’université : il est un passager clandestin. Sur mes deux années d’enseignement à l’université, un seul enseignant m’a contacté : c’était pour que je vote pour la liste où il figurait au sein des conseils d’UFR. Le fait d’aller voter docilement au Conseil pour la liste qu’il suggérait m’a valu le soutien de cet enseignant pour une candidature à un poste d’ATER. Le vacataire doit affronter une grande solitude car il n’a pas d’interlocuteur. Personne ne s’occupe de la place des vacataires à l’université, personne ne s’occupe de ce qu’ils ont fait, ni de ce qu’ils font, ni de ce qu’il vont faire. Il n’y a pas de " gestion des ressources humaines " car il faudrait, pour cela, que le vacataire fût considéré comme une ressource et non comme un coût brut.

Mais, dira-t-on, des employés aussi mal traités par l’université n’ont-ils pas, tout compte fait, mérité leur sort du fait de la mauvaise qualité de leur travail ? Cette précarité n’est-elle pas une forme de justice qui condamne à des positions subalternes ceux dont les travaux ne méritent pas l’estime ? À y regarder de près, pourtant, bien des docteurs vacataires ont obtenu leur thèse dans des universités prestigieuses avec les meilleures mentions, devant des jurys parfaitement honorables. Personne d’autre qu’un vacataire ne sait mieux à quel point sont à peu près fictives les mentions qui ne donnent guère de droit d’accès qu’à l’immense déception que suscite le fait de n’avoir, à aucun moment, pu prendre appui sur elles pour trouver un emploi convenable. Le vacataire connaît d’expérience le sens de l’expression " monnaie de singe ". Car tout au long de sa " carrière " de précaire, le vacataire doit affronter cette très dure réalité : la compétence ne compte pour rien dans sa trajectoire professionnelle. Mon recrutement a, lui-même, été rendu possible par l’entremise d’un membre de la famille d’un enseignant qui avait assisté à une conférence que j’avais donnée dans le cadre d’un séminaire. Cet enseignant m’a recruté, après que je lui ai envoyé mon CV, sans lire mes travaux. C’est ce même enseignant qui, deux ans plus tard, alors que je lui demandais où en était ma candidature d’ATER, m’avait affirmé que je ne correspondais absolument pas au profil de l’université qui était, selon son expression, plutôt " sociologie du travail ", alors que j’étais plutôt " sociologie de la culture ". Cette université qui me trouvait très compétent en tant que vacataire et qui m’avait confié des dizaines de TD et des centaines d’étudiants de DEUG et de Licence, ne me trouvait soudain plus à son goût maintenant que je désirais avoir un statut un peu moins précaire - deux ans de stabilité à un peu plus de 1100 euros par mois, l’Eldorado à l’échelle du vacataire. Un autre enseignant, qui m’avait assuré de son soutien après une conversation téléphonique que j’avais eue avec lui (inutile de dire que, lui non plus, n’avait jamais lu une ligne de mon travail, son soutien étant purement accordé sur la foi d’une conversation anodine et, pour tout dire, mondaine), m’affirme soudain qu’il n’était plus question d’y penser car " il y avait du monde sur l’affaire ". Il me décrit, en ricanant, les caisses entières de candidatures à des postes d’ATER que les enseignants titulaires jettent à la poubelle sans même les avoir regardées. Aussi bien peut-on voir ce retournement comme un simple oubli - révélant la légèreté de celui qui a d’autres chats à fouetter ; ou bien comme une trahison - de celui qui use de sa parole pour abuser ceux qui, comme moi, naïvement, les croient. Dans tous ces soutiens de fortune aussi vite accordés que retirés, c’est l’arbitraire qui domine : les candidats sont les pions d’un jeu de pouvoir entre les différents titulaires qui se passe au-dessus de leur tête sans qu’ils puissent le moins du monde intervenir. Les postes d’ATER sont accordés non pas sur la foi de la compétence scientifique - la mention à la thèse, le rapport de soutenance, les publications - et pédagogique, mais en fonction de la capacité à nouer des relations domestiques. En effet, celui qui désire être ATER en sciences humaines ne doit pas être, comme on pourrait s’y attendre, " bon " dans sa matière, il doit aussi être expert en relations publiques, savoir nouer des alliances et solliciter des appuis et il en faut plusieurs dans ces commissions obscures où se joue le pire de l’arbitraire social. La domestication des critériologies de recrutement a pour conséquence, d’une part, de privilégier les personnes les plus éthiquement " machiavéliques ", prêtes à tout ce à quoi les contraint le système et, d’autre part, de diminuer la qualité de ces recrutements, leur valeur ne dépendant plus guère que des aléas des proximités amicales. Les enseignants titulaires se retrouvent donc, du fait du décalage structural évoqué plus haut, dans une position de pouvoir à peu près total où chacun peut décider du droit de vie ou de mort professionnelle d’un candidat selon sa plus ou moins bonne tête. C’est ainsi que se développent les inféodations théoriques forcées et les micro-climats locaux : telle ou telle approche méthodologique - fût-elle datée, fût-elle improductive - doit être appliquée à la lettre car tel mandarin local tient les cordons de la bourse - autrement dit l’argent de l’État qu’il détourne à son profit afin d’assurer l’emprise de son pouvoir au sein de son petit empire universitaire.

Mais, chose plus grave, l’insécurité sociale du chercheur en sciences sociales précaire peut aussi se projeter dans le contenu même de son travail, notamment dans le défaut de distanciation et de mesure, pourtant essentielle (cf. Elias, 1993) : on ne fait pas nécessairement de la bonne sociologie avec de mauvaises expériences sociales. S’il est certain que l’implication du sociologue dans son objet présente souvent un intérêt sociologique indéniable - notamment dans la finesse de la connaissance de l’univers considéré -, elle peut aussi comporter des risques. Et c’est parfois ce qui se passe lorsque la description sociologique n’est plus que la mise en forme théorique de règlements de compte des problèmes sociaux du chercheur. Or, on ne pourra pas nier que ceux des chercheurs en sciences sociales qui sont les plus socialement fragiles sont aussi les plus exposés à transformer leur travail sociologique en tract politique ou syndical tant il est vrai que pèsent sur eux les plus dures exigences de la nécessité sociale. Tout est donc fait pour que les conditions de travail des précaires contribuent à vérifier et justifier, par l’effet de la prophétie auto-réalisatrice, la marginalité qui les frappe.

Mais, dira-t-on, comment est-il possible qu’une telle situation puisse durablement perdurer ? Si celle-ci était aussi épouvantable que veut bien nous le dire cet article, cela se saurait. Eh bien, non, cela ne peut pas se savoir car en plus d’avoir à supporter la situation la moins enviable qui soit, le vacataire doit, en plus, garder silence pour une raison qu’il est facile de comprendre. Lorsqu’on sait que tant de recrutements en sciences humaines obéissent à des logiques domestiques et non scientifiques - notamment du fait de la non-interdiction des recrutements locaux en France -, le fait d’avoir de bons contacts avec les collègues titulaires est, stratégiquement, tout à fait primordial. Non seulement le vacataire doit souffrir seul, non seulement il doit le faire en silence, mais, en plus, il doit garder le sourire auprès de ceux qui, généralement, ne se rendent absolument pas compte des difficultés rencontrées par les précaires, soit qu’ils y soient indifférents, soit qu’ils ne les imaginent tout simplement pas. Et, d’une certaine manière, comment le leur reprocher ? Ils ont parfois été recrutés eux-mêmes voici bien longtemps, alors qu’il n’existait pas un tel écart morphologique entre offre et demande sur le marché académique. C’est ainsi que le Maître de conférence qui m’a recruté m’a révélé, en badinant, avoir fait une thèse de complaisance uniquement destinée à assurer son recrutement ultérieur, arrangé à l’avance. Cet enseignant, qui possède d’ailleurs auprès des étudiants une réputation de parfait fumiste, n’a, depuis son embauche à vie, que très peu publié. Je dois dire que de tels propos sont particulièrement pénibles à entendre et se vivent dans l’impuissante et silencieuse fureur à laquelle sont condamnés tous ceux qui, malgré tous leurs efforts et leur bon travail, ne parviennent pas à trouver leur place pour exercer normalement leur métier dans l’université française.

Agir dans plusieurs mondes

On pourrait raconter d’autres anecdotes qui mettent en scène des situations passablement comiques. C’est ainsi qu’une fois, nous avions fait, un collègue titulaire et moi-même, passer une étudiante en soutenance. Une fois la soutenance achevée et réussie, mon collègue interroge l’étudiante sur son devenir professionnel en se demandant de quelle façon il serait possible de l’aider. Cette étudiante pouvait-elle se douter que, en moi-même, je me disais que je n’étais pas forcément beaucoup plus avancé qu’elle, voire que mon cas était plus " grave " puisque j’étais beaucoup plus âgé qu’elle et, du même coup, encore plus en danger sur le marché du travail. Cette proximité entre étudiants et enseignants ne s’est d’ailleurs jamais aussi bien révélée que lorsque je me suis rendu compte qu’une collègue du travail alimentaire que j’occupe était aussi étudiante en sociologie dans l’université même où j’enseignais cette matière en tant que vacataire. Ces situations qui rendent poreuses les limites qui existent entre des univers hétérogènes où j’occupe des statuts différents - ici, enseignant dans le supérieur, là, tout petit employé - provoquent un sentiment de malaise, car la pluralité des statuts et la pluralité des grandeurs qui caractérise chacun d’eux sont rendues vivables par leur extériorité : on peut être, à la fois, petit ou grand, dès lors que ce n’est pas au même moment, mais pas simultanément petit et grand, sauf à ressentir ce court-circuit dans une sorte de " folie des grandeurs ". Ceux qui sont coutumiers des doubles vies savent bien que ce n’est pas la pluralité des univers traversés qui rend problématique l’existence, mais le chevauchement de ces univers aux ordres de grandeur si hétérogènes.

L’insécurité professionnelle

Les enseignants précaires en sciences sociales sont dans une position particulièrement paradoxale. En effet, ceux-ci sont censés être de bons connaisseurs du monde social. Or leur propre position semble apporter un troublant démenti à cet état de fait : comment pourrait-on faire confiance à des gens dont la situation sociale est, c’est le moins que l’on puisse dire, si peu enviable ? Comment peut-on prendre au sérieux des personnes qui ont tant de mal à faire accepter la valeur de leurs travaux et à faire reconnaître l’utilité de la science qu’ils ont si durement acquise ? À ce titre, les vacataires en sciences sociales ne sont certainement pas les moins bien placés pour comprendre l’insécurité sociale des étudiants auxquels ils donnent leur enseignement. Apprendre aux étudiants à faire des distinctions fines entre les différents enseignants auxquels ceux-ci avaient affaire me paraissait une bonne manière d’introduire à la sociologie du travail. En sortant de mes cours, ces étudiants pouvaient se rendre compte que les enseignants qu’ils avaient en face d’eux étaient très inégaux, ce dont ils n’avaient a priori pas totalement ou, dans la plupart des cas, pas du tout conscience auparavant. D’autres vacataires, la plupart semble-t-il, préfèrent ne rien dire et sauver les apparences de l’égalité pure et parfaite, dans le but vraisemblable de ne pas entamer une crédibilité d’autant plus vulnérable qu’on est jeune. Les vacataires doivent affronter une situation particulièrement paradoxale car ils se retrouvent dans une place sociale prestigieuse - enseignant à l’université - sans posséder aucun des attributs de ce qui la constituent : liberté intellectuelle, stabilité du travail et, bien entendu, rémunération convenable. Cette dissociation radicale entre la fonction - enseignante - et le statut - prolétarien - entraîne, selon les cas, un énorme sentiment de distance par rapport à la vie de l’université, accompagné parfois d’un certain ressentiment, ou bien, tout au contraire, un investissement de tous les instants, afin de mener à bien le processus d’" incrustation " qui rendra possible, peut-être, le salvateur recrutement. Reste qu’il est parfois difficile de parler du monde social quand on n’y a pas de poids, quand on n’y joue aucun rôle important, quand on y représente, pour tout dire, à peu près rien.

Une telle situation est, bien évidemment, pathogène tant du point de vue des personnes - innombrables sont, en effet, ceux qui ont recours aux médicaments pour pouvoir supporter le sort qui leur est fait - que du point de vue de l’institution : une université qui fait dépendre le recrutement des personnes des affinités domestiques est vouée à privilégier les personnes les plus performantes sur le plan des mondanités, comme cela a été dénoncé à de multiples reprises. On voit comment l’institution, par ses règles mêmes, conduit à une situation où la qualité scientifique des travaux est éclipsée par les qualités domestiques des personnes. Or œuvre scientifique et personne domestique ne doivent pas, au moins en sciences sociales, faire bon ménage car le chercheur n’est pas un dandy : sa grandeur ne se réalise pas à l’état subjectivé dans un être mais à l’état objectivé dans un travail ou, pourquoi pas, dans une œuvre. Cette situation présente des inconvénients majeurs, tôt ou tard. Sur le court terme, les travaux des candidats domestiques risquent d’être inférieurs aux candidats scientifiques. La conséquence réellement catastrophique est beaucoup plus pernicieuse : elle consiste en la mise à mort sociale des talents potentiels que personne n’aura l’occasion de regretter. On se souvient que Jérôme Lindon (1998) s’attristait de la formidable augmentation de la vitesse de rotation des ouvrages de librairie. Celle-ci rendait les choses très difficiles pour les jeunes auteurs innovants, ceux-ci ayant besoin de temps pour créer leur public. Il concluait ainsi : " Mais qui remarque l’absence d’un auteur inconnu ? "

Insécurité et inventivité

Pour autant, on ne saurait s’arrêter en aussi bon chemin car la précarité sociale de certains chercheurs en sciences sociales n’a pas seulement des conséquences sociales négatives mais, également, des conséquences épistémologiques positives. On n’a pas besoin d’être un libéral convaincu pour se rendre compte que l’insécurité sociale peut, dans certains cas, être génératrice d’émulation. Le chercheur peut faire de la nécessité de sa condition sociale une vertu épistémologique. Cet aspect est généralement éludé par ceux qui, écrivant sur la précarité en sciences sociales, se contentent d’investir le seul terrain défensif, dénonciatoire et syndical de la question (Dufoulon, 1997 ; Lazar, 2001). Et ce n’est pas parce que la description des effets positifs de la précarité sur la recherche en sciences sociales est prédisposée à fournir aux lecteurs les plus cyniques des justifications de cette précarité, ce que je ne pourrais bien évidemment pas approuver, qu’il les faut passer sous silence. En effet, cette situation de précarité totale peut avoir des effets salutaires, comme de libérer les cerveaux de ceux qui, se rendant compte que les concessions théoriques ne " payent " de toute façon pas, peuvent vaquer à leurs problématiques favorites dans la plus parfaite insouciance : celui qui n’a, de toute façon, pas d’avenir est libéré des contraintes des calculs de rentabilité du travail sociologique ; quand les investissements les plus cyniques ne sont même plus rentables, la liberté théorique n’est plus d’un si haut prix. Ceci ne revient, en aucune manière, à dire que la souffrance sociale des chercheurs précaires en sciences sociales est bonne pour leur recherche - selon une conception romantique qui voit dans le malheur du producteur tant une source intarissable de création qu’une garantie d’authenticité de la vocation - mais que cette souffrance peut, aussi, occasionner de la bonne recherche car la précarité sociale est aussi un puissant opérateur de visibilisation de réalité sociale. Ceci ne signifie pas non plus que la situation de précarité soit une condition nécessaire et suffisante de la qualité du travail sociologique. Mais il serait tout aussi faux de dire que la précarité et la marginalité sociale ne sont source d’aucun enrichissement, pertinent y compris au niveau du métier de chercheur. Ainsi, les travailleurs précaires savent d’expérience ce qu’est le monde du travail puisqu’ils y sont intégrés parfois de façon permanente dans des travaux alimentaires afin de gagner leur vie. Ce que les transfuges de classes vivent en diachronie, les travailleurs précaires en sciences sociales occupant plusieurs emplois à différents niveaux - enseignant et ouvrier, chercheur et employé - le vivent en synchronie. Le résultat revient, sans doute, à peu près au même : tout autant que ceux qui voyagent dans l’espace physique, ceux qui se déplacent dans l’espace social, non pour y enquêter mais pour y vivre, sont en quelque sorte immunisés contre l’ethnocentrisme intellectualiste. Celui qui vit non pas dans un seul mais dans plusieurs univers sociaux est amené, tout naturellement, à vivre de l’intérieur la pluralité des échelles de valeur du monde social. Ainsi, le caractère " pluraliste " de mon identité sociale - à la fois chercheur, enseignant, et tout petit employé - a peut-être créé en moi, malgré les pertes de temps et la fatigue générée par mes emplois multiples, une sensibilité tout à fait spéciale au pluralisme méthodologique que j’appelle de mes vœux dans mes travaux : ayant été exposé à des univers sociaux radicalement différents, non pas en tant qu’enquêteur mais bien en tant qu’acteur, j’ai pu être sensible à la pluralité des logiques qui s’y déploient. De grandes erreurs théoriques viennent de ce que tant d’intellectuels n’ont pas connu d’autres univers que celui où ils ont été leur vie durant immergés, ceci les mettant à l’abri d’une compréhension un peu plus fine des autres univers sociaux obéissant à des logiques radicalement différentes. Par exemple, c’est de mon expérience de travail dans un milieu de tout petits employés qui me fait vivre depuis des années que j’ai été amené à relativiser la portée de bien des concepts sociologiques qui ne me paraissaient pas tenir la route dans cette sorte de laboratoire de sociologie expérimentale qu’était mon travail alimentaire. C’est aussi de mon expérience de tout petit employé dans un grand établissement public que j’ai pu affiner la vision que je pouvais avoir du fonctionnement d’une grande bureaucratie d’État. Ce n’est pas faire preuve d’un hyper-empirisme béat que de considérer la pluralité des expériences sociales comme un atout à peu près irremplaçable pour un chercheur en sciences sociales. L’expérience directe et de longue durée peut faire émerger des confidences, qui ont peu de chances d’apparaître à toute fin d’une enquête sociologique classique.

La situation d’insécurité sociale peut également engendrer une disposition " lutteuse " qui peut porter ses fruits sur le plan scientifique même. Les précaires doivent développer des trésors d’ingéniosité pour trouver du travail et de l’argent dont ils ont besoin pour vivre. Cela augmente parfois chez eux une compétence à la " débrouillardise " qui, là aussi, peut trouver un terrain d’expression privilégié dans l’exercice des sciences sociales, lesquelles font appel à tant de compétences différentes rarement réunies chez une seule personne. Là encore, on voudrait décourager les lectures malveillantes qui verraient dans ces quelques lignes un plaidoyer qui ne dirait pas son nom pour une précarisation accrue des précaires au nom de la qualité scientifique. Tout au contraire, il s’agit de décrire les conditions de possibilité du savoir sociologique. Il en est de cette situation sociale comme de toutes les situations sociales : elle a des propriétés qu’il convient de décrire jusqu’au bout. De même qu’on ne pardonnerait pas au sociologue, et on aurait bien raison, de ne pas voir que la précarité de telle formation musicale ou de telle troupe de théâtre, pour prendre un exemple artistique, non seulement n’est pas un obstacle mais participe de leur combativité esthétique et, indiscutablement, de leur valeur, de même il convient de ne pas passer sous silence ce qui, dans le plus mauvais des statuts, peut avoir de positif car ce n’est pas au nom de la justice ou de la justesse qu’il faut écrire, mais bien en vue de dire la vérité d’un fait, jusque dans ses aspects les plus déplaisants. J’ai bien conscience que les paragraphes qui précèdent sont probablement bien faits pour être mal pris par tous ceux qui, comme moi, souffrent de leur situation sociale de chercheur précaire en sciences sociales. Ils trouveront peut-être un peu fort de café, voire carrément suicidaire, qu’un travailleur précaire puisse énoncer d’une façon aussi désinvolte les improbables vertus d’une position si peu enviable. Pourtant, les faits, têtus, sont là et il convient donc, d’une façon tout aussi têtue, et quels qu’en puissent être les coûts sociaux, d’en rendre raison puisque c’est là notre métier.

P.-S.

Article publié pour la première fois dans le n° 4 de la revue Carnets de bord, revue de jeunes chercheurs en sciences humaines, décembre 2002.

Références bibliographiques : Serge Dufoulon, "Portrait d’un sociologue en RMIste sauvage", La Lettre de l’ASES, n° 23, mai 1997. Norbert Elias, Engagement et distanciation, Paris, Fayard, 1993. Judith Lazar, Les secrets de famille de l’Université, Paris, les Empêcheurs de penser en rond, 2001. Jérôme Lindon, "De l’édition sans éditeur", Le Monde, 9 juin 1998.

Liste des abréviations : ATER (Attaché Temporaire d’Enseignement et de Recherce), DEUG (Diplôme d’Etudes Universitaires Générales), PRAG (Professeur Agrégé), TD (Travaux Dirigés), UFR (Unité de Formation et de Recherche).

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