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Le sens des affaires : Trois. 

samedi 23 janvier 2010, par Rodolphe Christin

Trois.

Pour certains Mathilde s’appelait Clara. Pour d’autres Mathilde convenait mieux. Clara était cette femme remarquable et sexy sur laquelle les hommes se retournaient. Elle jouait de l’atout de sa beauté ; depuis qu’elle était veuve elle n’hésitait plus à la mettre en valeur. Son vrai nom était Mathilde, il couronnait sa personnalité mais celui-ci ne lui rapportait rien. Mathilde était une veuve privée d’un fils. Ce nom figurait sur sa carte d’identité et son permis de conduire. Clara n’était que le pseudonyme de Mathilde, il lui était parfaitement subordonné.

Clara servait plutôt d’enseigne, de vitrine commerciale ; il la dévoilait et la masquait à la fois. Elle aimait beaucoup cette idée. Ce paradoxe lui donnait de l’importance, ajoutait à son mystère. Clara faisait d’elle une aventurière.

Elle avait appris à jongler avec ses deux noms, passant de l’un à l’autre selon les circonstances. Elle ne souffrait pas d’un dédoublement de la personnalité, au contraire. Elle maîtrisait parfaitement tout ce qu’elle était : une personne complexe. Clara et Mathilde représentaient deux visages d’une seule individualité, cohérente comme les battants d’une même fenêtre. Mais Mathilde tenait Clara sous son pouvoir.

L’homme qui buvait une tisane à ses côtés s’appelait Kévin Forgeron. Il s’agissait de son vrai nom. Kévin connaissait Clara et Mathilde, les deux faces de cette femme qu’il connaissait mieux que personne. Depuis le début il avait été l’amant de Mathilde, depuis qu’elle et Louis avaient débuté leur relation. Il fut même invité au mariage. Mathilde aimait Louis, probablement. Mais cet homme orgueilleux et dur ne lui apportait pas une entière satisfaction. Louis n’était pas assez fin, il manquait de sensibilité. Kévin était donc devenu l’amant de Mathilde quelques mois après qu’elle eût rencontré Louis. De longues années déjà. Cela n’était pas correct, mais contrairement à son mari défunt, Mathilde se moquait des convenances. Le secret avait été bien gardé. Kévin était beaucoup plus intelligent que Louis.

Louis brassait des affaires, Kévin des relations humaines.

Mathilde et Kévin se vouvoyaient toujours, c’était elle qui tenait le plus à cette distance. Kévin l’acceptait volontiers. Leur entente était pourtant très forte. Curieusement, leur connivence n’avait pas entamé leur indépendance. Tout deux partageaient une conviction : l’intimité et l’habitude tuent l’amour aussi sûrement qu’un poison lent, les couples n’y résistent pas. Parfois la forme tient tandis que le fond se disloque, se désagrège comme un sucre jeté à l’eau. Eux vivaient autrement. Ils tenaient à leur vigilance. Mais, après tout, s’aimaient-ils ?

Qui pouvait définir à coup sûr ce qu’était l’amour ?

Mathilde savait l’amour d’une mère pour un fils ; la disparition de Samuel lui avait arraché quelque chose, dedans, dans le ventre. Cela, oui, elle le savait. Elle l’avait vécu avec ses tripes. Douloureux à en hurler. Pour le reste, elle ne savait plus rien. Ce n’était plus tellement son problème en vérité. Elle s’était défaite de ce genre d’interrogations insolubles, ou bien solubles dans l’expérience au point de perdre toute pertinence. Clara se situait ailleurs en tout cas, elle évoluait désormais sur un autre plan. Quant à Mathilde, elle éprouvait parfois une vague nostalgie, mais elle s’y était résignée. Accommodée serait un mot plus juste.

Dehors le vent continuait à souffler en tempête. Ils s’imaginaient toujours le grondement gigantesque de l’océan. Je monte me coucher, bonne nuit, annonça-t-elle. Lui non plus ne tarderait pas. Bonne nuit à vous aussi. Il irait dans la chambre du bas. Il n’était pas question de perdre les bonnes habitudes. Il entendit grincer les marches de l’escalier sous le pas de Mathilde. Il reprit de la tisane, se cala dans son fauteuil et songea.

Y avait-il une chance pour que Samuel fût son fils ? Voilà une interrogation qui pouvait l’empêcher de dormir. A moins que la tisane ne fasse miraculeusement son effet. Pour mettre toutes les chances de son côté, il enchaîna sur un verre d’eau de vie de prune.

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