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Le sens des affaires : Dix. 

samedi 13 mars 2010, par Rodolphe Christin

Simone Dumenclin, il faut le dire, se félicitait de n’avoir pas demandé le divorce et d’avoir conservé son statut. Divorcer, elle y avait déjà songé à plusieurs reprises, mais ne l’avait jamais avoué à quiconque. Elle était donc, d’une certaine façon, bénéficiaire par alliance des chaudières et des bois Dumenclin s’il arrivait quelque chose à son mari. Avec le temps, les qualités de celui-ci s’étaient sévèrement réduites à une seule : gagner énormément d’argent. Bien sûr, l’aspect moral de la question n’était pas sans importance, que dirait-on d’eux s’ils divorçaient ? Et puis l’engagement n’était pas une notion à prendre à la légère ; Hector et Simone partageaient tout de même certaines valeurs, issues d’un héritage familial qu’il n’était pas question de jeter par-dessus bord. Au moins en apparence.

Toutefois l’amant de Simone lui avait déjà mis la puce à l’oreille ; une chose bizarre était arrivée. Hector n’était pas du genre à ignorer une entrevue avec un client potentiel. Une défaillance était possible évidemment, une panne, un imprévu quelconque, mais qu’aucune excuse n’ait suivi ce lapin posé à Georges Dufour, responsable des régies Immo 3500, voilà qui paraissait bien étrange.

Ensuite il y eut cette lettre. Une lettre écrite de la main d’Hector, de cette écriture saccadée, heurtée, acérée comme une suite de griffes qui agrippaient le papier, s’accrochaient à lui au risque de le froisser, de l’érafler, de le déchirer.

Eh bien cette lettre précieuse, riche d’explications, qui marquait peut-être un tournant dans sa vie, Simone avait failli la perdre avant même d’en avoir achevé la passionnante découverte. Depuis qu’elle s’était entichée de sa dernière créature, elle devait se méfier de ses mille facéties.

Il s’agissait d’un singe brun aux joues blanches, minuscule, originaire du Belize, qui restait juché sur son épaule à écarquiller des yeux étonnés de tout, à l’affût de chaque détail et de chaque évènement, toujours prêt à se saisir d’un fruit ou d’une friandise. Voire d’un objet aussi rare, aussi précieux que cette lettre d’Hector, passionnante, étonnante, bouleversante, puisqu’il s’agissait d’une incroyable surprise : une demande de rançon, pas moins que ça ! Tandis qu’allongée sur son lit elle relisait chaque ligne, le singe l’avait chipée, cette lettre ! Alors ce singe effronté mais jusque ici chéri, mérita dès cet instant de retourner lutter pour sa vie dans les jungles du Belize, et vivre libre au lieu de courir de salon en salon, d’engraisser à force de friandises faciles. C’est du moins ce que pensa sa maîtresse en le voyant bondir de son épaule pour grimper sur la tringle du rideau, dans sa chambre, avec dans la main gauche la lettre précieuse. Car ce foutu singe était gaucher. Voyant l’animal lui échapper, craignant qu’il ne déchire en mille morceaux le bout de papier, à ses yeux insignifiant, pas comestible, inutile, Simone Dumenclin changea d’attitude. Elle rangea sa colère dans un coin de sa conscience pour lui préférer le miel et la ruse. Elle n’eut qu’à poser sur sa table de chevet une petite assiette remplie de chocolats pour voir revenir auprès d’elle l’animal et lui reprendre la lettre d’Hector. Aussi simple que ça.

Elle qui vivait en mondaine, menant une vie molle et comblée d’inconsistance, la voici qui devait faire face avec intelligence à un évènement extraordinaire qui réclamait chacune de ses ressources intellectuelles. Et plus encore. Or celles-ci étaient loin d’être démesurées.

Elle avait d’abord imaginé prévenir la police puis s’était ravisée. Elle ne voulait pas ébruiter l’affaire et risquer des démarches officielles qui auraient pu dévoiler deux ou trois choses de leur vie au grand public. Et puis la lettre était claire : ce serait signer son arrêt de mort… Elle ne maîtrisait pas encore, d’un point de vue théorique, toutes les conséquences des diverses éventualités qui pouvaient se présenter. Elle préférait pour une fois rester à l’ombre, et procéder avec discrétion. Elle ne souhaitait même pas en discuter avec Georges pour l’instant, qu’il reste sur son impression ! Après tout, qu’Hector passe à ses yeux pour un goujat, doublé d’un fantaisiste, ne lui déplaisait pas outre mesure.
Pour l’heure, elle devait demeurer la seule destinataire de cette lettre. A part elle, Hector n’avait personne sur qui compter et qui comptait pour lui. Le pauvre homme, obsédé par le gain, était mal accompagné dans l’existence. Il restait quasiment seul en vérité, après avoir si bien fait le vide autour de lui. Il n’existait pas même un héritier pour poursuivre l’œuvre de l’homme d’affaires, lorsqu’il… au cas où…

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