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Le pays de Duras 

(extrait de Marguerite Duras, Une autre enfance)

dimanche 24 juin 2012, par Alain Vircondelet (Date de rédaction antérieure : 3 novembre 2009).

Du pays de Duras, nul ne sait l’histoire. Celle du château qui surplombe la vallée et de son passé prestigieux.

La mère ne s’intéresse pas à ces choses-là, à l’art, aux architectures, à l’archéologie. Fruste, elle garde en elle la dureté aride des terres du Nord, balayées par les vents, qui exigent du labeur.

Elle a d’ailleurs toujours « trimardé », ne s’accordant que très peu de répit, quelquefois à la tombée de la nuit, seulement alors, elle goûte l’air du soir, affalée dans un rocking-chair, sur la véranda, ne pensant à rien, perdue pour elle-même, contrainte à ne vivre aucun projet, que d’avancer, pour ses enfants.

Quand la famille arrive dans ce « petit coin du monde », à Pardaillan, elle découvre la grande maison du Platier. Tout est en place, comme figé dans l’agonie du père, sans repères pour Marie Legrand, et pour les enfants seulement, quelques bibelots rassemblés d’Asie pour donner du sens à cette histoire absurde.

Ils découvrent ce qui leur appartient désormais, enfin presque, puisqu’il faut aussi penser aux deux enfants du premier lit. Ils admirent la demeure « solide », sur un étage ; autour, sombre et inquiétante, la sapinière, « haute comme une nef d’église », et en contrebas, le Riotor qui « s’enfonce comme une lampe » dans la prairie. Le frère aîné, avec une lampe-tempête, arpente le parc, se faufile entre les aulnes, remonte jusqu’au puits : là, il étend son bras pour que la lueur jaunâtre se répande davantage, fasse un halo étrange, presque fantastique, jusqu’au-delà des prés, dans le dévalement.

La mère, lentement, avec cette force peut-être « folle » qu’elle porte en elle, tente de redonner vie à la maison. Il arrive aussi que le soir, comme en Indochine, elle retrouve des habitudes anciennes et s’endorme « dans le tiède tamis d’une tonnelle. »

Les deux « petits », Marguerite et Paul, découvrent cette complicité naturelle qui les liera désormais. Il semble que la mort du père ait libéré cette intimité, cet amour. Ce secret inévitable.

Peu à peu la vie s’organise au Platier. Marie Legrand est l’unique centre, la force irrésistible, l’instance aimée et ignorée. Lentement se mettent en place d’étranges rapports entre eux ; les Donnadieu suscitent la curiosité des paysans, ils provoquent confusément la peur, mais la certaine noblesse de leur demeure inspire le respect. La liberté des enfants, l’excentricité de la mère, sa vaillance et son laisser-aller, les font cependant étrangers, différents. Quelque chose de solidaire les réunit : ils forment un clan. Toujours, ils vivront dans cette singularité, dans cette étrangeté qui, à la fois les isolent et les réunissent, les font, exilés de naissance et les déparent des autres.

Les paysages harmonieux, doux et paisibles du Lot-et-Garonne ne sont pas pour eux. Ils préfèrent les eaux glauques du Mékong, les cieux lavés de pluie, les mélanges des races, les promiscuités coloniales, les nourritures violemment épicées. « Ils », les enfants surtout. Marie Legrand n’a pas pu « entrer » autant « dans la langue étrangère », les mœurs indochinoises, la nourriture que vendent les « marchands ambulants du Mékong ». Elle interdit « les saloperies cholériques », les poissons de vase assaisonnés au nuoc-mâm, les poissons d’eau douce cuits à la saumure, « sur les sampans ». Les enfants au contraire n’aiment que ça, ne se souviennent que de cela, les soupes au canard, achetées la nuit, quand ils passaient les bacs…

Les champs de pruniers alignés, les vallons mollement arrondis, le rythme régulier des journées les indiffèrent, les irritent même. Chaque jour l’Indochine s’installe, se superpose, creuse ses puits.

De cette terre, française, ils vont à leur manière découvrir d’autres visages, comprendre des secrets, Marguerite, pourtant petite, saisit ces choses-là, sans les expliquer, elles s’imposent à elle, fondent son histoire. Le pays de Duras pénètre lentement, dessine ses voies, lui donne de tout voir. Terre de formation. Marguerite est poreuse au monde qui l’entoure. Elle est « de » l’Indochine, comme Saint-Exupéry disait qu’il est « de son enfance », mais elle accepte de tout voir, de tout connaître, de tout entendre. Elle a cette capacité intérieure de saisir les choses mystérieuses, déjà toute petite, d’en induire les fils secrets, de connaître les liens qui rassemblent obscurément le monde.

En 1922, elle est une petite fille qui, déjà, ne ressemble pas aux autres. Brune, au visage dévoré de grands yeux clairs, elle affirme un caractère très violent, soumis à des désirs impérieux ; elle est brutale et imprévisible, traversée soudain d’accès de mélancolie, d’incompréhensible tristesse.

Elle ne réclame jamais son père, ne l’a jamais vraiment pleuré. La présence du lit où il souffrit, côtoyé chaque jour, ne la choque pas. Elle n’a pas d’états d’âme de cette sorte, elle est restée indifférente aux méandres de la sensibilité. Elle apparaît pour son âge, très forte, très dure même, ne montre rien de ses peines, de ses manques. La vie intérieure cependant bat violemment : c’est elle qui nourrira son existence, finira par faire ouvrir les « la porte fermée » à laquelle elle se heurtera toute sa vie.

Le père pourtant cogne dans le secret de sa nuit. Il n’est pas tout à fait absent du paysage tant intérieur qu’extérieur. A Luce Perrot, journaliste à TF1, bien plus tard, en 1988, quand tout sera accompli et consigné de l’histoire familiale, Marguerite Duras, se souviendra de ce père que tout semble nier, et qui cependant est au cœur de sa mémoire, ancré de manière indélébile : à la journaliste et amie qui lui demande un souvenir premier et fondateur, Duras répond qu’elle se souvient d’un enterrement auquel Henri Donnadieu l’aurait conduite. Souvenir conçu, dit-elle, comme un « repère, une mémoire fixe ». Elle assiste, petite fille, à cette cérémonie à laquelle elle ne comprend rien, dit-elle. Seule subsiste cette image : « Mon père me tient par la main. »

Comme Marie Legrand compte rester plusieurs mois au Platier, elle décide de mettre l’aîné à l’école et de s’occuper elle-même de la scolarité des deux derniers. Marguerite et Paul restent donc à la maison, réinventent à leur manière, dans le grand parc, la jungle annamite, peuplent la sapinière de leurs histoires secrètes. Dans « les pâtures du Riotor », ils se souviennent des plates étendues des rizières.

Au Platier, Marguerite poursuit l’héritage confus de l’Indochine, ce dont elle se nourrissait inconsciemment, même dans sa toute petite enfance. Elle avait su passer par-dessus les freins que le père avait imposés, la rigueur morale de l’ordre colonial, cette existence bourgeoise et française auxquelles elle préférait spontanément les rites étrangers de la vie indigène, la précarité de leurs habitations, la liberté de la nature.

Ici, au pays du père, ce qu’il a bridé est cependant redonné autrement. Elle ne se sent pas dans un milieu hostile et inconnu, mais au fil des jours le pays de Duras devient presque familier, ressemblant étrangement à l’Indochine. Les larges étendues de terre autour du Platier poursuivent l’initiation, fécondent l’ensemencement.

Plus que ses frères, Marguerite est poreuse à ce qui l’entoure ; en elle toujours, la sensation de l’ennui, de l’inexistence, du vide impossible à combler. Mais aussi l’impression confuse du don constant des choses, offert à ceux-là seuls qui savent les accueillir.

Elle voit déjà ce que les autres ne voient pas. Yvette Amelin, son amie de jeux, qui habite de l’autre côté du vallon, au-delà de la rivière qui sépare les deux propriétés, n’éprouve pas cette lassitude d’être, cet abandon logé au fond d’elle-même. Les paysages du Platier sont pourtant propices à cet apprentissage, à l’approfondissement de cette détresse qui ne la quittera jamais, plus tard. Marguerite retient en elle les veillées à l’ombre de la lampe à pétrole, et les trous de silence qu’elle distingue entre les deux sifflets du train de Bordeaux qui retentissent dans la nuit et la crèvent. Elle accueille ces silences commes des fosses où tout peut se jeter, des puits sans fond qui aspirent et effacent. Elle est alors une enfant silencieuse, dont les accès de solitude, les observations aigües sont objets de mystère pour les autres, provoquent une forme de respect ou de soumission. La petite Yvette, au caractère plus souple, accepte l’autorité de Marguerite, ses violences soudaines, ses manières de se renfermer, de se ramasser. Plus docile, Yvette lui est soumise, Marguerite décide toujours des jeux, des promenades, des horaires. Elle aime quand les orages, nombreux dans la région, secouent les sapins, semblables à cette ardeur secrète et brutale qui se ranime sans cesse en elle. Lentement, elle se prend à aimer cette terre dont elle remarque plus que quiconque les contrastes et les passions cachées. Des chaleurs intenses accablent le pays de Duras, elle en supporte la culminance, comme pour mieux jouir des pluies soudaines qui les traversent ; et alors l’Indochine revient, avec ses pluies furieuses qui laissent après, moites, les champs, dans une touffeur humide ou soi-même est plongé sans résistance. Elle se coule avec bonheur dans l’immobilité qu’installe la chaleur, cette impuissance d’être, de jouer, de marcher qui la saisit, cet accablement qui l’enveloppe, et qu’aucun jeu ne peut détourner.

L’isolement du Platier en fait un lieu reclus, oublié des autres hommes, presque féerique. Le parc, la petite rivière, délimitent les territoires, c’est un lieu-réceptacle, une chambre d’écho où viennent buter les bruits extérieurs, le fracas du train à heures régulières, le mugissement des vaches, les lumières des fermes alentour, comme des cris, et tous les insectes et les oiseaux qu’abrite le parc.

Marie Legrand a acheté quelques poissons d’allure exotique qu’elle a déposés dans le large bassin de pierre. Leurs queues effilochées font penser à celles des poissons que les enfants aimaient à observer dans les bassins des jardins publics de Phnom Penh. Paul et Marguerite s’attardent souvent, agenouillés à la large margelle de pierre, pour observer les illisibles mouvements des poissons à travers les nénuphars. L’Indochine est retrouvée, par bribes, par traces.

P.-S.

Marguerite Duras, Une autre enfance, par Alain Vircondelet, 2009.
Avec l’aimable autorisation des Editions du Bord de l’Eau.

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