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Le Moissonneur d’étoiles 

Extraits

jeudi 29 septembre 2005, par Xavier Zimbardo

C’est la nouvelle mode maintenant, ils tuent les artistes. Ça avait commencé avec les menaces contre Salman Rushdie. En Algérie, ils enlèvent des chanteurs et les exécutent, en Haïti ils ont battu un peintre à mort, lui ont broyé les testicules. Ils ne leur reprochent pas quelque chose en particulier, ils leur reprochent d’être. D’être vivants, joyeux, heureux, créateurs et libres, et de répandre autour d’eux le désir de vie, de joie, de bonheur, de création, de liberté. On les attaque dans leur corps, avec la plus extrême brutalité, on les anéantit, on les pulvérise. Pour répandre la peur, et la haine. Pour maintenir les carcans de morales obsolètes et le règne de l’oppression.

Quand les espoirs de révolution s’éloignent, quand la voix des politiciens sonnent creux, quand les luttes sociales sont remplacées par des combats fratricides, il reste toujours, quelque part, un poète, un peintre, un chanteur. Une flamme, une lueur pour nous aider à survivre, et c’est cela qu’ils veulent éteindre. René Char le disait : « Au plus fort de l’orage, il y a toujours un oiseau pour nous rassurer. C’est l’oiseau inconnu. Il chante avant de s’envoler. »

Sur l’oiseau, feu à volonté !

*

Quand j’ai arrêté de militer, j’ai arrêté d’écrire. De parler. De dire. Trop dur de tout laisser tomber. Trop dur de continuer. Une question qui se répète, lancinante, sans trouver sa réponse, en entraîne mille autres, toutes s’égalisant, et le sommeil s’en va, pour longtemps. La nuit, le jour, les pensées se bousculent, s’entrechoquent et se perdent. Le sexe ramolli, rétréci par l’angoisse, n’offre même plus les consolations solitaires. Les livres me médusent, je les ai refermés.
Promenant mes yeux désolés et fragiles d’insomnie sur les plantes de l’appartement, étendu abrité sous leurs feuilles, je leur dépose mes rêves cassés, mes espoirs dévastés. Elles me répondent qu’il faut encore vivre. Dans la solitude, elles remplacent les amis partis, mes camarades abandonnés.

J’ai voulu m’enfermer. Les mots et les souvenirs fuyaient de ma mémoire disloquée comme d’une plaie béante. Trou rouge trou noir j’ai cru cautériser ma tête malade au fer incandescent de l’oubli. Ma tête me brûle encore. Je me souviens.
Au cœur de ma plus vive souffrance, j’ai conservé la force de refuser l’indifférence, et fait un long chemin pour apprendre à me redresser. C’était il y a huit ans, déjà...
Huit ans pour retrouver mon être éparpillé.

*

Petit Poucet rêveur, pour ne pas me perdre, je laisse derrière moi des images, petits morceaux de pain noir et blanc qu’ont le droit de cueillir les oiseaux ; Petit Poucet trop vite grandi, qui rattrape son enfance en suçant son pouce à tour de bras, et en montrant du doigt dans tous les SENS. En vrac, dans ma caisse à jouets mal rangée, j’ai engrangé deux ou trois refrains, quelques fredaines, des animaux baroques, des fantômes, des danseurs fatigués, des femmes... si belles !, du jasmin, avec un peu de la misère du monde. J’ai fermé avec un nuage, mais la clé est restée sur la serrure.

*

La nuit pour en parler. Parler à la page blanche de mes nuits blanches. Enfant, le rideau rouge de ma chambre à coucher crachait laves et pierres, rideau volcan, compte à rebours de ma démence. La mésentente de mes parents résonne du bout de la cuisine HLM. Elle se mêle turbulente, harassante, aux jaillissements des scories, bouche crachante de la montagne en flammes. Un visage sur moi se penche, un gant sur mon front, une voix qui voudrait m’apaiser. Le rideau brûle et se déchire. Les ongles de maman s’enfonçant dans le bras de papa. Il lui tient les poignets. Il serre les dents, ne dit rien. Elle voudrait le mordre pour se libérer. Une poêle dans les mains de maman. Elle frappe, frappe. Papa dans le rouge du rideau. Papa dans mon mauvais rêve. Il faut que je me réveille pour leur dire d’arrêter. Les chiffres à toute vitesse dans ma tête et sur le rideau. Plus guère de temps pour les sauver. Ma famille en danger de mort. Moi seul pouvant intervenir. Tout petit homme paralysé.
Cauchemar chronomètre. On va prendre ma température. Maman tu m’aimes ? Oui mon grand. Où est papa ? Papa est là, ne t’inquiète pas. Je sens sa main presser la mienne, et son parfum.
Où est papa ? Une question pour toute une vie. Une question qui n’en finit pas de s’absenter, de revenir. Je déteste la famille, la morale vaine, le catéchisme, les mensonges. Papa a une maîtresse. Je ne sais pas ce que ça veut dire. La maîtresse c’est elle qui m’a appris à lire, à écrire. Papa va partir, il ne reviendra pas. Selon maman, la nouvelle femme de papa est une putain. Ca non plus je ne sais pas ce que cela veut dire. Mais c’est un mot terrible, pour sûr, puisque personne ne le prononce dans la famille. Putain mutin lutin butin, c’est fou ce que ce mot sonne fort, sonne bien. Famille vanille camomille combustible volcan. Famille putain, c’est fou comme ça résonne bien au ventre de ma colère.

P.-S.

Ce texte a été lu en public le 27 mai 2005, lors d’une soirée de la revue des ressources organisée aux Cariatides, Paris.

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