La Revue des Ressources
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Le fou de la colline 

Un Jaïn de Ranakpur chez les ploucs

jeudi 1er avril 2010, par Michel Tarrier

Comme il y eut l’Ancien et le Nouveau Testament, il y a l’ancien mensonge – celui précité du type évangélique, avec un paradis pour quelques anges, et l’ère du nouveau mensonge, de dernier cru, celui censé nous insuffler l’énergie du désespoir pour cette fois se sortir de millénaires d’égarement.

Il faut donc être dupe pour croire un instant que nous allons satisfaire à l’impératif de réconcilier développement et environnement. Le pli est pris pour en cultiver l’antagonisme. Nous avons aujourd’hui sept fois plus d’impact sur notre environnement que nos arrières grands parents. Notre empreinte éco-biologique s’est accrue de 30 % depuis les années 1970 et le hiatus entre la répercussion de nos activités et l’incapacité biologique de la Planète à se régénérer en conséquence n’aura de cesse de s’accroître.

Les proclamations étatiques de sauvegarde du milieu naturel se réclament du simple hobby. Ils ne sont qu’un dérivatif aux préoccupations majeures qui sont sempiternellement les mêmes, celles de miner toujours plus les réserves et les ressources. Là opèrent aveuglement les lobbies prééminents et c’est avec une certaine condescendance amusée qu’ils laissent la mouvance écolo agiter son hochet. Ça ne mange pas de pain. Le mot néantisation peut servir à désigner cette véritable philosophie sociétale de la profanation des valeurs naturelles. Il convient d’apprécier à sa lamentable mesure cette notion de protection symbolique, seule attitude de fait possible, les preuves ayant été données tous azimuts pour que l’initiative de protection effective apparaisse dénuée de tout recours face à la priorité économique, touts formats politiques confondus.

Notre mièvrerie consiste peut-être, après tant de promesses fallacieuses, à prendre pour argent comptant de strictes gesticulations et de vaines incantations. Le libéralisme est pavé de bonnes intentions et nous n’en pouvons plus de cette surenchère, de cette tautologie de mesures cosmétiques et de poudre aux yeux. Tout est éco et ce qui ne l’est pas est évidemment bio. Tout un chacun sait ce qui se cache derrière ces labels incantatoires. Et ce dont nous héritons dans nos assiettes est devenu exécrable, tant en saveurs qu’en hauts risques pour notre santé. Prôné par de hauts nababs, ce capitalisme funambule, travesti d’amendes honorables et repeint de vert chlorophyllien, tente de nous faire avaler des couleuvres dont les herpétologues peuvent témoigner qu’elles n’ont jamais été autant éradiquées que depuis qu’il s’agit de les protéger par l’image. L’effet démago s’est hypertrophié depuis la conférence de Rio, site carnavalesque opportun pour le déguisement mirlitonien d’une cause pourtant légitime et essentielle. Cette cause écologique n’est assurément plus que le cache-sexe d’un capitalisme pur et dur. Il ne faut pas être très malin pour évaluer comme un oxymore de plus la mise dans un même panier politique des intérêts aussi opposés que la barbarie économique et la sauvegarde biopatrimoniale. Vigilance, résistance, dissidence, dédain sont les attitudes les plus appropriées pour répondre à cet immense numéro de récupération. Ou bien la marge et la fuite, le recours aux forêts et au vagabondage dans une cabane thébaïde pour vieux enfants déçus et ayant perdu la foi. Une manière en tout cas de ne plus être dindon de la farce. Il reste aussi à se pendre à la branche sur laquelle nous étions assis et… qu’ils sont en train de scier.

Les lieux sont fonction des gens, les gens sont fonction des lieux


L’Espagne est européenne depuis la première heure. Le fondement de cet esprit fut sans nul doute d’échapper aux risques d’une nouvelle perte démocratique. Encore est-il qu’un devoir national de mémoire reste à faire pour condamner le franquisme, dont bien des tics émaillent encore la vie administrative quotidienne. Il n’est que de rappeler la consternante gestion et la désinformation éhontée inhérentes au naufrage du Prestige, pétrolier à simple coque ayant sombré sur les Côtes de Galice en novembre 2002, qui furent de pitoyables et révélatrices prestations. Le remorquage du navire et de ses 77.000 tonnes de pétrole au large et la négation des premières fuites par le gouvernement conservateur témoignèrent plutôt en faveur d’une gestion cynique, insupportable et peu solidaire. En mars 2004, la tentative de coup d’état par le mensonge s’efforçant d’attribuer les victimes de l’attentat de la gare d’Atocha à la résistance basque et non à la mouvance d’Al-Qaida, incombant alors comme une responsabilité gouvernementale de coparticipation à la guerre contre l’Irak, leva irrévocablement le voile sur les capacités aux malversations du gouvernement réactionnaire d’alors. Inutile donc d’attendre la moindre noblesse d’attitude de tels élus, a fortiori pour la protection des arbres, des petits oiseaux et des libellules !

L’appartenance à la Communauté Européenne a permis ici une croissance remarquable, mais elle s’est faite au détriment de la qualité paysagère et du respect de la biodiversité, critères dont le pays était si fortement doté qu’il fut un temps où l’on donnait à l’Espagne l’image d’une réserve naturelle de l’Europe. C’était sans connaître le désir de revanche des Espagnols, trop longtemps abonnés à un certain médiévalisme, sur le droit au progrès. Le cap fut donc mis aveuglément sur la consommation et la spéculation. Le coup de pouce donné par les pays nord européens supposait cependant quelques obligations à l’égard de l’environnement. La promulgation de textes et la proclamation de figures de conservations (réserves, parcs, listes interminables d’espaces et d’espèces), champ prolixe en Espagne, n’ont jamais été assorties d’un légitime effort pour le respect pratique de ces mêmes paysages et de ces mêmes espèces. La Commission Européenne a lancé moult procédures contre ce pays pour de nombreux cas de non respects de la législation communautaire à propos de l’environnement. La centaine d’infractions à l’origine des plaintes déposées, place l’Espagne largement première en mauvaise conduite devant l’Italie et l’Irlande. Ces procédures concernent des cas emblématiques, mais l’observation au quotidien des faits et gestes en dit long sur l’état d’esprit très crasse en la matière.

Un vrai culte ibérique du dépotoir saute aux yeux de quiconque qui, en provenance du Nord, passe la frontière pyrénéenne. Au-delà de la Péninsule Ibérique, ce contraste monte encore d’un cran quand on franchit le Détroit de Gibraltar, si bien qu’Algeciras semble une ville « suisse » par comparaison avec le laisser-aller maghrébin. Mais alors, la pauvreté induit-elle ipso facto quelques circonstances atténuantes à la médiocrité d’un décor ponctué de décharges pestilentielles ? Rien n’est moins sûr quand 100.000 Tangérois produisent quotidiennement près d’un kilo de déchets solides, score performant du bonheur poubellable, illustré au Maroc par le fameux sac plastique noir. Il semble par contre difficile d’attribuer à l’Espagne un tel alibi tiers-mondiste et responsable d’un quelconque déficit éducatif ou d’une carence en matière d’équipements. Le pays est nanti. Il est souvent avancé que pauvreté et dégradation de l’environnement sont des phénomènes à rétroaction positive, à savoir que les conséquences de l’une rendent l’autre inévitable. Le paradigme vaut tout autant avec l’idée de progrès et de développement quand l’insouciance préside, à ceci près que les saccages, bien au-delà du papier gras, sont alors incommensurables et irréversibles.

Le fou de la colline

Où il est question de ménager nos espaces et nos ressources, d’utiliser leurs potentiels avec intelligence et bon sens…

Moi qui, dès le printemps venu et tel un Jaïn de Ranakpur, marche sur des échasses pour ne pas mutiler les pousses et les inflorescences… (J’exagère, mais pas assez !), je me suis retrouvé prisonnier de cette Andalousie littorale, victime d’une croissance économique insoutenable, avouée au nom d’une ruée touristique profitable à court terme. Ne peut-on vivre là où on le souhaite ?

En guise de mortification pour naturaliste martyr, à l’instar exemplaire d’un Sioux accédant au sommet de la montagne pour s’asseoir dans sa fosse de voyance, je grimpe souvent sur une colline, juste derrière chez moi, en ressaut de la Sierra de Mijas, petit relief littoral de la chaîne bétique. On y domine la situation mais pas sa colère. « Protéger la nature passe par la colère ». Je me répète, mais je ne protège rien. Quelle voix serait-elle entendue dans un tel brouhaha, dans une telle vente à la criée des espaces verts ? Je médite donc en marge, face au paradoxe de notre temps. Marcher donne à voir, et à penser, donc à râler. En promeneur solitaire, je médite sur ce qu’« ils » disent, sur ce qu’« ils » font. J’ignore pourquoi je mets des guillemets car nous en sommes tous. Enfin, rien n’est certain. Vu le rapport de force, je me suis senti dès l’enfance en état de légitime défense. Un otage mis au monde est-il vraiment responsable de la conduite de ses ravisseurs de contemporains ? Je témoigne. Je n’ai pas toutes les réponses, quelques-unes peut-être.

Ici, l’avidité cupide a jeté son dévolu sur le tourisme de masse, sorte de lèpre, et fait feu de tout bois. Telle la bêtise au front de taureau, l’énorme machine à touristes ne fait pas dans le détail. Sur l’autre versant, côté littoral, la montagne pelée par les rites crématoires de l’été capitaliste, est maintenant nantie d’un télésiège pour hisser les carcasses passives d’une foule ébahie jusqu’au sommet du massif dénudé pour admirer, entre antennes et radars, un Tchernobyl culturel, un horizon bétonné, parcouru d’un réseau d’autoroutes en corniche, surmonté d’une futaie de grues, toute une chienlit imaginée par les saboteurs de la biosphère pour un tourisme gras et écervelé.

Ici donc, c’est le tourisme qui sévit. Ailleurs ce serait l’industrie. Ou l’agriculture intensive et son univers abiotique. Le productivisme agricole n’est d’ailleurs pas loin. Almeria : 80 % de surface sous serres et de sol pestiféré, l’anéantissement de toutes les biocénoses, l’effondrement des nappes de plus en plus salées, une production empoisonnant l’Europe, un apartheid sous plastique faiseur de travailleurs émigrés illégaux qui arrangent bien l’agriculteur-banquier. C’est peut-être là que sont testés les grands principes de la gestion durable, de l’agriculture bio et de la lutte contre la désertification ! Et des quotas de biocides, mieux vaut ne pas parler.

De Cadix à Malaga (et finalement de Lisbonne à Gêne !), le tourisme et son corollaire la bétonisation, furent d’abord littoraux, rongeant toute la frange côtière jusqu’au moindre écoinçon. Il y a déjà plus de vingt ans que l’analyse des 160 km du littoral de la province de Malaga, faite par la direction générale de l’Environnement, les donnaient comme très dégradés sur 150 km, dégradés sur 6 km, et conservés sur 0 km. C’est maintenant au détriment de l’arrière-pays que se portent les « efforts », sous l’appellation usurpée du tourisme rural, sorte de nec plus ultra, perçu comme plus culturel que l’activité balnéaire. C’est donc au tour des campagnes, collines et piémonts des montagnes de se voir scalpés et investis par la boulimie de l’aménagement, en vaillante contradiction de tous les textes légaux qui ne résistent pas aux chantages de la sacro sainte croissance économique et de l’emploi.

Marbella est la résidence secondaire de l’Europe, avec jet-set en vitrine. L’ex-roi Fahd d’Arabie Saoudite y rejoignait chaque année sa Maison-Blanche particulière, ses neuf avions et ses quarante-deux camions d’effets personnels. La fortune fascine et à Puerto Banus la vente de chaînes en or au mètre est une activité lucrative. Ce n’est pas un secret, s’il n’y avait pas le soleil, ici, il n’y aurait rien. Qu’une vacuité. Quand on n’a qu’un astre à vendre, c’est tout de même un aveu d’incurable médiocrité. Dans les cliniques locales, d’ailleurs strictement vouées à la chirurgie esthétique, on ne devrait pouvoir montrer que des encéphalogrammes plats…

De quoi puis-je témoigner du haut de ce nid d’aigle, ainsi posté aux aguets de l’affairisme hyper spéculatif et d’un pitoyable laisser-aller, où les gougnafiers cosmopolites s’en donnent à cœur joie dans le blanchiment et la corruption assortie ? Complices des banquiers, les bétonneurs des paysages et des esprits sont les héros de notre triste quotidien.

Au premier plan trône le mitage, la multiplication d’habitations dispersées en zone naturelle. Ce ravage se fait au détriment d’une ancienne belle campagne collinéenne aux haies et boisements arasés, aux garrigues méditerranéennes et aux bas maquis défrichés, tout un paysage défiguré, continuum désormais ponctué d’une pléthore de lotissements-champignons de villas aux goûts douteux puisqu’il s’agit d’épater une galerie de nouveaux riches, pauvres d’esprit. Chaque habitation exhibe une piscine chlorée, un gazon avide d’eau et les incontournables palmacées exogènes qui mettent au quotidien le rêve tropical. C’était le pays des oliviers mais l’aléatoire récolte ne fait plus le poids dans la balance spéculative. Quand j’écris ce texte, si je lève les yeux au-dessus de l’horizon borné de mes lignes, pas très loin, j’aperçois une armée d’engins lourds occupés à dessoucher plusieurs centaines d’oliviers centenaires, afin d’avoir les coudées franches pour urbaniser. Une loi interdit ce type d’action mais la sanction n’étant que la condamnation à payer, un jour plutôt qu’un autre, une amende toute relative, il suffit de tenir compte de cette incidence à répercuter sur le prix de vente des villas. L’hécatombe en question est d’autant plus paradoxale que l’effet d’annonce du méga lotissement en construction propose l’environnement comme accroche : « Venez vivre en pleine nature ! », dit la pub. Une fois bétonné, l’espace bénéficiera censément d’une plantation de grands palmiers, de bouquets de bananiers et autres espèces décoratives à effet écosystémique perverse.

Une ligne à haute tension passe sur quelques milliers de villa et pour comble une centrale électrique vient de voir son périmètre immédiat (à même pas cent mètres !) investi de nouvelles réalisations immobilières, qui nonobstant ont trouvé spontanément d’heureux acquéreurs, probablement kamikazes ou amateurs de champs électromagnétiques. Mais sont-ils « au courant » ?! L’exposition à des champs magnétiques alternatifs 50-60 Hz relativement faibles, fait rapidement chuter la sécrétion de mélatonine par la glande pinéale (épiphyse). La mélatonine est une hormone à fonctions chrono-biologiques régulatrices multiples, tant sur le système reproducteur que sur les mécanismes immunitaires. Des études américaines récentes ont démontré que sous l’influence de champs magnétiques alternatifs inférieurs à 0,0002 Tesla, la mélatonine franchit la membrane des cellules pour y exercer son effet anti-cancer, alors que lorsque les champs alternatifs ambiants atteignent 0,0012 Tesla, valeur courante auprès des lignes à haute tension, l’effet anti-cancer de la mélatonine est bloqué. Des chercheurs suédois de l’Institut National de Médecine du Travail, ainsi que du Département d’Hygiène et de Pathologie de l’Environnement de l’Institut Karolinska (Suède), ont montré par une étude réalisée sur plus de 500.000 enfants et adultes, dont le point commun était de résider à proximité de telles lignes, que les personnes exposées à ces champs magnétiques alternatifs avaient deux fois plus de risques de contracter une leucémie ou un cancer du cerveau que les enfants non exposés. Un tel risque est peut-être localement évincé par le fait que les résidents en situation n’ont pas de cerveau…

La vallée alluvionnaire du Rio Guadalhorce, appelée Hoya de Malaga, est une zone essentiellement inconstructible et protégée à la faveur de l’agriculture traditionnelle, ouverte et irriguée, celle andalouse dont il ne reste rien. Ces dernières ont toutes été remplacées par des constructions ! Il y a vingt ans, chantait ici le crapaud calamite, courrait le hérisson d’Algérie, volaient quelques papillons insignes de feu la biodiversité andalouse, espèces rudérales et quasiment commensales de l’homme, évoluant en lisière des cultures vivrières et dans les jachères incultes. Dès l’entrée de l’Espagne au sein de la CEE, rentabilité et quotas à la clé, ces modestes unités agricoles ont vu leur mode spontanément transformé, recourant au remembrement et arasant donc le moindre buisson, déversant tous les indésirables biocides, produisant sous serres plastique des primeurs hors saison, hors sol et hors vie, etc. Le premier coup de glas venait de sonner quant à l’avenir du vivant, on inaugurait la rubrique nécrologique de la Nature, s’entreprenait le long in memoriam des espèces autochtones. Puis arriva la spéculation. Jusqu’où s’étalaient la polyculture du siècle dernier, se sont dressés de grandioses complexes qui n’ont de résidentiel que le nom. On ne sait pourquoi, certains des espaces récemment voués au maraîchage agrochimique sous plastique se retrouvent déjà en déprise, à l’abandon, leur substrat organique stérilisé exposé à la rude insolation… Quels sont les intérêts qui peuvent présider à la mise en mortalité d’une terre ? Le faux agronome, le législateur véreux et le banquier complice seuls le savent. Drôle de jachère que celle qui consiste à scalper la terre avant de l’exposer à l’insolation méditerranéenne durant des années !

Un centre pénitencier tout neuf, camp de concentration dressé de miradors pour les pas de chance, vieux orphelins, quelques fous furieux, mais trop peu de délinquants en col blanc, rappelle qu’on ne triche pas avec la loi. Il y a toujours un côté du mur à l’ombre… En ce décor de biopatrimoine mis à l’agonie, de montagnes déboisées, de sol galvanisé, de tant d’outrages à une Nature protégée par mille lois et conventions, j’ai un temps supposé qu’il pouvait s’agir d’une prison spécialisée. Spécialisée dans la détention de bétonneurs, d’incendiaires, de pollueurs, de producteurs de légumes cancérigènes, de décideurs corrompus, de tueurs d’espèces en série et autres agresseurs de l’écosphère. J’ai appris que non. On y détenait même des travailleurs immigrés illégaux (il existe des travailleurs illégaux et des chômeurs légaux...), quand ils n’étaient pas esclavagés sous les cultures plastifiées d’à-côté. Une fois de plus, je n’avais rien compris.

Plus prêt de la capitale « culturelle », Malaga et ses raisins secs supplantés par ceux de Californie, d’innombrables zones dites industrielles ont surgi des marécages pour combler l’incommensurable demande en merde que propose le commerce local à des chalands abouliques, tous ces sous-produits et ces contrefaçons importés, que l’on doit à notre complaisance vis-à-vis de l’exploitation silencieuse des enfants d’Asie. La lobotomie cathodique fait des merveilles. Dans une surenchère de la démagogie marchande, certains tentent d’appeler cela « commerce équitable ». Pour rimer avec développement durable.

Au service d’une telle disneylandisation, pour l’édification de tous ces clapiers au soleil, des contingents de bulldozers sont à l’œuvre. Le ravage exercé est insupportable pour un naturaliste et devrait l’être pour tout le monde. En quelques minutes, ces engins ont raison d’une mince couche organique dont la constitution, en Méditerranée, avait exigé des milliers et des milliers d’années. C’est un coup de grâce qui débouche sur la mort du substrat, des plantes, d’une faunule grouillante, d’écosystèmes merveilleux, de senteurs et de chants. Là, il n’y aura plus ni crépuscule, ni printemps, ni oiseaux, ni rien. Du béton, des voitures et des crimes. Progrès.

Patience. Tout cela est temporaire : un jour de grand lessivage et vu l’état dégarni des collines environnantes, leur inaptitude à la perméabilité, tout ce château de sable s’en ira en mer. « Faire des châteaux en Espagne » n’aura ainsi pas complètement perdu son sens. En automne 1989, lors de fortes précipitations, il y eut une alerte causée par des inondations cataclysmiques, mais c’est déjà oublié, alors on redouble la mise. Il y a une fatalité. Des mesures imprenables seront prises trop tard, une fois vécue des inondations meurtrières, comme en Haïti ou à Madagascar. À cet instant, le quarteron de promoteurs chauves et ventrus sablera le champagne dans un autre paradis fiscal.

Les taches vertes des gazons maudits qui contrastent avec le paysage désertifié du pourtour méditerranéen tiennent de l’effet oasien. Trahissant souvent la présence d’un terrain de golf (comble du raffinement à l’anglaise et en pays conquis), grasses et arrogantes, ces moquettes gazonnées charment la vue des touristes, montrent que le grand hôtel tient les promesses du catalogue, assoient la notoriété des propriétaires auto-satisfaits et assurent en même temps que la faunule diabolique et les herbes adventices, indices d’un inacceptable laisser-aller, sont tenues à l’écart. Mais ces pelouses sont tout le contraire d’une oasis, tout ce jardinage maniaco-dépressif, aux limites de la psychopathie, est l’envers d’un agroécosystème et correspond à un assassinat de la biodiversité, représente une forte contribution aux effets inducteurs de désertification. Anachronique sur les terres faméliques du zonobiome méditerranéen, le gazon est gourmand d’eau et d’oligo-éléments, le gazon est ruineux pour les ressources naturelles. Qui plus est, il est polluant en raison des traitements destructeurs qui ont présidé à son installation et de ceux qu’exige son entretien. La Méditerranée concentre 25 % du tourisme international. Dans les années 1990 et tous pays confondus, quelques 135 millions de personnes visitaient chaque année la Côte méditerranéenne. En 2025, ce chiffre pourrait atteindre ou surpasser 300 millions. Chaque fois le nombre augmente et la conduite empire. Le dévoiement est proportionnel au chiffre puisqu’il est imposé par l’insolence du « triomphe » économique. Quand on encaisse autant de devises, on peut tout se permettre, y compris falsifier la Nature. Les ressources doivent suivre les recettes. Tel est le diktat de l’économie de marché, a fortiori du plus imbécile d’entre eux, celui déconcertant des loisirs planifiés. Le tourisme de masse représente dans cette région le plus gros danger pour les réserves aquifères. Un touriste est une éponge qui engloutit au quotidien, pendant l’été, entre 300 et 850 litres d’eau, soit le triple de la consommation d’un habitant. À ce gâchis personnel de l’eau, viennent s’ajouter ce que les professionnels nomment les facilités touristiques : piscines, pelouses et golfs. Un green d’une centaine d’hectares exige un million de m3 d’eau à l’année, soit l’équivalent de la consommation d’une agglomération de 12.000 habitants.

Derrière chez moi, devinez ce qu’il y a ? À ma « béatitude collinaire » en aplomb sur cette apocalypse, prélude une balade dans un barranco, histoire d’accéder à mon observatoire, loin des trottoirs, puisque voici désormais la campagne pavée. Ça les gênait de marcher dans la boue. Un barranco est en espagnol une profonde faille calcaire d’origine glaciaire, ravin en corridor caractéristique de la plupart des montagnes méditerranéennes. Ces figures géomorphologiques sont de précieux refuges de toute une flore fine et d’une zoocénose remarquable, notamment de rongeurs, reptiles, arachnides et insectes. L’essentiel de ces éléments biocénotiques n’a ici pu survivre en raison de la reconversion anthropique de ces lieux pourtant évocateurs de sérénité et de beauté : ils font office de dépotoirs. Ils sont en Andalousie ce qu’étaient les eaux mortes des mares et des étangs de la région parisienne dans les années 1960, un pratique débarras. De quoi effectuer une belle étude verticale et qualitative des déchets de l’écologie humaine. Des restes qui restent et témoignent de la grande vigueur à consommer et à substituer. C’est dans ces vieilles télés éventrées qui jonchent le sol qu’on leur faisait des conférences sur le recyclage. Quand on constate que le moindre espace non investi et attestant un dernier zest de naturalité est spontanément souillé et dénaturé, vient à tout esprit un tant soit peu éveillé le lien avec une probable dégénérescence des riverains. L’analphabétisme sciemment programmé par le franquisme encore tout chaud, puis subitement relayé par le décervelage télévisé de la démocratie marchande et lobotomique, ne peuvent qu’être à l’origine d’un tel désordre dans la conscience collective assujettie.

Bermes des chemins et des routes, ravins et terrains non encore édifiés, sont recouverts d’un « poubellien supérieur » qui accroche le regard, signature des mœurs locales. « Todos somos puercos » (« nous sommes tous des porcs »), dit-on par ici, ce qui n’est pas gentil pour les cochons. Plâtras, vitres cassées, meubles déglingués, sommiers défoncés par les viols conjugaux sous crucifix, matelas maculés de coïtus interruptus et de pipis au lit, fantômes cathodiques, lecteurs de vidéocassettes (l’heure est au DVD !), meubles hors d’usage, roues, pneus et enjoliveurs (enlaidisseurs), carcasses de bagnoles, bidons d’huiles, amoncellements de sacs poubelles, cannettes de « soif d’aujourd’hui » par milliers, enfin tout un choix sociétal qui en dit long sur les citoyens de la gestion durable et du tri sélectif. L’emballage est devenu triomphant et ce sont désormais les légumes qui par lots unitaires sont proposés dans des barquettes de plastique cellophané. Plus de 50 % du volume des déchets est représenté par l’emballage. Les piles jonchent le sol tout comme le lit des nombreux ruisseaux en étiage. Une ou deux fois par an, les eaux dévalent la montagne. Le mercure d’une seule pile est apte à polluer gravement 1 m3 de terre et 1000 m3 d’eau pour une durée d’un demi siècle.

L’incommensurable envahissement d’une telle infecte et omniprésente strate poubellienne, du plus misérable effet, est ici la signature sans appel d’un degré zéro de citoyenneté et d’un total dédain pour le paysage. Le consumérisme confessionnel livre son archéologie toute immédiate, dont une hétéroclite et dérisoire brocante serait la fouille. Une telle gestion « amoureuse » du paysage ne peut qu’encourager les bétonneurs à redoubler : là où c’est urbaniser, au moins c’est « propre » !

« Nous sommes les seuls animaux au monde qui acceptent de vivre au milieu de leurs déjections  », disait Charles Melman.

Au milieu de tout ça, lorsque les pluies sont généreuses, la Nature qui a parfois la dent dure « nous fait une fleur » en embellissant les bords de route d’un regain florifère du plus bel effet, à base de crucifères et autres plantes adventices. Il faut voir alors avec quelle célérité la municipalité mandate une armée de cantonniers, armés de bruyants gyrobroyeurs, pour décapiter dans l’heure ce printemps spontané. Il est bien vrai que ça fait un peu brouillon, ces fleurs multicolores dont le nectar pourrait en prime attirer les derniers papillons des parages. Ramasser des poubelles, certes non, mais anéantir ces courageuses herbes à l’aide d’une technique sans faille, oui ! C’est le contrat Natura 2000 qui perce jusqu’en Andalousie. On reste pantois en essayant de comprendre la mission de ces salariés désertificateurs, tous vêtus d’un uniforme de safari municipal, équipés jusqu’aux dents et s’adonnant à réduire en poudre cet univers herbacé et son microcosme, ne laissant pour œuvre qu’un sol dénudé qui se déshydrate vite et devient pulvérulent sous le rude soleil andalou. Rien n’y poussera plus…, jusqu’aux thérophytes pionnières du printemps suivant, indices d’une érosion programmée. C’est beaucoup d’énergie et d’investissement pour accélérer la désertification en mosaïque. En plus, c’est la mise à jour des ordures qu’occultait le peu de luxuriance végétale ! Quand on sait que sur l’autre rive, à « 14,5 km », un gamin est seul chargé de conduire des troupeaux jusqu’aux pâturages de la dorsale rifaine, on reste songeur sur le bon usage de nos privilèges ! S’ils savaient qu’en désherbant à la machine les herbes qui leurs sont si précieuses pour nourrir leurs moutons, ce travail futile leur donnerait droit de rouler dans le dernier modèle design de chez Renault ou Peugeot, ils viendraient à la nage participer à cette pantomime surréaliste. D’ailleurs, c’est ce qu’ils font !

Mieux que ça, lors de fins d’hiver favorables, jaillissent iris et glaïeuls dans les ultimes espaces sauvages, spectacle d’une beauté inouïe : immédiatement, des familles tapageuses dévalent sur les lieux pour les cueillir (ou les arracher) jusqu’à l’ultime. Le bouquet de fleur rejoindra dans la cuisine des geôliers le chardonneret prisonnier de sa cage exiguë, et le pot de confiture « bio » de chez Carrefour, fine fleur de la gestion durable.

La nuit, c’est le jour ! Le mitage du paysage engendre un éclairage individuel et collectif. Ici, il est totalement excessif et la nuit, c’est le jour ! Un jour glauque qui aveugle les chouettes et les hibous. Alors que les directives recommandent depuis plus de vingt ans le recours à l’éclairage public à vapeur de sodium (jaune et moins attractif), la source lumineuse publique utilise encore les lampes à vapeur de mercure (blanches et piégeantes), et la forte quantité d’UV émise en zone périurbaine, ainsi qu’en pleine campagne (routes, lotissements), a fait table rase de la totalité de la faunule nocturne, notamment des coléoptères et des lépidoptères, pour l’essentiel lumiphobes. Les braconniers – chasseurs et pêcheurs (cas du lamparo prohibé) - ont de tous temps utilisé la source lumineuse dans l’objectif de captures quantitatives. Les responsables de notre bien-être leur ont succédé. Mais qui se préoccupe de tous ces insectes qui, au temps de notre enfance, tournaient nombreux les soirs d’été autour de la simple lampe du jardin ? Poésie oubliée des crépuscules d’été, personne n’en a plus rien à foutre !

Au loin l’aéroport, chargé du déversement de la manne touristique annuelle d’une dizaine de millions d’étrangers épris « d’évasion », représente pour l’atmosphère une fournaise de pollution dont on ne parle jamais. Le kérosène ne fait l’objet d’aucune taxe, alors que c’est le carburant le plus polluant pour le climat. L’avion, gros consommateur de pétrole, émet environ 2,5 % du total du gaz carbonique (CO2, principal gaz à effet de serre) dû aux activités humaines. L’émission d’environ 150 grammes de CO2 par passager au kilomètre correspond à une demie tonne pour l’aller-retour d’un touriste nord européen en classe économique. L’impact des effluents, émis par les avions de ligne sur le bilan radiatif de l’atmosphère, et ses conséquences sur l’augmentation des gaz à effet de serre (ozone, dioxyde de carbone) restent ainsi peu divulgué. Une telle préoccupation induirait l’arrêt définitif des vols à bon marché qui risquent de nous coûter très cher, et demanderait la mise en examen du pan considérable de l’économie planétaire que représente le tourisme, secteur majeur avec 8000 milliards de dollars (soit 12,5 % dans le PIB mondial) espérés pour 2010. Il vaut donc mieux feindre de l’ignorer. Ici et ailleurs.

Ce charmant village des alentours de Malaga, géré comme on le voit avec discernement et selon les directives européennes du souci de l’écosphère, a pour non Alhaurin de la Torre. Il est surtout bien connu par ses gigantesques carrières à ciel ouvert, au statut absolument illégal et dont l’exploitation sauvage se poursuit depuis des décennies, sous la terreur induite par la sacro-sainte priorité économique. On y extrait le gravier que réclame le secteur de la construction, pour l’édification du formidable mur de béton littoral à l’intention des vacances et résidences heureuses d’un cimetière d’éléphants. La grande majorité des résidents européens, attirés par les bienfaits du soleil, sont des gens débonnaires du troisième âge.

Le bilan de l’exploitation de ces carrières, économie kamikaze basée sur la destruction, est à ce jour (2005) de deux millions et demi de m2 détruits et de plus d’un million d’arbres anéantis. La trouée dans la montagne est telle qu’elle va permettre, dans un futur proche, une liaison routière d’un versant à l’autre. C’est pour le moins inouï ! 4000 camions semi-remorques fendent chaque jour le centre-ville, dans des nuages de poussière et un permanent concert d’insupportables vibrations. L’effort d’une déviation de ce manège mortel (innombrables accidents) n’a qu’à peine effleuré la conscience des décideurs. Les jours d’été, lorsque l’hygrométrie est basse, l’ensemble des résidences « de luxe » qui ont investi cette Arcadie est recouvert d’un manteau de poussière dont les poumons des habitants se ressentent. Le Tribunal européen, susceptible de juger un tel délit écologique et de telles agressions contre la santé humaine, est bien loin.

Pas la moindre poésie ici ! Comme il fallait bien récompenser les habitants d’un village devenu illégalement minier, les élus municipaux en ont fait la cité la plus fleurie de la province. Parcs, ronds-points et avenues étalent leurs plates-bandes de fleurs multicolores et leurs alignements de palmacées, d’arbres bouteilles, de bananiers, d’acacias tropicaux à perte de vue. Des centaines d’espèces décoratives choisies, aucune n’est européenne, aucune n’est méditerranéenne, toutes sont exotiques. Les pépiniéristes du coin se frottent les mains. Je détruis ma campagne et je fleuris ma ville. Cette écologie urbaine des balcons et des rues n’est même pas éco-nostalgique, en aucune façon ne traduit une frustration campagnarde, mais témoigne bien au contraire pour ceux qui ne l’aiment pas. Ces fleurs du mal sont le triomphe avoué de l’ersatz d’une Nature enfin débarrassée des mauvaises herbes et des sales bêtes, c’est de la chlorophylle domestiquée, synthétisée, policée, c’est vraiment l’exaltante jubilation de la culture monothéiste. Comme ces gerbes de fleurs coupées que l’on offre à « certaines » femmes, sans doute pour leur rendre hommage d’avoir été et d’être toujours le vecteur numéro un de la désertion des campagnes.

On l’a compris, l’espace décrit, meurtri et exténué, est en ressaut d’un écrin de petites montagnes très altérées mais où l’on pourrait encore prendre la clé des champs. Où sont alors les sentiers pour s’évader sans prendre l’automobile et suivre l’itinéraire routier ? Plus de sentiers ! Par où que l’on s’y prenne, l’ensemble est construit, muré, clôturé, cerné, bouclé. Le piège s’est refermé, le résident est assigné à véhicule ou à domicile. Certaines issues, très hautes vers la montagne, les dernières, viennent d’être fermées par un programme immobilier illégal, en zone boisée et non constructible selon les textes, mais où quelques dizaines de nouvelles maisons-piscines sont en édification. D’un terrain interdit à la construction on est passé subrepticement à un chantier interdit… au passant. Quand otage de sa nostalgie, le fou s’en va pleurer sur sa colline, son « chemin de grande randonnée » est épique, entre barrières et tas d’ordures.

Levons un peu les yeux et découvrons les montagnes : squelettiques, nues, scalpées, écorchées vives, érodées, étrépées, aridifiées, seul un sol climatique séché par l’évaporation intense, brûlé par l’insolation, ayant perdu toutes ses valeurs physiques et chimiques, se montre à l’horizon et jusqu’aux sommets, substrat rocheux incapable de retenir la moindre goutte d’eau. Cette peau de léopard est ça et là ponctuée de lambeaux de pinède, reliquats d’anciens reboisements ayant déjà succédés à la chênaie verte originelle et auxquels on a renoncé pour cause d’incendies réitérés. Les montagnes de la Bétique sont de hauts lieux crématoires et s’il fallait donner des cours de désertification, c’est censément la meilleure adresse pour un stage didactique. Les gens d’ici sont arboricides. Sauf pour les palmiers. Un peu caché, entre deux replis de la montagne, il reste un vallon richement boisé, agrémenté d’un jolis maquis. Une bergerie vient d’y être autorisée en lisière et plusieurs centaines de chèvres y commettent un effroyable saccage. Une telle charge caprine a eu raison de toute l’épinaie, le sol est nu et pulvérulent, et rien n’y poussera plus. Comme s’il fallait organiser la steppisation pour pouvoir ensuite déclasser et construire. Mais dans l’immédiat, quoi de plus poétique pour le néophyte que la buccolique ambiance agro-pastorale ?

Ces petites montagnes de la frange côtières étaient bien connues des botanistes du siècle passé pour leur richesse floristique et leurs endémismes. Pas moins d’une trentaine d’orchidées y étaient par exemple recensées. Le versant nord-oriental, celui qui nous occupe spécialement dans ce texte, abritait (et abrite encore sous des formes résiduelles) des espèces végétales aussi emblématiques que : Iberis linifolia, Coris monspeliensis, Cleonia lusitanica, Centaurea prolongi, Serratula flavescens, Asphodelus ramosus, Crambe filiformis, Iris filifolia, Ranunculus gramineus, Matthiola fruticulosa, Saxifraga globulifera, etc.

Les rues du village sont parcourues jour et nuit par des hordes de motos, scooters et autres vélomoteurs sans silencieux et pétaradant à plaisir. La police ne dit rien, ce sont ses propres enfants qui expriment leur jeunesse. On les retrouve chevauchant des motos trials et des quads sur les chemins forestiers, compactant le sol en hors piste. L’esprit sportif est louable, sauf que l’esprit n’est pas sain.

Pour s’échapper des décibels, il fait donc bon rejoindre les premiers escarpements… pour sursauter au son des coups incessants de carabines. Plusieurs champs de tir au pigeon sévissent ici, y compris au pigeon vivant dont il est dit que la cruelle pratique est interdite en Europe depuis les années 1980. Mais au sud du Guadalquivir, sommes-nous vraiment en Europe ? Je regardais pantois le spectacle de ces enfants jouant à pigeon vole, courant ramasser les pigeons blessés, mutilés, sanguinolents, pour les relancer en l’air afin que le papa, tireur héros, puisse encore dégommer un ultime battement d’aile, un dernier souffle de vie, qu’il puisse profiter pleinement de son « abonnement » au club. Un pigeon doit bien pouvoir servir trois ou quatre fois. Mais bon dieu, pourquoi ne pas tirer des colombes, symboles du Saint-Esprit ? Un père qui tue est un vrai mâle, sa femelle en sera d’autant plus admirative et soumise, par exemple pour recevoir des coups. Certains pigeons s’échappent blessés, on les retrouve ensanglantés, jonchant les proches alentours. Les anglais, nombreux dans les parages, ne bronchent pas. Ils sont « étrangers » et n’ont peut-être pas déclaré au fisc l’achat de leur boui-boui au soleil. Il faut donc faire profil bas. D’ailleurs, les « autochtones » peuvent bien jouer avec la vie d’un oiseau quand on sait la cruauté qu’endurent ici les taureaux et les chevaux. Il faut respecter les traditions ! Et puis ça changera ! Il y a une dizaine d’années, tous les ânes et les mulets vivaient ici les pattes entravées. Eh bien à ce jour, c’en est fini : il n’y a plus ni ânes, ni mulets, puisque la petite agriculture est morte. Il n’y a pas si longtemps, ici aussi, les enfants capturaient des huppes, leurs crevaient les yeux et les faisaient voler au bout d’une ficelle, sous les yeux attendris de leurs parents. Ils ont désormais d’autres jouets. Certes, on crève encore les yeux des chardonnerets pour les mieux faire chanter, certes il y a encore des batteries de perdrix pondeuses dans des cages pas plus grandes qu’elles, certes des manèges de poneys vivants tournent encore chez les forains, certes l’on voit des éléphants enchaînés devant des cirques vétustes, certes…

Au même titre que l’environnement meurtri se retourne tôt ou tard contre l’homme, les mauvais usages ont toujours un revers à leur médaille. C’est ainsi que la cruauté envers ces columbidés se paie par la couche de plomb accumulée au sol depuis plus de trente ans. Lors des ruissellements, ce plomb est charrié jusqu’aux potagers, vergers et poulaillers situés en aval et le métal lourd se retrouve dans les assiettes. Avec le mercure des piles jetées dans les ravins, un cocktail bio est ainsi obtenu pour agrémenter les légumes, les fruits, les volailles et les œufs. Pour les prudents qui préfèrent consommer des produits naturels, il y a même un brave grand-père qui les propose en bordure de route, à deux pas sous l’entreprise de massacre aux pigeons. Déjà que ses aubergines étaient assaisonnées à la poussière de plomb échappée de la circulation automobile, la dose est ainsi complète !

Voilà ! Je peux « vous la faire » en photos, c’est édifiant, c’es tout L’art de décevoir. Mon regard caustique peut sembler partisan, mais devant un tel tableau des commentaires teintés de neutralité correspondraient à une compromission digne d’une culpabilité silencieuse. Nous sommes en Europe, en 2005. Municipalité, province, autonomie et nation défendent des principes de respect de l’environnement, en appellent à l’écotourisme et à l’éthique verte, ont enrichi leurs arsenaux juridiques de textes idoines, parfois jusqu’à l’iniquité la plus grotesque, dont les politiques se font gorges chaudes. Ce bricolage conceptuel a changé les mots mais n’a pas changé le fond, il n’est qu’une tératologie verbale du monde marchand et d’un grand marché de dupes. La schizophrénie est monnaie courante, avec un acharnement au massacre extrêmement déjanté du discours.

Et les associations écologistes andalouses, où sont-elles ? Celles qui ici militaient admirablement dans les années 1980 en faveur, par exemple, de la sauvegarde de l’embouchure du Rio Guadalhorce, relais électif de tant d’oiseaux migrateurs sur leur route africaine, aux rives aujourd’hui bétonnées et aux abords investis par les grandes surfaces et des zones d’affairisme industrielles ; celles qui tentaient de préserver l’habitat des derniers caméléons aux espaces convoités par les promoteurs alliés à des responsables patibulaires ; celles qui posaient la question de l’opportunité de mille terrains de golf dans un pays « sans eau » ou d’une méga station de ski de plus de dix mille hectares au cœur de la Réserve de la Biosphère de la Sierra Nevada, qui plus est ponctuellement dans le biome principal de plusieurs espèces protégées par conventions internationales, ? Eh bien, les autorités récupératrices les ont royalement fédérées sous une enseigne ronflante commune, les autorités démagogiques les ont officiellement reconnues d’intérêt public, ont financé toute l’intendance nécessaire pour leur pleine efficacité, et, désamorcées, on ne les entend plus… ! Les écolos, enfin libres, ont les coudées franches, éditent des prospectus d’écotourisme et recueillent des animaux blessés dans des refuges. Ils sont dames de charité ou conseillers en tourisme rural. Le contre-pouvoir citoyen est neutralisé.

Acta est fabula ! Les dés sont jetés.

P.-S.

Illustration : Le Pélican, Topor.

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