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La question de l’Être 

Introduction à « Être et Temps » (1927), traduction hors commerce de Emmanuel Martineau

jeudi 25 février 2010, par Martin Heidegger

« Sein und Zeit » est le chef-d’œuvre de ce siècle, et, comme tel, un objet, terme par
lequel nous entendons quelque chose de résolument autonome. Or comme un objet, cela
requiert d’être primairement dévoilé, et que nous n’avions pas ici d’autre but, nous nous
sommes uniquement attaché à en assurer la « lisibilité » — ce qui ne veut pas dire, chose
impossible et absurde : en « faciliter » la lecture —, soit, négativement, à ne lui point ajouter
de surcharge, commentaire, note ou « référence » d’aucune sorte. Voilà pourquoi on ne
trouvera ici — en particulier — ni mots allemands entre parenthèses, ni notes du traducteur à
caractère exégétique, ni préface doctrinale, ni, surtout, de renvois aux volumes
chronologiquement voisins de l’Édition Complète, pour ne rien dire des ouvrages postérieurs
de Heidegger, auxquels il arrive souvent, et cela jusqu’à Temps et Être et aux ultimes
séminaires, de se « référer » à Sein und Zeit. Le livre de 1927, en effet, étant la source
jaillissante et primordiale à laquelle se doive de puiser toute approche de la pensée
heideggérienne, ce n’était décidément pas le moment de l’« éclairer » par des cours qui, quelle
qu’en soit parfois la splendeur, n’en demeurent pas moins subordonnés à ce lieu majeur où,
pour la première fois, est proposée et tentée une élaboration temporalo-existentiale d’une
possible problématique de l’être.Par voie de conséquence, le fait contingent — que nous ne sachions, hic et nunc, encore à peu près rien de la « genèse » du livre nous a paru tout à fait positif : puisse la « documentation » la concernant ne nous être livrée que le plus tard. Et nous nous félicitons, en particulier, que le t. XX de la G.A.(Oeuvres complètes, n.d.e.) publié en 1979 sous le titre Prolégomènes à l’histoire du concept de temps, offre plutôt une première rédaction de la section 1 qu’il ne révèle un stade de pensée antérieur, donc distinct. Quand on songe, par ailleurs, que ce cours à été professé durant l’été 1925, on ne
peut être que stupéfait par la précocité du philosophe : si genèse il y a forcément eu , il y a eu aussi et surtout une éclosion, une naissance dont la vigueur, si Hegel n’eût existé, serait sans exemple dans l’histoire de la pensée possible — et veuillent bien ceux qui, dans un avenir peut-être assez proche (puisqu’une IVème section de la G.A. est d’ores et déjà programmée), disposeront d’elle en totalité, ne jamais oublier qu’une chose est de se représenter objectivement la « formation » d’une pensée, une autre chose de discerner ce que Heidegger, dès la première page de ce livre, appelle presque « intraduisiblement » son caractère vorläufig, provisoire au sens de pré-curseur ou pré-cursif. Saurions-nous tout sur les rapports du jeune Heidegger avec Paul, Augustin, Luther, Kierkegaard, Nietzsche, Rilke, Dostoïevski, Aristote, Kant, Husserl et cent autres, que nous ne serions pour autant en rien « prédisposés » à penser avec lui, pour la claire et excellente raison qu’aucun savoir, comme tel, n’ouvre de disposition. (EM)


A Edmund Husserl,

en témoignage de vénération et d’amitié

Todtnauberg, Forêt-Noire badoise, pour le 8 avril 1926

L’EXPOSITION DE LA QUESTION DU SENS DE L’ÊTRE

CHAPITRE PREMIER

Nécessité, structure et primauté de la question de l’être


§ 1. La nécessité d’une répétition expresse de la question de l’être

La question est aujourd’hui tombée dans l’oubli, quand bien même notre temps
considère comme un progrès de réaffirmer la « métaphysique ». Néanmoins, l’on se tient pour
dispensé des efforts requis pour rallumer une nouvelle γιγαντοαχι α περι τn ς οu ας. La
question soulevée n’est pourtant pas arbitraire. C’est elle qui a tenu en haleine la recherche de
Platon et d’Aristote, avant de s’éteindre bien entendu après eux, du moins en tant que
question thématique d’une recherche effective. Ce que les deux penseurs avaient conquis s’est maintenu, au prix de diverses déviations et « surcharges », jusque dans la Logique de Hegel.
Et ce qui autrefois avait été arraché aux phénomènes en un suprême effort de la pensée, les
résultats fragmentaires de ces premiers assauts sont depuis longtemps trivialisés.
Mais ce n’est pas tout. Car sur la base des premiers essais grecs en vue de
l’interprétation de l’être un dogme s’est élaboré, qui non seulement déclare superflue la
question du sens de l’être, mais encore légitime expressément l’omission de la question. On
dit : l’« être » est le concept le plus universel et le plus vide. En tant que tel, il répugne à toute
tentative de définition. Du reste, ce concept le plus universel, donc indéfinissable, n’a même
pas besoin de définition. Chacun l’utilise constamment en comprenant très bien ce qu’il
entend par là. Du coup, ce qui, en son retrait, avait jeté et tenu dans l’inquiétude le
philosopher antique est devenue une « évidence » [1] si aveuglante que quiconque persiste à s’en enquérir se voit reprocher une faute de méthode.
Au seuil de cette recherche, nous ne pouvons élucider en détail tous les préjugés qui ne
cessent d’entretenir l’indifférence à l’égard d’un questionner de l’être. Ils jettent leurs racines
dans l’ontologie antique elle-même. Quant à celle-ci, elle ne saurait à son tour être interprétée
de manière satisfaisante — en ce qui concerne le sol où sont nés les concepts ontologiques
fondamentaux ainsi que la légitimation adéquate de l’assignation des catégories et de leur
énumération complète — qu’au fil conducteur de la question de l’être préalablement clarifiée
et résolue. Par conséquent, nous ne discuterons ici les préjugés cités qu’autant qu’il est requis
pour faire apercevoir la nécessité d’une répétition de la question du sens de l’être. Ils sont au
nombre de trois :

1. L’« être » est le concept « le plus universel » : το ν στι καϑ λου ∝ λιστα
π ντων [2]. « Illud quod primo cadit sub apprehensione est ens, cujus intellectus includitur in omnibus, quaecumque quis apprehendit » : « Une compréhension de l’être est toujours déjà comprise dans tout ce que l’on saisit de l’étant » [3]. Mais l’« universalité » de l’« être » n’est pas celle du genre. L’« être » ne délimite pas la région suprême de l’étant pour autant que
celui-ci est articulé conceptuellement selon le genre et l’espèce : ου τε τ ν γ νος [4] .
L’« universalité » de l’être « transcende » toute universalité générique. Selon la terminologie
de l’ontologie médiévale, l’être est un transcendens. L’unité de ce transcendantalement
« universel », par opposition à la multiplicité des concepts génériques réals suprêmes, a déjà
été reconnue par Aristote comme unité d’analogie. Par cette découverte, Aristote, en dépit de toute sa dépendance à l’égard de la problématique ontologique de Platon, a situé le problème de l’être sur une base fondamentalement nouvelle. Bien sûr, lui non plus n’a point éclairci l’obscurité de ces relations catégoriales. L’ontologie médiévale a discuté multiplement ce
problème dans les écoles thomiste et scotiste, sans parvenir à une clarté fondamentale. Et
lorsque finalement Hegel détermine l’« être » comme l’« immédiat indéterminé » et qu’il
place cette détermination à la base de toutes les explications catégoriales ultérieures de sa
Logique, il se maintient dans la même perspective que l’ontologie antique, à ceci près qu’il
abandonne le problème, déjà posé par Aristote, de l’unité de l’être par rapport à la multiplicité
des « catégories » réales. Lorsque l’on dit par conséquent, que l’ « être » est le concept le plus
universel, cela ne peut pas vouloir dire qu’il est le plus clair, celui qui a le moins besoin
d’élucidation supplémentaire. Bien plutôt le concept d’« être » est-il le plus obscur.

2. Le concept d’« être » est indéfinissable. C’est ce que l’on concluait de son
universalité [5]. À bon droit — si « definitio fit per genus proximum et differentiam specificam ». L’être ne peut en effet être conçu comme étant ; « enti non additur aliqua natura » ; l’être ne peut venir à la déterminité selon que de l’étant lui est attribué. L’être n’est ni dérivable définitionnellement de concepts supérieurs, ni exposable à l’aide de concepts inférieurs. Mais suit-il de là que l’« être » ne puisse plus poser de problème ? Nullement. Tout ce qu’il est permis d’en conclure, c’est ceci : l’« être » n’est pas quelque chose comme de l’étant. Par suite, le mode de détermination de l’étant justifié dans certaines limites — la « définition » de la logique traditionnelle, qui a elle-même ses fondations dans l’ontologie antique — n’est pas applicable à l’être. L’indéfinissabilité de l’être ne dispense point de la question de son sens, mais précisément elle l’exige.

3. L’« être » est le concept « évident ». Dans toute connaissance, dans tout énoncé, dans
tout comportement par rapport à l’étant, dans tout comportement par rapport à soi-même, il
est fait usage de l’« être », et l’expression est alors « sans plus » compréhensible. Chacun
comprend : « le ciel est bleu », « je suis joyeux », etc. Seulement, cette intelligence moyenne
ne démontre guère qu’une incompréhension. Ce qu’elle manifeste, c’est qu’il y a a priori,
dans tout comportement, dans tout être par rapport à l’étant comme étant, une énigme. Que
toujours déjà nous vivions dans une compréhension de l’être et qu’en même temps le sens de
l’être soit enveloppé dans l’obscurité, voilà qui prouve la nécessité fondamentale de répéter la
question du sens de l’« être ».
Invoquer l’« évidence » dans le domaine des concepts philosophiques fondamentaux, et
même à propos du concept d’« être », est un procédé douteux, s’il est vrai que l’« évident », et
lui seulement, que « les jugements secrets de la raison commune » (Kant) doivent devenir et
rester le thème exprès de l’analytique (« du travail philosophique »).
Toutefois, notre énumération des préjugés a en même temps montré que ce n’est pas
seulement la réponse qui manque à la question de l’être, mais encore que la question elle-
même est obscure et dépourvue d’orientation. Répéter la question de l’être signifie donc :
commencer par élaborer de façon satisfaisante la position de la question.

§ 2. La structure formelle de la question de l’être.

La question du sens de l’être doit être posée. Si elle est une, ou plutôt la question-
fondamentale, alors un tel questionner requiert une transparence appropriée. Par suite, il nous
faut brièvement élucider ce qui appartient en général à une question, afin de rendre visible à
partir de là la question de l’être comme question insigne.
Tout questionner est un chercher. Tout chercher reçoit son orientation préalable de ce
qui est cherché. Le questionner est un chercher connaissant de l’étant en son « être-que » et
son « être-ainsi ». Le chercher connaissant peut devenir « recherche », en tant que
détermination qui libère ce qui est en question. Le questionner a, en tant que tel, quelque
chose dont il s’enquiert : son questionné. Mais s’enquérir de... est d’une certaine manière
s’enquérir auprès de... Au questionner, outre le questionné, appartient donc un interrogé.
Enfin, lorsqu’une question est recherche, c’est-à-dire spécifiquement théorique, il faut que le
questionné soit déterminé et porté au concept. Le questionné inclut donc, à titre de
proprement intentionné, le demandé : ce auprès de quoi le questionnement touche au but. Le questionnement lui-même, en tant que comportement d’un étant, celui qui questionne, a un
caractère d’être propre. Un questionnement peut être accompli en tant que « simple
information », ou bien en tant que position de question explicite. La spécificité de cette
dernière consiste en ce que le questionnement devient préalablement transparent pour lui-
même du point de vue de tous les caractères constitutifs cités de la question même.
La question qui s’enquiert du sens de l’être doit être posée. Ainsi nous trouvons-nous
devant la nécessité d’élucider la question de l’être par rapport aux moments structurels cités.
En tant que chercher, le questionner a besoin d’une orientation préalable à partir du
cherché. Par suite, le sens de l’être doit nécessairement nous être déjà disponible d’une
certaine manière. On l’a suggéré : nous nous mouvons toujours déjà dans une compréhension
de l’être. C’est de celle-ci que prend naissance la question expresse du sens de l’être et la
tendance vers son concept. Nous ne savons pas ce qu’« être » signifie. Mais pour peu que
nous demandions : « Qu’est-ce que l’“être” ? », nous nous tenons dans une compréhension du
« est », sans que nous puissions fixer conceptuellement ce que le « est » signifie. Nous ne
connaissons même pas l’horizon à partir duquel nous devrions saisir et fixer le sens. Cette
compréhension moyenne et vague de l’être est un fait.
Cette compréhension de l’être a beau être flottante, confuse, toute proche d’une simple
connaissance verbale, cette indétermination de la compréhension toujours déjà disponible de
l’être n’en est pas moins elle-même un phénomène positif, qui requiert un éclaircissement.
Néanmoins, une recherche sur le sens de l’être ne prétendra pas apporter celui-ci dès le
commencement. L’interprétation de la compréhension moyenne de l’être ne peut recevoir son
fil conducteur nécessaire que du concept élaboré de l’être. C’est à partir de la clarté du
concept et des modes de compréhension explicite qui lui appartiennent qu’il faudra établir ce
que vise la compréhension obscurcie — ou non encore éclairée — de l’être, et quels types
d’obscurcissement, ou d’empêchement d’un éclairage explicite du sens de l’être, sont
possibles et nécessaires.
En outre, la compréhension moyenne, vague de l’être peut être contaminée par des
théories ou des opinions traditionnelles sur l’être, ces théories demeurant cependant
inapparentes en tant que sources de la compréhension dominante. — Le cherché dans le
questionnement de l’être n’est pas quelque chose de totalement inconnu, même si c’est
d’abord quelque chose d’absolument insaisissable.
Le questionné de la question à élaborer est l’être : ce qui détermine l’étant comme étant,
ce par rapport à quoi l’étant, de quelque manière qu’il soit élucidé, est toujours déjà compris.
L’être de l’étant n’« est » pas lui-même un étant. Le premier pas philosophique dans la
compréhension du problème de l’être consiste à ne pas ∝υ ϑν τινα διηγε σϑαι [6], « raconter d’histoire », c’est-à-dire à ne pas déterminer l’étant comme étant en sa provenance par le recours à un autre étant, comme si l’être avait le caractère d’un étant possible. L’être comme questionné requiert donc un mode propre de mise en lumière, qui se distingue essentiellement de la découverte de l’étant. Par suite le demandé, le sens de l’être, requerra lui aussi une conceptualité propre, qui se dissocie à nouveau essentiellement des concepts où l’étant atteint sa déterminité significative.
Dans la mesure où l’être constitue le questionné et où être veut dire être de l’étant, c’est
l’étant lui-même qui apparaît comme l’interrogé de la question de l’être. C’est lui qui, pour
ainsi dire, a à répondre de son être. Mais s’il doit pouvoir révéler sans falsification les
caractères de son être, il faut alors que, de son côté, il soit d’abord devenu accessible tel qu’il
est en lui-même. Du point de vue de son interrogé, la question de l’être exige l’obtention et la
consolidation préalable du mode correct d’accès à l’étant. Seulement, nous appelons « étant »
beaucoup de choses, et dans beaucoup de sens. Étant : tout ce dont nous parlons, tout ce que
nous visons, tout ce par rapport à quoi nous nous comportons de telle ou telle manière — et
encore ce que nous sommes nous-mêmes, et la manière dont nous le sommes. L’être se trouve
dans le « que » et le « quid », dans la réalité, dans l’être-sous-la-main, dans la subsistance,
dans la validité, dans l’être-là [existence], dans le « il y a ». Sur quel étant le sens de l’être
doit-il être déchiffré, dans quel étant la mise à découvert de l’être doit-elle prendre son
départ ? Ce point de départ est-il arbitraire, ou bien un étant déterminé détient-il une primauté
dans l’élaboration de la question de l’être ? Quel est cet étant exemplaire et en quel sens a-t-il
une primauté ?
Si la question de l’être doit être posée expressément et être accomplie dans une pleine
transparence d’elle-même, alors une élaboration de cette question, d’après les élucidations
antérieures, exige l’explication du mode de visée de l’être, du comprendre et du saisir
conceptuel du sens, la préparation de la possibilité du choix correct de l’étant exemplaire,
l’élaboration du mode authentique d’accès à cet étant. Or viser, comprendre et concevoir,
choisir, accéder sont des comportements constitutifs du questionner, et ainsi eux-mêmes des
modes d’être d’un étant déterminé, de l’étant que nous, qui questionnons, nous sommes à
chaque fois nous-mêmes. Élaboration de la question de l’être veut donc dire : rendre
transparent un étant — celui qui questionne — en son être. En tant que mode d’être d’un
étant, le questionner de cette question est lui-même essentiellement déterminé par ce qui est
en question en lui — par l’être. Cet étant que nous sommes toujours nous-mêmes et qui a
entre autres la possibilité essentielle du questionner, nous le saisissons terminologiquement
comme DASEIN. La position expresse et transparente de la question du sens de l’être exige une explication préalable adéquate d’un étant (le Dasein) au point de vue de son être.
Mais pareille entreprise ne se meut-elle point dans un cercle manifeste ? Devoir d’abord
nécessairement déterminer un étant en son être, puis, sur cette base, vouloir poser seulement
la question de l’être — qu’est-ce d’autre que tourner en rond ? N’est-ce pas déjà
« présupposer » pour l’élaboration de la question ce que seule la réponse à cette question doit
apporter ? Mais ces objections formelles — ainsi de l’argument cité sur le « cercle dans la
démonstration », qu’il n’est toujours que trop aisé d’alléguer dans le domaine de la recherche
des principes — sont toujours stériles lorsqu’il est question des chemins concrets d’une
recherche. Loin d’apporter quoi que ce soit à la compréhension de la chose, elles empêchent
de pénétrer dans le champ de la recherche.
Du reste, il n’y a en réalité dans la problématique qu’on vient de caractériser aucun
cercle. L’étant peut très bien être déterminé en son être sans que pour cela le concept explicite
du sens de l’être doive être déjà disponible. Autrement, aucune connaissance ontologique
n’aurait jamais pu se constituer, et l’on ne saurait en nier l’existence de fait. L’« être » est
assurément « présupposé » dans toutes les ontologies antérieures, mais non pas en tant que
concept disponible — non pas comme ce comme quoi il est recherché. La « présupposition »
de l’être a le caractère d’une prise préalable de perspective sur l’être, de telle manière qu’à
partir de cette perspective l’étant prédonné soit provisoirement articulé en son être. Cette
perspective directrice sur l’être jaillit de la compréhension moyenne de l’être où nous nous
mouvons toujours déjà et qui finalement appartient à la constitution essentielle du Dasein. Un
tel « présupposer » n’a rien à voir avec la postulation d’un principe d’où une suite de
propositions serait déductivement dérivée. S’il ne peut y avoir en général de « cercle
démonstratif » dans la problématique du sens de l’être, c’est parce que ce dont il y va avec la
réponse à cette question n’est point une fondation déductive, mais la mise en lumière libérante
d’un fond.
Mais si la question du sens de l’être ne commet aucun « cercle démonstratif », elle ne
s’en caractérise pas moins par une « rétro- » et « pré-référence » du questionné (être) au
questionner en tant que mode d’être d’un étant. Ce concernement essentiel du questionner par
son questionné appartient au sens le plus propre de la question de l’être. Or cela signifie
simplement que l’étant qui a le caractère du Dasein est lui-même en rapport — et peut-être
même en un rapport insigne — à la question de l’être. Or à travers ce rapport un étant
déterminé ne se trouve-t-il pas déjà assigné en sa primauté d’être ? L’étant exemplaire qui doit
fonctionner comme l’interrogé premier de la question de l’être n’est-il pas déjà prédonné ?
Mais il s’en faut que les élucidations précédentes suffisent à manifester la primauté du
Dasein, ou à décider de sa fonction possible ou même nécessaire d’étant à interroger
primairement. Au moins quelque chose comme une primauté du Dasein s’est-elle annoncée à
nous.

§ 3. La primauté ontologique de la question de l’être.

Notre caractérisation de la question de l’être au fil conducteur de la structure formelle
de la question comme telle a permis de discerner que cette question avait ceci de spécifique
que son élaboration et même sa solution exigeaient une série de considérations fondamentales.
Toutefois, le caractère insigne de la question de l’être ne peut venir pleinement en lumière que
si elle est suffisamment délimitée du point de vue de sa fonction, de son intention et de ses
motifs.
Jusqu’ici, la nécessité d’une répétition de la question a été motivée par la noblesse de sa
provenance, et surtout par l’absence d’une réponse déterminée, ou même par le défaut d’une
position suffisante de cette question. Cependant l’on peut désirer savoir à quoi cette question
doit servir. Reste-t-elle — est-elle en général la simple affaire d’une spéculation en l’air sur
les plus générales des généralités — ou bien est-elle la question tour à tour la plus
principielle et la plus concrète ?
Être est toujours l’être d’un étant. Le tout de l’étant peut, en ses diverses régions,
devenir le champ d’une libération et d’une délimitation de domaines réals déterminés. Ces
domaines, quant à eux, l’histoire, la nature, l’espace, la vie, le Dasein, la langue, etc., peuvent
être thématisés comme objets par autant de recherches scientifiques correspondantes. La
recherche scientifique accomplit de manière naïve et grossière le dégagement et la première
fixation des domaines de choses. L’élaboration du domaine en ses structures fondamentales
est en quelque mesure déjà accomplie par l’expérience et l’explicitation préscientifiques de la
région d’être où le domaine de choses est lui-même délimité. Les « concepts fondamentaux »
ainsi formés demeurent d’abord les fils conducteurs de la première ouverture concrète du
domaine. Même si le poids de la recherche réside toujours dans cette positivité, néanmoins
son progrès véritable ne s’accomplit pas tant dans le rassemblement des résultats et leur
consignation dans des « manuels » que dans les questions — suscitées le plus souvent de
manière réactive à partir de cette connaissance croissante des choses — portant sur les
constitutions fondamentales du domaine considéré.
Le « mouvement » véritable des sciences se produit dans la révision plus ou moins
radicale et transparente pour elle-même des concepts fondamentaux. Le niveau d’une science
se détermine par la mesure en laquelle elle est capable d’une crise de ses concepts
fondamentaux. En de telles crises immanentes des sciences, le rapport entre le questionner
positivement scientifique et les choses interrogées vient lui-même à chanceler. De toutes parts
aujourd’hui, dans les disciplines les plus diverses, se sont éveillées des tendances à
reconstruire la recherche sur des fondations nouvelles.
La science apparemment la plus rigoureuse et la plus solidement articulée, la
mathématique, est entrée dans une « crise des fondements ». La lutte entre formalisme et
intuitionnisme a pour enjeu de conquérir et d’assurer le mode primaire d’accès à ce qui doit
être l’objet de cette science. La théorie de la relativité en physique doit sa naissance à la
tendance à fixer le contexte propre de la nature, tel qu’il subsiste « en soi ». En tant que
théorie des conditions d’accès à la nature elle-même, elle cherche à garantir par la
détermination de toutes les relativités l’immutabilité des lois du mouvement, et elle se
convoque ainsi devant la question de la structure du domaine qui lui est prédonné, devant le
problème de la matière. En biologie se manifeste la tendance à questionner en deçà des
déterminations de l’organisme et de la vie fournies par le mécanisme et le vitalisme, et à
déterminer à neuf le mode d’être du vivant comme tel. Dans les sciences historiques de
l’esprit, la percée vers l’effectivité historique a été encore renforcée par la tradition elle-
même, c’est-à-dire par sa formulation et sa transmission : l’histoire littéraire doit devenir
histoire des problèmes. La théologie est en quête d’une interprétation plus originelle de l’être
de l’homme par rapport à Dieu, qui soit pré-dessinée par le sens même de la foi et qui
demeure en lui. Lentement, elle recommence à comprendre l’aperçu de Luther, suivant lequel
sa systématique dogmatique repose sur un « fondement » qui n’est point issu d’un
questionnement primairement croyant, et dont la conceptualité non seulement ne suffit pas à
la problématique théologique, mais encore la recouvre et la dénature.
Des concepts fondamentaux sont les déterminations où le domaine réal fondamental à
tous les objets thématiques d’une science accède à une compréhension préalable et directrice
pour toute recherche positive. Leur assignation et leur « légitimation » authentique, ces
concepts ne la reçoivent donc que d’une exploration non moins préalable du domaine réal lui-
même. Mais dans la mesure où chacun de ces domaines est conquis à partir de la région de
l’étant lui-même, une telle recherche préalable et créatrice de concepts fondamentaux ne
signifie rien d’autre que l’interprétation de cet étant quant à la constitution fondamentale de
son être. Une telle recherche doit nécessairement devancer les sciences positives, et elle le
peut. Le travail de Platon et d’Aristote en est la preuve. Une telle fondation des sciences se distingue fondamentalement de cette « logique » après coup qui examine un état fortuit de
telle ou telle science du point de vue de sa « méthode ». Elle est logique productrice en ce
sens qu’elle se jette pour ainsi dire en un domaine déterminé de l’être, qu’elle l’ouvre
(erschliesst) pour la première fois en sa constitution d’être, et qu’elle met les structures
obtenues à la disposition des sciences positives comme autant de règles transparentes pour
leur questionnement. C’est ainsi par exemple que le travail philosophiquement premier n’est
pas une théorie de la formation des concepts en histoire, pas davantage la théorie de la
connaissance historique, ni même la théorie de l’histoire comme objet de la science
historique, mais l’interprétation de l’étant proprement historique en son historicité. C’est ainsi
encore que la contribution positive de la Critique de la raison pure de Kant consiste dans le coup d’envoi qu’elle donne à l’élaboration de ce qui appartient en général à une nature, et non
point dans une « théorie » de la connaissance. La logique transcendantale de Kant est une
logique apriorique réale du domaine d’être « nature ».
Toutefois un tel questionnement — l’ontologie prise au sens le plus large, et
indépendamment de tel ou tel courant ou tendance ontologique particulière — exige lui-même
un fil conducteur. Certes le questionnement ontologique est plus originaire que le
questionnement ontique des sciences positives. Néanmoins, il reste lui-même naïf et opaque si
ses investigations du sens de l’être de l’étant laissent le sens de l’être en général inélucidé. Et
justement, la tâche ontologique d’une généalogie non déductive des différents modes
possibles de l’être requiert que l’on s’entende préalablement sur « ce que nous visons
proprement par le mot “être”. »
La question de l’être recherche donc une condition apriorique de la possibilité non
seulement des sciences qui explorent l’étant qui est de telle ou telle manière et se meuvent
alors toujours déjà dans une compréhension de l’être, mais encore des ontologies mêmes qui
précèdent les sciences ontiques et les fondent. Toute ontologie, si riche et cohérent que soit le
système catégorial dont elle dispose, demeure au fond aveugle et pervertit son intention la
plus propre si elle n’a pas commencé par clarifier suffisamment le sens de l’être et par
reconnaître cette clarification comme sa tâche fondamentale.
La recherche ontologique bien comprise donne elle-même à la question de l’être sa
primauté ontologique sur la simple reprise d’une tradition vénérable et la poursuite d’un
problème demeuré jusque-là obscur. Seulement, cette primauté réelle et scientifique n’est pas
la seule.

§ 4. La primauté ontique de la question de l’être.

La science en général peut être définie le tout d’une connexion de fondation de
propositions vraies. Mais cette définition, pas plus qu’elle n’est complète, ne touche le sens
propre de la science. Les sciences, en tant que comportements de l’homme, ont le mode d’être
de cet étant (homme). Cet étant, nous le saisissons terminologiquement comme DASEIN. La
recherche scientifique n’est ni le seul ni le prochain mode d’être possible de cet étant. En
outre, le Dasein a un privilège insigne par rapport à tout autre étant. Ce privilège, voilà ce
qu’il convient de mettre provisoirement en évidence. Son élucidation devra nécessairement
anticiper sur des analyses ultérieures, qui seules le mettront véritablement en lumière.
Le Dasein est un étant qui ne se borne pas à apparaître au sein de l’étant. Il possède bien
plutôt le privilège ontique suivant : pour cet étant, il y va en son être de cet être. Par suite, il
appartient à la constitution d’être du Dasein d’avoir en son être un rapport d’être à cet être. Ce qui signifie derechef que le Dasein se comprend d’une manière ou d’une autre et plus ou
moins expressément en son être. À cet étant, il échoit ceci que, avec et par son être, cet être lui
est ouvert à lui-même. La compréhension de l’être est elle-même une déterminité d’être du
Dasein. Le privilège ontique du Dasein consiste en ce qu’il est ontologique.
Être-ontologique, ici, ne signifie pas encore : élaborer une ontologie. Si donc nous
réservons le titre d’ontologie au questionner théorique explicite du sens de l’étant, il convient
d’appeler préontologique l’être-ontologique cité du Dasein. Néanmoins, préontologique ne
signifie pas pour autant simplement « étant-ontiquement » (ontisch-seiend), mais étant sur le mode d’une compréhension de l’être.
L’être lui-même par rapport auquel le Dasein peut se comporter et se comporte toujours
d’une manière ou d’une autre, nous l’appelons existence. Et comme la détermination
d’essence de cet étant ne peut être accomplie par l’indication d’un quid réal, mais que son
essence consiste bien plutôt en ceci qu’il a à chaque fois à être son être en tant que sien, le
titre Dasein a été choisi comme expression ontologique pure pour désigner cet étant.
Le Dasein se comprend toujours soi-même à partir de son existence, d’une possibilité
de lui-même d’être lui-même ou de ne pas être lui-même. Ces possibilités le Dasein les à lui-même choisies, ou bien il est tombé en elles, ou bien il a toujours déjà grandi en elles.
L’existence est toujours et seulement décidée par le Dasein lui-même sous la forme d’une
saisie ou d’une omission de la possibilité. La question de l’existence ne peut jamais être
réglée que par l’exister lui-même. La compréhension alors directrice de soi-même, nous la
qualifions d’existentielle. La question de l’existence est une « affaire » ontique du Dasein.
Elle ne requiert nullement la transparence théorique de la structure ontologique de l’existence.
La question qui s’enquiert de celle-ci vise à l’explicitation de ce qui constitue l’existence.
Nous appelons l’ensemble cohérent de ces structures l’existentialité. L’analytique de celle-ci a le caractère d’un comprendre non pas existentiel, mais existential. La tâche d’une analytique existentiale du Dasein est pré-dessinée, du point de vue de sa possibilité et de sa nécessité, dans la constitution ontique du Dasein.
Mais dans la mesure où l’existence détermine le Dasein, l’analytique ontologique de cet
étant a toujours déjà besoin d’une prise de perspective préalable sur l’existentialité. Or nous
comprenons celle-ci comme la constitution d’être de l’étant qui existe. Mais dans l’idée d’une
telle constitution d’être est déjà contenue l’idée d’être. Ainsi même la possibilité
d’accomplissement de l’analytique du Dasein dépend de l’élaboration préalable de la question du sens de l’être en général.
Les sciences sont des guises d’être du Dasein où il se rapporte également à l’étant qu’il
n’a pas besoin d’être lui-même. Or au Dasein appartient essentiellement l’être dans un monde.
La compréhension d’être inhérente au Dasein concerne donc cooriginairement la
compréhension de quelque chose comme « le monde » et la compréhension de l’être de l’étant qui devient accessible à l’intérieur du monde. Les ontologies qui ont pour thème l’étant dont le caractère d’être n’est pas à la mesure du Dasein sont par conséquent elles-mêmes fondées et motivées dans la structure ontique du Dasein, qui comprend en soi la déterminité d’une compréhension préontologique de l’être.
Ainsi l’ontologie-fondamentale, d’où seulement peuvent jaillir toutes les autres
ontologies, doit-elle être nécessairement cherchée dans l’analytique existentiale du Dasein.
Le Dasein a par suite une primauté multiple sur tout autre étant. Son premier privilège
est ontique : cet étant est déterminé en son être par l’existence. Le second privilège est
ontologique : le Dasein, sur la base de sa déterminité d’existence, est en lui-même
« ontologique ». Mais il lui appartient cooriginairement — en tant que constituant de la
compréhension de l’existence — une compréhension de l’être de tout étant qui n’est pas à la
mesure du Dasein. Le Dasein a donc un troisième privilège en tant que condition ontico-
ontologique de la possibilité de toutes les ontologies. Ainsi, le Dasein s’est dévoilé comme
l’étant qui doit, avant tout autre étant, être en premier lieu interrogé ontologiquement.
Mais l’analytique existentiale, de son côté, est en dernière instance enracinée
existentiellement, c’est-à-dire ontiquement. C’est seulement si le questionnement comme recherche philosophique est saisi lui-même existentiellement en tant que possibilité d’être du Dasein à chaque fois existant que subsiste la possibilité d’une mise à découvert de l’existentialité de l’existence, et ainsi la possibilité de s’emparer d’une problématique
ontologique en général suffisamment fondée. Mais du coup, c’est aussi la primauté ontique de
la question de l’être qui s’est dégagée.
La primauté ontico-ontologique du Dasein a été très tôt aperçue, mais sans que le
Dasein lui-même ait alors fait l’objet d’une saisie propre en sa structure ontologique, ou
même qu’il ait été problématisé en ce sens. Aristote dit : η ψυχη-

P.-S.

Cette édition hors commerce d’Être et Temps a été réalisée « au compte du traducteur »,
qui a souhaité en offrir le nombre réduit d’exemplaires à ses amis. Entreprise en juillet 1984,
la traduction a été achevée le 3 février 1985, et éditée au cours des mois suivants.
Elle est intégrale, et, faut-il le préciser, totalement nouvelle, ne devant rien, par
conséquent, aux deux tentatives partielles déjà existantes : la traduction des §§ 46-53 et 72-76
par Henry Corbin, parue en 1937 dans son anthologie heideggérienne intitulée Qu’est-ce que
la Métaphysique ?
et celle, par Rudolf Boehm et Alphonse de Waelhens, (BW), des §§ 1-44
(introduction et section 1), également publiée par les Éditions Gallimard, en 1964, sous le titre
l’Être et le Temps. De ces deux précédents, qu’il soit permis de ne dire ici que l’essentiel : 1/
Si l’éloge du philosophe Henry Corbin n’est plus à faire, l’auteur de ces lignes a eu naguère
l’occasion d’exprimer, par parole et par action la vive admiration qu’il éprouve pour Rudolf
Boehm en « défendant et illustrant » sa pensée propre. 2/ Il n’a cependant jamais rencontré, en
toute sa vie, un seul lecteur qui fût parvenu, sur la seule base des traductions partielles en
question, à « comprendre » et encore moins à étudier Être et Temps.
.

Notes

[1Au sens de « ce qui va de soi ». (N.d.T.)

[2ΑRISΤΟΤΕ, Μet., Β 4, 1001 α 21.

[3THOMAS D’AQUIN, Summa theol., I-II, q. 94, a. 2.

[4ARISTOTE, Met., B 3, 998 b 22.

[5Cf. PASCAL, Pensées et Opuscules, éd. L. Brunschvig, Paris, 1912, p. 169 : « On ne peut entreprendre de définir l’être sans tomber dans cette absurdité : car on ne peut définir un mot sans commencer par celui-ci, c’est, soit qu’on l’exprime ou qu’on le sous-entende. Donc pour définir l’être, il faudrait dire c’est, et ainsi employer le mot défini dans sa définition. »

[6PLATON, Sophiste, 242 c.

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