La Revue des Ressources

La Nuit (1890) 

Deuxième chapitre de La vie errante

lundi 20 février 2006, par Guy de Maupassant

Sortis du port de Cannes à trois heures du matin, nous avons pu
recueillir encore un reste des faibles brises que les golfes exhalent
vers la mer pendant la nuit. Puis un léger souffle du large est venu,
poussant le yacht couvert de toile vers la côte italienne.

C’est un bateau de vingt tonneaux tout blanc avec un imperceptible fil
doré qui le contourne comme une mince cordelière sur un flanc de cygne.
Ses voiles en toile fine et neuve, sous le soleil d’août qui jette des
flammes sur l’eau, ont l’air d’ailes de soie argentée déployées dans le
firmament bleu. Ses trois focs s’envolent en avant, triangles légers
qu’arrondit l’haleine du vent, et, la grande misaine est molle, sous la
flèche aiguë qui dresse, à dix-huit mètres au dessus du pont, sa pointe
éclatante par le ciel. Tout à l’arrière, la dernière voile, l’artimon,
semble dormir.

Et tout la monde bientôt sommeille sur le pont. C’est un après-midi
d’été, sur la Méditerranée. La dernière brise est tombée. Le soleil
féroce emplit le ciel et fait de la mer une plaque molle et bleuâtre,
sans mouvement et sans frissons, endormie aussi, sous un miroitant duvet
de brume qui semble la sueur de l’eau.

Malgré les tentes que j’ai fait établir pour me mettre à l’abri, la
chaleur est telle sous la toile que je descends au salon me jeter sur un
divan.

Il fait toujours frais dans l’intérieur. Le bateau est profond,
construit pour naviguer dans les mers du Nord et supporter les gros
temps. On peut vivre, un peu à l’étroit, équipage et passagers, à six ou
sept personnes dans cette petite demeure flottante et on peut asseoir
huit convives autour de la table du salon.

L’intérieur est en pin du nord verni, avec encadrements de teck, éclairé
par les cuivres des serrures, des ferrures, des chandeliers, tous les
cuivres jaunes et gais qui sont le luxe des yachts.

Comme c’est bizarre ce changement, après la clameur de Paris ! Je
n’entends plus rien, mais rien, rien. De quart d’heure en quart
d’heure, le matelot qui s’assoupit à la barre, toussote et crache. La
petite pendule suspendue contre la cloison de bois fait un bruit qui
semble formidable dans ce silence du ciel et de la mer.

Et ce minuscule battement troublant seul l’immense repos des éléments me
donne soudain la surprenante sensation des solitudes illimitées où les
murmures des mondes, étouffés à quelques mètres de leurs surfaces,
demeurent imperceptibles dans le silence universel !

Il semble que quelque chose de ce calme éternel de l’espace descend et
se répand sur la mer immobile, par ce jour étouffant d’été. C’est
quelque chose d’accablant, d’irrésistible, d’endormeur, d’anéantissant,
comme le contact du vide infini. Toute la volonté défaille, toute pensée
s’arrête, le sommeil s’empare du corps et de l’âme.

Le soir venait quand je me réveillai. Quelques souffles de brise
crépusculaire, très inespérés d’ailleurs, nous poussèrent encore
jusqu’au soleil couché.

Nous étions assez près des côtes, en face d’une ville, San-Remo, sans
espoir de l’atteindre. D’autres villages ou petites cités, s’étalant au
pied de la haute montagne grise, ressemblaient à des tas de linge blanc
mis à sécher sur les plages. Quelques brumes fumaient sur les pentes des
Alpes, effaçaient les vallées en rampant vers les sommets dont les
crêtes dessinaient une immense ligne dentelée dans un ciel rose et
lilas.

Et la nuit tomba sur nous, la montagne disparut, des feux s’allumèrent
au ras de l’eau tout le long de la grande côte.

Une bonne odeur de cuisine, sortit de l’intérieur du yacht, se mêlant
agréablement à la bonne et fraîche odeur de l’air marin.

Lorsque j’eus dîné, je m’étendis sur le pont. Ce jour tranquille de
flottement avait nettoyé mon esprit comme un coup d’éponge sur une vitre
ternie ; et des souvenirs en foule surgissaient dans ma pensée, des
souvenirs sur la vie que je venais de quitter, sur des gens connus,
observés ou aimés.

Être seul, sur l’eau, et sous le ciel, par une nuit chaude, rien ne fait
ainsi voyager l’esprit et vagabonder l’imagination. Je me sentais
surexcité, vibrant, comme si j’avais bu des vins capiteux, respiré de
l’éther ou aimé une femme.

Une petite fraîcheur nocturne mouillait la peau d’un imperceptible bain
de brume salée. Le frisson savoureux de ce tiède refroidissement de
l’air courait sur les membres, entrait dans les poumons, béatifiait le
corps et l’esprit en leur immobilité.

Sont-ils plus heureux ou plus malheureux ceux qui reçoivent leurs
sensations par toute la surface de leur chair autant que par leurs yeux,
leur bouche, leur odorat ou leurs oreilles ?

C’est une faculté rare et redoutable, peut-être, que cette excitabilité
nerveuse et maladive de l’épiderme et de tous les organes qui fait une
émotion des moindres impressions physiques et qui, suivant les
températures de la brise, les senteurs du sol et la couleur du jour,
impose des souffrances, des tristesses et des joies.

Ne pas pouvoir entrer dans une salle de théâtre, parce que le contact
des foules agite inexplicablement l’organisme entier, ne pas pouvoir
pénétrer dans une salle de bal parce que la gaieté banale et le
mouvement tournoyant des valses irrite comme une insulte, se sentir
lugubre à pleurer ou joyeux sans raison suivant la décoration, les
tentures et la décomposition de la lumière dans un logis, et rencontrer
quelquefois par des combinaisons de perceptions, des satisfactions
physiques que rien ne peut révéler aux gens d’organisme grossier,
est-ce un bonheur ou un malheur ?

Je l’ignore ; mais, si le système nerveux n’est pas sensible jusqu’à la
douleur ou jusqu’à l’extase, il ne nous communique que des commotions
moyennes, et des satisfactions vulgaires.

Cette brume de la mer me caressait, comme un bonheur. Elle s’étendait
sur le ciel, et je regardais avec délices les étoiles enveloppées de
ouate, un peu pâlies dans le firmament sombre et blanchâtre. Les côtes
avaient disparu derrière cette vapeur qui flottait sur l’eau et nimbait
les astres.

On eût dit qu’une main surnaturelle venait d’empaqueter le monde, en des
nuées fines de coton, pour quelque voyage inconnu.

Et tout à coup, à travers cette ombre neigeuse, une musique lointaine
venue on ne sait d’où, passa sur la mer. Je crus qu’un orchestre aérien
errait dans l’étendue pour me donner un concert. Les sons affaiblis,
mais clairs, d’une sonorité charmante, jetaient par la nuit douce un
murmure d’opéra.

Une voix parla près de moi.

« Tiens, disait un marin, c’est aujourd’hui dimanche et voilà la musique
de San Remo qui joue dans le jardin public. »

J’écoutais, tellement surpris que je me croyais le jouet d’un joli
songe. J’écoutai longtemps, avec un ravissement infini, le chant
nocturne envolé à travers l’espace.

Mais voilà qu’au milieu d’un morceau il s’enfla, grandit, parut accourir
vers nous. Ce fut d’un effet si fantastique et si surprenant que je me
dressai pour écouter. Certes, il venait, plus distinct et plus fort de
seconde en seconde. Il venait à moi, mais comment ? Sur quel radeau
fantôme allait-il apparaître ? Il arrivait, si rapide, que, malgré moi,
je regardai dans l’ombre avec des yeux émus ; et tout à coup je fus noyé
dans un souffle chaud et parfumé d’aromates sauvages qui s’épandait
comme un flot plein de la senteur violente des myrtes, des menthes, des
citronnelles, des immortelles, des lentisques, des lavandes, des thyms,
brûlés sur la montagne par le soleil d’été.

C’était le vent de terre qui se levait, chargé des haleines de la côte
et qui emportait aussi vers le large, en la mêlant à l’odeur des plantes
alpestres, cette harmonie vagabonde.

Je demeurais haletant, si grisé de sensations, que le trouble de cette
ivresse fit délirer mes sens. Je ne savais plus vraiment si je
respirais de la musique, ou si j’entendais des parfums, ou si je dormais
dans les étoiles.

Cette brise de fleurs nous poussa vers la pleine mer en s’évaporant par
la nuit. La musique alors lentement s’affaiblit, puis se tut, pendant
que le bateau s’éloignait dans les brumes.

Je ne pouvais pas dormir, et je me demandais comment un poète
moderniste, de l’école dite symboliste, aurait rendu la confuse
vibration nerveuse dont je venais d’être saisi et qui me paraît, en
langage clair, intraduisible. Certes, quelques-uns de ces laborieux
exprimeurs de la multiforme sensibilité artiste s’en seraient tirés à
leur honneur, disant en vers euphoniques, pleins de sonorités
intentionnelles, incompréhensibles et perceptibles cependant, ce mélange
inexprimable de sons parfumés, de brume étoilée et de brise marine,
semant de la musique par la nuit.

Un sonnet de leur grand patron Baudelaire me revint à la mémoire :

La nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles.
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verte comme les prairies,
— Et d’autres corrompus, riches et triomphants,

Ayant l’expansion des choses infinies
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent le transport de l’esprit et des sens.

Est-ce que je ne venais pas de sentir jusqu’aux moelles ce vers
mystérieux :

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Et non seulement ils se répondent dans la nature, mais ils se répondent
en nous et se confondent quelquefois « dans une ténébreuse et profonde
unité », ainsi que le dit le poète, par des répercussions d’un organe sur
l’autre.

Ce phénomène, d’ailleurs, est connu médicalement. On a écrit, cette
année même, un grand nombre d’articles en le désignant par ces mots :
l’Audition colorée.

Il a été prouvé que, chez les natures très nerveuses et très
surexcitées, quand un sens reçoit un choc qui l’émeut trop fortement,
l’ébranlement de cette impression se communique, comme une onde, aux
sens voisins qui le traduisent à leur manière. Ainsi, la musique, chez
certains êtres, éveille des visions de couleurs. C’est donc une sorte de
contagion de sensibilité, transformée suivant la fonction normale de
chaque appareil cérébral atteint.

Par là, on peut expliquer le célèbre sonnet d’Arthur Rimbaud, qui
raconte les nuances des voyelles, vraie déclaration de foi, adoptée par
l’école symboliste.

À noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes,
À, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bourdonnent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d’ombres ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombrelles ;
I, pourpre, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux

O, suprême clairon, plein de strideurs étranges
Silences traversés des mondes et des anges
— O l’Oméga, rayon violet de ses yeux.

A-t-il tort, a-t-il raison ? Pour le casseur de pierres des routes, même
pour beaucoup de nos grands hommes, ce poète est un fou ou un fumiste.
Pour d’autres, il a découvert et exprimé une absolue vérité, bien que
ces explorateurs d’insaisissables perceptions doivent toujours différer
un peu d’opinion sur les nuances et les images que peuvent évoquer en
nous les vibrations mystérieuses des voyelles ou d’un orchestre.

S’il est reconnu par la science—du jour—que les notes de musique
agissant sur certains organismes font apparaître des colorations, si
_sol_ peut être rouge, _fa_ lilas ou vert, pourquoi ces mêmes sons ne
provoqueraient-ils pas aussi des saveurs dans la bouche et des senteurs
dans l’odorat ? Pourquoi les délicats un peu hystériques ne
goûteraient-ils pas toutes choses avec tous leurs sens en même temps, et
pourquoi aussi les symbolistes ne révéleraient-ils point des
sensibilités délicieuses aux êtres de leur race, poètes incurables et
privilégiés ? C’est là une simple question de pathologie artistique bien
plus que de véritable esthétique.

Ne se peut-il en effet que quelques-uns de ces écrivains intéressants,
névropathes par entraînement, soient arrivés à une telle excitabilité
que chaque impression reçue produise en eux une sorte de concert de
toutes les facultés perceptrices ?

Et n’est-ce pas bien cela qu’exprime leur bizarre poésie de sons qui,
tout en ayant l’air inintelligible, essayé de chanter en effet la gamme
entière des sensations et de noter par les voisinages des mots, bien
plus que par leur accord rationnel et leur signification connue,
d’intraduisibles sens, qui sont obscurs pour nous, et clairs pour eux ?

Car les artistes sont à bout de ressources, à court d’inédit, d’inconnu,
d’émotion, d’images, de tout. On a cueilli depuis l’antiquité toutes les
fleurs de leur champ. Et voilà que, dans leur impuissance, ils sentent
confusément qu’il pourrait y avoir peut-être pour l’homme un
élargissement de l’âme et de la sensation. Mais l’intelligence a cinq
barrières entr’ouvertes et cadenassées qu’on appelle les cinq sens, et
ce sont ces cinq barrières que les hommes épris d’art nouveau secouent
aujourd’hui de toute leur force.

L’Intelligence, aveugle et laborieuse Inconnue, ne peut rien savoir,
rien comprendre, rien découvrir que par les sens. Ils sont ses uniques
pourvoyeurs, les seuls intermédiaires entre l’Universelle Nature et
Elle. Elle ne travaille que sur les renseignements fournis par eux, et
ils ne peuvent eux-mêmes les recueillir que suivant leurs qualités, leur
sensibilité, leur force et leur finesse.

La valeur de la pensée dépend donc évidemment d’une façon directe de la
valeur des organes, et son étendue est limitée parleur nombre.

M. Taine d’ailleurs a magistralement traité et développé cette idée.

Les Sens sont au nombre de cinq, rien que de cinq. Ils nous révèlent, en
les interprétant, quelques propriétés de la matière environnante qui
peut, qui doit receler un nombre illimité d’autres phénomènes que nous
sommes incapables de percevoir.

Supposons que l’homme ait été créé sans oreilles ; il vivrait tout de
même à peu près de la même façon, mais pour, lui l’Univers serait muet ;
Il n’aurait aucun soupçon du bruit et de la musique ; qui sont des
vibrations transformées.

Mais s’il avait reçu en don d’autres organes, puissants et délicats,
doués aussi de cette propriété de métamorphoser en perceptions nerveuses
les actions et les attributs de tout l’inexploré qui nous entoure,
combien plus varié serait le domaine de notre savoir et de nos
émotions.

C’est en ce domaine impénétrable que chaque artiste essaye d’entrer, en
tourmentant, en violentant, en épuisant le mécanisme de sa pensée. Ceux
qui succombent par le cerveau, Heine, Baudelaire, Balzac, Byron
vagabond, à la recherche de la mort, inconsolable du malheur d’être un
grand poète, Musset, Jules de Goncourt et tant d’autres, n’ont-ils pas
été brisés par le même effort pour renverser cette barrière matérielle
qui emprisonne l’intelligence humaine ?

Oui, nos organes sont les nourriciers et les maîtres du génie artiste.
C’est l’oreille qui engendre le musicien, l’oeil qui fait naître le
peintre. Tous concourent aux sensations du poète. Chez le romancier la
vision, en général, domine. Elle domine tellement qu’il devient facile
de reconnaître, à la lecture de toute oeuvre travaillée et sincère, les
qualités et les propriétés physiques du regard de l’auteur. Le
grossissement du détail, son importance ou sa minutie, son empiétement
sur le plan et sa nature spéciale indiquent d’une façon certaine tous
les degrés et les différences des myopies. La coordination de
l’ensemble, la proportion des lignes et des perspectives préférées à
l’observation menue, l’oubli même des petits renseignements qui sont
souvent les caractéristiques d’une personne ou d’un milieu, en
dénoncent-ils pas aussitôt le regard étendu, mais lâche, d’un presbyte ?

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