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La Lettre 

dimanche 2 août 2009, par Ahmed Bengriche (Date de rédaction antérieure : 15 mai 2009).

LE REVE

« Ce soir, je dormirai ici ; puis la femme demanda : tu l’as vu ? »
Elle était assise sur un coussin, le deux jambes allongées, l’un des pieds posé sur un petit banc, dans un réduit attenant aux étables, pelant des patates. Tout près d’elle un canoun allumé et à portée de sa main un seau d’eau. C’était un dimanche brumeux de fin de saison…

— Je l’ai vu, dit Sadek. Il était debout. A travers la fenêtre grande ouverte il pouvait voir la plaine où le noir de boue se mélangeait à des carrés d’herbes. Un vieux berger poussait d’une canne un
gros troupeau de moutons sur un chemin qui longeait les champs.

— Tu n’as pas été long, dit la mère ; elle essuya une larme.
Plus loin que les moutons était la ligne de cèdres. Dans la plaine un tracteur minuscule traçait des sillons comme sur une ardoise. Des oiseaux blancs étaient parsemés dans la terre retournée.
D’autres oiseaux aussi…
La mère, maintenant, découpait les patates en petits morceaux qu’elle jetait au fur et à mesure dans le seau.

— Tante Zahra m’a dit que je pourrais le visiter d’ici une semaine ; je l’ai trouvée sur le chemin en rentrant…

— Il faut d’abord que ta jambe guérisse, dit le gosse qui semblait avoir vieilli depuis deux jours…

— Sinon je pourrais même aller avec la béquille…
Sadek observa la jambe enflée de sa mère et se dit qu’elle devait faire deux fois l’autre en grosseur.

— Ils n’ont rien dit à l’hôpital ?

— Rien ! mais ils m’ont donnée de la quinine amère et m’ont transportée jusqu’ici…

— Tu as peut-être le pied cassé…

— Je ne crois pas, dit la mère d’une voix crédule ; Dieu ne peut pas jouer de malheur deux fois de suite…

La nuit précédente, la mère, en dégringolant les escaliers qui n’avaient point de rampe pour aller ouvrir aux soldats qui cognaient fortement contre la porte cochère, se retrouva en bas, étendue avec une douleur au niveau du genou. Les soldats fracassèrent la porte, remuèrent toute la maison de fond en comble jusque chez les bêtes dont l’étable tenait presque tout le rez-de-jardin puis quittèrent les lieux en coup de vent… Ce matin, seul Sadek alla … visiter son père qu’on venait d’incarcérer la semaine passée. Cause : il avait eu l’audace de publier une lettre ouverte à Monsieur
Le Gouverneur dans le journal local…

— Va jouer mon petit avec tes amis…
Mais Sadek ne bougeait pas. La campagne était là avec rien de méchant dessus. Un tracteur, des moutons, de l’herbe, les cèdres, de la fumée…

— Lalla Zahra m’a dit qu’on va les relâcher… tu verras… on va relâcher ton père ; son mari à elle a passé deux mois en prison puis on l’a relâché, l’an passé ; Lalla Zahra a dit même que c’est une tactique ; à tour de rôle on met les gens en prison pour faire peur aux autres ; ton père n’a rien fait, lui ; cette nuit j’ai rêvé, juste avant qu’ils ne commencent à cogner à la porte…
Maintenant elle poussait les pelures dans un coin. La marmite grésillait sur le canoun. Chez les voisins, un enfant pleurait avec calme comme procède un enfant longtemps après une raclée…

— J’avais rêvé d’un cimetière ; un cimetière que je n’avais jamais vu auparavant ; et des gens que je ne connaissais point étaient en train d’enterrer des morts dans leurs habits ; j’ai raconté ce rêve à tante Zahra ; elle me révéla que c’était une bonne chose ; les pleurs ainsi que tous les petits malheurs dans un rêve sont de bonnes choses dans la vie ; aussi le jour où je vis qu’on mariait ta petite sœur, en rêve, elle mourut dans la semaine…
Les oiseaux dans le ciel prirent leur vol en un faisceau de blancheur qui gagna toute la voûte céleste et une fumée opaque, dense, enveloppa le tracteur et une partie du champ … Au niveau des cèdres le berger courait d’un mouton à l’autre…

BRIBES DE MEMOIRE

………………………………………………puis le matin on vous somme de pousser des vieux vers la plaine. Avec le soleil par-dessus la tête et l’air qui est ici sec et très sain. Et les vieux qui savent déjà murmurent de ces choses – non ! ne pas croire à des insultes, c’est autre chose, de ces prières régulières qui ne les quittent presque jamais – et avancent sans qu’on les pousse vraiment. Dans leurs guenilles, sans turban, très pauvres, très fiers et très seuls ils avancent devant vous. Et derrière vous le supérieur. L’Indochine ! L’Indochine ! Saigon ! Les fourrés secs !
Une tête carrée, comme coupée dans du marbre, le geste rapide, le mot bref. Pour le sang ! Par le sang ! On vous apprend, grogne-t-il ! On vous met dans le bain ! On vous apprend à traiter avec égard l’ennemi ! En dehors du sentiment ! De la raison ! Du quotidien ! Et d’autres cochonneries … Puis vous faites avancer les vieux le long d’une rivière. Plus loin que des cèdres. Et vous avez le jour qui vient juste de renaître et qui balance au fond de tout votre être. Vous vous crashez les entrailles. Vous bifurquez en vous-même. Vous revivez des vies d’autrefois comme un adulte devant un carrousel. Des voix anciennes arrivent à vos oreilles. Ce n’est plus le même accent. Des voix mortes comme des peaux de bêtes jetées sur le chemin… Vous vous laissez aller comme le jour de la mort. Votre lâcheté soutient que vous n’êtes point concerné. Que vous êtes d’une bonne famille… Parmi d’autres bonnes familles qui sont avec vous et qui veulent bien que la besogne aille vite et qui ne disent pas un mot. Que la besogne aille vite ! C’est-à-dire proprement ! Pour éviter l’émotion… Mais on veut nous apprendre ! On veut nous mettre dans le bain ! On veut parfaire notre éducation ! Pour que nous sachions nous armer quand il le faut ! Pour que nous soyons à la mesure du devoir ! Pour que nous puissions lors des ratissages tuer à bout portant ! Plus que tuer ! Egorger ! Vous arrivez au bout des cèdres… Vous alignez vos vieux qui lèvent la voix en psalmodiant : lahkbar ! lahkbar ! Mais c’est déjà fait la besogne ! Avant même que vous ne naissiez ! Avant même que l’ordre ne fut établi ! En témoignent les têtes défaites de leur turban. En témoigne leur homélie… Et vous tirez ! Vous tirez là où il faut pour faire vite. Pour contrer le temps. Pour laver le coin. Puis du pied vous balancez dans l’eau. Et il y a le rire du supérieur, resté accroupi, très loin. Puis vous revenez. Vous repassez devant le même champ. Un tracteur. Le conducteur lève la main. A la remorque un essaim d’oiseaux. Vous répondez au salut. Puis comme lors de ces fins de guerre vous avancez parmi un conte indochinois. Avec la broussaille. Le visage émacié. Où de vrais hommes vous découpent un bébé tout en chantonnant une berceuse pour faire parler la mère. Et quand vous rentrez à la caserne on vous poste une fois de plus chez les prisonniers. Dans les yeux de ceux qu’on tuera demain ou après demain vous percevez une sorte d’éclatement. Des feux mourants. Cela gène beaucoup. Oui, cela gène énormément. Durant le restant de la journée vous êtes accroché au mot devoir. Vous êtes semblable à un homme suspendu, de l’extérieur, à l’unique et isolée et haute lézarde d’un château qui tient plus à fermer les yeux qu’à tendre la main vers l’échelle… Et vous vous raccompagnez dans votre élan de : oui, Mon Adjudant ! vrai, Mon
Adjudant ! je vais voir, Mon Adjudant ! A l’heure de la visite vous insultez les prisonniers – vous les insultez avec des mots crus - tout en les laissant déferler vers les grilles et par-delà les grilles vous observez les orphelins, les couffins, les femmes, les silences. Ils sont là depuis l’aube. Depuis l’éternité. Puis vous comprenez ce qu’un prisonnier essaie de dire à un enfant : il est mort mort mort pas pleurer… Puis l’enfant recule de trois pas. Dans sa veste d’adulte. Durant tout le temps de la visite il ne vous lâche plus des yeux. Plus vous bougez plus vous ressentez son regard.

Pas de gestes. Pas de cris. Pas de pleurs. Seulement un regard. Des cils qui battent à peine…

LE MANUSCRIT


— Jean ! le facteur vient de ramener ton manuscrit.
La vieille dame posa le paquet de feuilles dactylographiées et ficelées devant son fils sur le guéridon entre les deux béquilles en bois et s’assit juste à côté .
Puis elle ajouta dans un murmure : ces sortes d’insultes… depuis maintenant plus de vingt ans, qui serait fou pour les publier…

— Oui presque vingt ans. Il semblait avoir un hochement continu de la tête. Renvoyé et avec une lettre, comme les fois précédentes, me conseillant d’éviter les mémoires et de me pencher sur les
cochonneries de sexe, de prairies, de sarments, d’être plus simple question de style, dit Jean, après avoir lu et déchiré la lettre qui accompagnait le manuscrit…

— Sois calme, Jean !

— Je suis très… très calme, hoqueta Jean tout en continuant à hocher la tête. Puis il lut à haute voix le titre du manuscrit : Mémoires d’un héros de la guerre d’Algérie … Je vous en foutrais,
moi, des héros plein de merde, avec le style de la nouvelle romance, de la mémoire à la mémoire, pour que ça ricoche d’un bout à l’autre des axones et des dendrites ; plus ils me répondent ces salauds par la négative plus j’ai envie de faire quelque toile d’araignée de ce livre, pour les tenir, par les viscères, là, vivants, une éternité…
Puis il cria : apporte-moi le singe…
Sa maman se releva lentement, pénétra à travers un berceau de ceps de vigne dans la maison puis revint avec le livre de Blondin : Un singe en hiver…

— C’est de ces bouquins qu’il leur faut pour bien les remettre à leurs places, dans leur merde…

— Si tu essayais de dormir un peu… ça fait deux jours que tu n’as pas fermé de l’œil, assis là…

— Dormir, dormir… hoqueta Jean, je n’arrive plus à tenir le coup devant le rire du gosse, avec son couffin, sa grande veste, son regard ; parfois j’ai l’impression que c’est toi-même qui le fait entrer exprès dans la chambre pour le voir me catapulter à la face son tracteur, son essaim d’oiseaux, ses cèdres…

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