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La guerre, un texte de Edmondo de Amicis 

Traduction d’Olivier Favier

lundi 26 décembre 2011, par Edmondo de Amicis (1846-1908), Olivier Favier

Dans un hôtel de montagne

Les nouvelles de la guerre viennent avec les journaux. Quand depuis plusieurs jours on n’annonce plus de nouveau massacre, la plupart les jettent avec dépit ou ennui, et quelques-uns vont jusqu’à s’écrier : Mais qu’est-ce qu’ils font ? Ils s’amusent ? Mais en voilà un autre, et tout le monde se remet à lire avec avidité, sans qu’aucun visage ne laisse apparaître, pour ce que je peux y voir, une lueur de tristesse, de pitié ou d’horreur. La jeunesse prend parti pour l’une ou l’autre armée, non en raison du droit qu’elle reconnaît à une nation plutôt qu’à l’autre ; mais comme on parierait aux courses, pour mieux « prendre intérêt » aux événements.

Deux mille morts chez les Russes ! - Les " jaunes "* le crient et s’en vantent au nez de leurs adversaires. Ceux-ci triomphent à leur tour. Une fausse nouvelle est arrivée : vingt mille Japonais tués par des mines dans un assaut de Port-Arthur. - Vingt mille morts chez les Japonais - : le cri parvient jusqu’à ma chambre. Un adolescent jubile. Et j’entendrai ce cri le jour durant chez mes voisins de table jeunes et vieux, accompagné chez la plupart d’un sourire d’agréable surprise, de celle que l’on ressent au spectacle, sur un coup de théâtre inattendu et violent.

*

Ce sont pourtant là des gens doux et raffinés. Un jour, alors qu’ils étaient en train de lire les nouvelles d’une bataille, une dame se piqua légèrement le doigt avec ses ciseaux de broderie : chacun délaissa son journal, et se précipita vers elle, apitoyé. Beaucoup sont sincèrement croyants ; mais je n’ai pas noté chez ceux-là un autre sentiment quand ils parlent de la guerre. Je peine à comprendre leur indifférence de gens civilisés et délicats quand des milliers d’hommes s’entretuent chaque jour ou presque. Ce sera sans doute que ces faits se produisent au loin. Mais que vaut une bonté d’âme qui ne s’exerce pas au-delà d’un certain périmètre ? Serait-ce que leur pauvre imagination ne leur suggère aucune émotion en apprenant ces événements ? Mais que le sentiment l’ébranle, et l’imagination la plus assoupie ouvre les yeux et voit mille choses. Serait-ce l’idée communément admise, acceptée depuis l’enfance, que la guerre est une fatalité ? Leur âme serait-elle à ce point rompue aux massacres par les livres d’histoire et la fréquence des guerres contemporaines qu’elle ne puisse plus sentir autrement ? Mais que vaut notre orgueil d’esprits raffinés, si à cette idée même notre coeur ne se révolte pas, et si la culture et le dur chemin de la civilisation ne nous élèvent pas plus moralement que ces hommes des temps que l’on dit barbares ? On peut toujours excuser l’indifférence. Mais comment expliquer ce plaisir que la guerre nous procure ? Comment l’expliquer, entendons-nous bien, si ce n’est par une cause déshonorante pour la nature humaine et pour la civilisation ; si ce n’est par la persistance en nous d’un reste de barbarie atavique, qui nous donne dans le spectacle et l’imagination du sang une ivresse plus forte que la raison et la vertu si fragilement acquises ?

*

Du plaisir, oui ; le spectacle de la guerre nous procure du plaisir. Et nous cherchons en vain à le dissimuler. Nous nous plaisons à vivre dans la continuelle attente d’un terrible événement, qui sera pour nous un motif d’émerveillement, qui nous donnera matière à des discussions inaccoutumées et brisera pour une heure l’uniformité de notre quotidien. J’en veux pour preuve la fréquence des fausses nouvelles de massacre et les exagérations des horreurs de la guerre diffusées par les journaux. Ce ne sont pas toujours des erreurs, mais le plus souvent des inventions et des falsifications consciemment perpétrées par les uns et largement accueillies par les autres. On sait bien que le public désire et prend plaisir aux grandes émotions théâtrales que les grandes tragédies lui dispensent. J’en veux pour preuve les gros titres sanglants et l’intention manifeste, dans la plupart d’entre eux, de frapper l’imagination en présentant l’horrible vérité sous d’horribles aspects. J’en veux pour preuve les scènes de guerre offertes par la presse illustrée, où sont représentés des corps à corps imaginaires de soldats animés d’une rage homicide, les yeux exorbités et les visages sanglants, les infernales mêlées de foules en armes qui dans la réalité restent très rares, les épouvantables scènes d’explosions et de ruines fumantes dont la reproduction semble impossible par une photographie instantanée. Et nous avons beau essayer de nous tromper nous-mêmes : ce n’est pas de la pitié que nous ressentons à lire et à regarder cela ; c’est une fièvre de l’imagination, c’est une exaltation des nerfs, c’est un sentiment momentanément plus intense de la vie dont toute pitié est absente sauf à vouloir y faire appel pour rendre encore plus intense ce sentiment, plus fort l’ébranlement nerveux, plus vif le plaisir de l’imagination.

*

La pitié, bon dieu ! Interrogeons un peu notre âme. Nous éprouvons de l’amertume aux premières nouvelles de la guerre : - une autre guerre ! - et de la pitié à l’annonce des premiers combats : - les carnages commencent ! Mais les faits se répètent et le noble sentiment s’éteint. Prenant parti pour la nation où nous croyons que se tiennent justice et raison, nous en venons peu à peu, naturellement et presque inconsciemment, à nous réjouir des revers de nos ennemis, oubliant dans l’assouvissement de nos désirs les victimes des deux bords. Notre pitié endormie nous rend indifférent à tout. Nos malheurs quotidiens, même quand il s’agit d’accidents meurtriers, sont bien peu par rapport à ceux de la guerre, que les journaux annoncent à côté d’eux ; et nous ne nous émouvons pas davantage ni des uns ni des autres. Même les crimes ordinaires nous répugnent moins qu’en temps de paix, parce que l’idée du sang et de la mort nous est devenue familière, et moindre dans notre esprit l’importance de la vie humaine. Et si parfois nous en sommes touchés, aussitôt notre sentiment se change en honte par l’évidence de cette contradiction. Cette victime te fait pitié, et pourquoi pas ces autres innombrables ? Le deuil d’une famille t’horrifie, et pourquoi pas le désespoir de ces quelques milliers ?

*

Voilà : le journal apporte la nouvelle du naufrage d’un navire. Trois lignes lues en cinq secondes, commentées pendant cinq minutes et oubliées une heure plus tard. Mais quelles angoisses et quelles misères dans ces quelques mots ! Femmes qui l’apprenant s’écroulent foudroyées, maisons qui retentissent de cris et de sanglots, enfants qui restent sans pain, vieux qui perdent la raison, pères et mères qui garderont présents dans leur esprit pour des années l’horrible vision des dernières convulsions de leurs proches, engloutis par les flots et dévorés par les requins, alors qu’ils envoyaient vers eux leurs voeux de salut et de retour.

Voilà : deux messieurs tranquilles, le journal à la main, montrent sur la carte le village de départ d’un corps d’armée, et la ville où il est arrivé à marche forcée ; et sur celle-ci ils plantent un minuscule drapeau. Ils ne voient que vaguement, en imagination, comme une ligne de fourmis, la colonne qui serpente jusqu’au but. Mais ils n’imaginent pas les tranchées et les camps semés de soldats exténués, les milliers de ceux qui se traînent courbés, brûlés par le soleil et suffoquant dans la poussière, les horribles tortures de la soif et de l’insomnie, les efforts désespérés et les divagations sincères de ceux que la faim et les fatigues épuisent, qui vont traversant l’obscurité, fouettés par la pluie et le vent, par la route sans fin, maudissant la guerre et la vie.

Nous lisons le récit d’une bataille, et nous nous imaginons bien les milliers de morts et de blessés, mais éclairés, comme dans un incendie, des lueurs d’une poésie épique, où nous apparaissent seulement les aspects glorieux de la douleur et de la mort. Mais les interminables heures d’angoisse et de terreur précédant le combat, mais la folie furieuse et exterminatrice étouffant dans les âmes toute humanité, mais les agonies délirantes des blessés abandonnés rassemblant leurs entrailles et agitant leurs moignons en invoquant la mort, mais les horreurs de l’immense charnier couvrant monts et vallées, remplissant l’air de hurlements et de plaintes, mais les files interminables de chariots chargés de chair en lambeaux et d’os brisés laissant derrière eux sur les routes des traînées sanglantes, pour qui chaque cahot est une torture mortelle, mais le désespoir, les brutalités féroces, les effrois forcenés des fuyards menacés par d’impitoyables vainqueurs, mais les biens, les espoirs, les coeurs, les vies gâchées, mais la maudite semence de douleur et de misère jetée dans l’avenir : non, rien de cela ne fait image en notre esprit. Une heure plus tard nous voilà tous à table ; les petits incidents et les ragots du jour sont l’unique sujet de nos conversations, les plaisanteries se mêlent, les rires fusent de toute part. Et si l’idée se présente à quelqu’un que les morts de la bataille d’il y a trois jours ne sont pas encore enterrés, que les corbeaux s’abattent sur eux, qu’en cet instant des centaines de blessés crient et se meurent dans les hôpitaux et sous les tentes, que d’autres corps d’armée se jettent les uns contre les autres pour perpétrer de nouveaux massacres, il s’empresse de masquer sa pensée en disant : - Qu’y puis-je ? C’est la guerre. C’est la fatalité. C’est la loi du monde. Nous pensons différemment.

*

Mais penser différemment, tous ne le peuvent pas. Et ceux-là vont d’une pensée à l’autre, ce qui est bien plus triste encore. Que beaucoup d’hommes aient voulu une aussi vaste et horrible calamité dans leur propre intérêt, et non en la croyant une nécessité vitale à leur pays, que beaucoup d’hommes pour leur seul profit souhaitent prolonger le misérable massacre en attisant un feu de colère et de haine, que d’innombrables civils n’éprouvent rien devant cette effroyable tragédie que de la curiosité, et que d’autres en demeurent les spectateurs indifférents comme s’il s’agissait là d’une querelle d’insectes, voilà de quoi nous faire mépriser la nature humaine et nous faire désespérer de la civilisation. La tristesse nous saisit. Nous en venons à reconnaître la vanité pitoyable de toutes les doctrines humanitaires, l’impuissance absolue de tout apostolat moralisateur et pacifique. Nous sommes découragés. Nous retrouvons en pensée tous les carnages humains de ces dernières années, et prévoyant que bientôt il en viendra d’autres, et puis d’autres encore, nous sommes sur le point de croire que la civilité, la civilisation, le triomphe de la raison ne sont que des mots vides qui flattent notre orgueil et masquent la primitive bestialité demeurée irrésistiblement en nous. Nous souffrons. Les plaisirs les plus purs de l’imagination et les plus doux sentiments du coeur sont empoisonnés, puisque nous doutons que l’admiration des beautés de la nature et de l’art, les sentiments et les nobles aspirations, les idées grandes et généreuses ne tiennent que le sommet de notre âme et n’aient un quelconque pouvoir sur nos instincts sauvages. Ceux-là demeurent obscurément en nous, indomptables quand la passion se déchaîne, inextirpables à jamais.

*

Ce qui nous indigne et nous décourage le plus dans une guerre qui ne sert pas à la défense de la patrie envahie, est qu’elle mette son oeuvre sanguinaire sous la protection du Christ. Le Christ approuve que l’on conquière une terre lointaine, utile à nos commerces ; le Christ consent que l’on tue ou fasse tuer des milliers de croyants et de non-croyants pour la conquérir, donc, tuez au nom du Christ.

Y a t-il un mensonge dans le monde qui montre mieux que celui-là la stupidité, la duplicité et la lâcheté humaines ?

Je vois, dans un tableau de bataille d’un journal illustré, un prêtre avec le crucifix au poing qui incite les soldats à un assaut à la baïonnette : c’est certainement la représentation imaginaire d’un fait véridique et fréquent : les soldats ont le visage bouleversé par la fureur du carnage, des blessés se tordent à terre, la terre est couverte de sang ; mais la chose la plus horrible du tableau me paraît ce prêtre qui aiguillonne les assassins avec le Christ, et mon sentiment se traduit dans le geste idéal de lui arracher la croix du poing et de la lui jeter à la figure. Et ainsi, parmi tous ceux qui parlent de la guerre avec une indifférence qui offense ma conscience d’homme civilisé, ou en tirent un plaisir qui blesse mon humanité, parmi tous ceux qui se moquent des apôtres de la paix et se résignent à l’idée de l’éternité de la guerre comme à une loi du monde, ceux qui constituent pour moi la raison la plus forte de désespérer de l’avenir, ce sont les hommes qui font profession de foi chrétienne. Je m’effraie à la pensée que des hommes raisonnables puissent en toute bonne foi concilier la doctrine du Christ avec l’idée de la guerre, ou qu’ils ne sentent pas l’infamie qui se trouve à tenter de les concilier de force ou à feindre de les croire conciliables. Qu’une telle contradiction soit encore possible aujourd’hui, me fait désespérer qu’elle puisse cesser un jour, et m’amène à croire douloureusement qu’il se peut que les plus monstrueuses contradictions perdurent dans l’esprit des hommes. Si au moins l’on taisait le nom du Christ pendant qu’on tue !

Et pourtant, malgré tout, nous réaffirmons encore une fois notre espoir, parce qu’il est nécessaire de garder vivants d’autres idéaux, sans lesquels on ne peut vivre.

Pouvons-nous nous consoler dans la vision d’une société meilleure, si au fond de cette vision rougeoie une mare de sang comme à l’horizon du passé ? Et comment pouvons-nous au milieu des enfants et des jeunes faire les prophètes du bien, en croyant qu’eux, leurs enfants et les enfants de leurs enfants, éternellement, tueront, seront tués et verront tuer, que c’est une loi immuable de la civilisation que de retourner périodiquement vers la barbarie, en détruisant des milliers de vie et les fruits du travail d’une génération ? Comment pouvons-nous consacrer notre esprit en toute sérénité au culte de la beauté et de la science et nous vouer avec une ardeur constante à l’éducation des foules, au soulagement de la misère, à l’éradication du crime, si nous croyons que l’humanité, fatalement, ne guérira jamais de sa plus funeste folie, ne se délivrera jamais de ses malheurs, ne se libérera jamais de la nécessité du pire de ses crimes ? Cela passera pour une utopie, l’oeuvre d’adolescents et de rêveurs que de prêcher l’horreur des massacres et la paix entre les peuples. Mais comme le monde paraîtrait plus triste et l’avenir plus sombre si nul ne prêchait cette vaine foi, si nul ne prêchait son espoir en la fin de ces boucheries humaines, si quand ces boucheries surviennent ne se levait au moins chez des milliers d’hommes de tous les pays un cri de pitié et d’indignation ! Si l’idéal sacré n’est qu’un rêve, ayons au moins la honte et le dégoût de la sentence de sang que nous portons inscrite sur notre tête, et, à défaut d’autre chose, faisons au moins le geste de nous laver le front ; ce front sur lequel nous disons que brille l’immortel rayon de l’âme : imposteurs !

P.-S.

* Allusion à la guerre russo-japonaise de 1904-1905, l’un des premiers heurts entre impérialismes dans la zone Pacifique, qui démontra contre toute attente la supériorité militaire japonaise jusqu’à la capitulation de Port-Arthur et la destruction d’une grande partie de la flotte russe à la bataille de Tsuhima. Par le traité de Portsmouth en septembre 1905, le Japon s’affirmait comme une puissance majeure dans l’est asiatique, tandis que la Russie devait faire face à une première révolution.

***

Retour au déshonneur par Olivier Favier, le traducteur

En 1904, Edmondo de Amicis a cinquante-huit ans. Il mourra quatre ans plus tard, laissant une oeuvre volumineuse. Les reportages y dominent, ainsi que les souvenirs et les livres de voyage. Cet ancien officier appartient à la première génération post-unitaire. A vingt ans il a participé à la peu glorieuse bataille de Custozza. L’Italie existe déjà, et cette troisième guerre d’indépendance, pour aussi désastreuse qu’elle ait pu être sur le plan militaire, verra grâce aux succès prussiens, le rattachement de la Vénétie au royaume. En 1870, alors que les troupes pénètrent dans une Rome abandonnée par Napoléon III, c’est déjà en journaliste et en écrivain qu’il témoigne de cet achèvement provisoire de l’unité italienne. Il met fin l’année suivante à sa carrière de soldat et à sa vocation d’écrivain militaire.
Sa véritable voie est ailleurs. Grand voyageur, il se découvre dans le reportage au long cours des dons d’observateur et de témoin, ainsi qu’une veine sentimentale dont il usera et abusera dans un livre atypique, le trop célèbre Coeurs, dont les vertus moralisantes le placeront jusqu’à sa mort parmi les gloires nationales, mais terniront durablement sa réputation littéraire, le rangeant fort injustement dans les vieilleries curieuses et un peu ennuyantes, mais de toute façon subsidiaires.
Ce court texte, écrit au tout début de la guerre russo-japonaise, l’un des premiers heurts entre impérialismes dans cette région du monde, pourra ainsi doublement nous surprendre. Les voix pacifistes alors ne sont pas très nombreuses. Edmondo de Amicis s’est tourné depuis longtemps déjà vers un socialisme humaniste - son évolution n’est pas sans ressembler à celle d’Anatole France - et cet admirateur déçu du premier Déroulède, en qui il vit naguère un jeune idéaliste, a remarquablement pressenti combien l’idée de nation, pour progressiste qu’elle fût jusqu’aux années 70, s’est peu à peu infléchie vers une rhétorique arrogante et brutale, et vers quelles erreurs elle ne peut qu’immanquablement conduire. Mais plus remarquable encore est l’analyse qu’il fait du rôle de la presse et de l’image dans ces conflits lointains, qui perdent dès lors un peu trop facilement leur caractère d’épouvantables réalités. Quant à la tartufferie des invocations divines et au crime que représente une guerre menée pour des raisons économiques, nous ne pouvons que regretter, presque cent ans plus tard, leur désolante actualité.

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