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La guerre côté balcon _3. Sous les bombes 

Un récit de l’Ouroboros gazéen en 2015

vendredi 7 août 2015, par Huda Abdelrahman al-Sadi


LA GUERRE CÔTÉ BALCON


— III —

Sous les bombes



Entre dix neuf heures et minuit le rythme des bombes est irrégulier, arbitraire et imprévisible, chaque demi heure ou toutes les deux heures. A partir de minuit, toutes les frappes sont millimétrées, chronométrées, et les tapis de bombes décrivent un cercle qui se rapproche de plus en plus du cœur de la ville, jusqu’à nous donner l’impression, à la fin, d’exploser dans nos têtes.
A minuit, nous descendons en catastrophe tous au rez-de-chaussée. Nous nous entassons. Dix huit dans la même pièce, prêts à mourir. Nous sommes collés contre le mur, car il faut éviter la proximité de la fenêtre, au-delà nous voyons l’ombre effrayante des arbres. Maintenant nous avons fini par reconnaître les bombes à leur bruit et à leur lumière, en un rien de temps nous en savons l’impact et s’il est loin ou proche de nous. J’aime ces moments d’obscurité et de peur. Nous sommes serrés les uns contre les autres et nous nous racontons des histoires pour oublier la guerre. Comme nos nuits sont longues, chacun évoque la mort qu’il désire. La majorité de notre famille préfère mourir en dormant, on ne sent pas de douleur, paraît-il.
Parfois, il nous arrive de jouer les experts en balistique, nous faisons semblant de distinguer rien qu’au bruit les missiles israéliens et les roquettes palestiniennes. Des théories et des supputations. On affirme que les projectiles qui émettent un bruit sourd sont ceux de la résistance tandis que ceux qui produisent un son assourdissant viennent des israéliens. Durant ces nuits difficiles, il nous arrive de rire à nous damner.
Un soir pareil aux autres, sur le balcon, je monte la garde avec mon petit frère. La famille dort. Soudain, j’entends des cris dehors. Je vois un groupe de gens dans la rue, je ne comprends pas. Se rassembler ainsi est une folie, les avions bombardent systématiquement les regroupements, afin de faire le maximum de victimes. Je regarde cette petite foule et je vois les drones affluer vers notre quartier et je me dis que « ça y est, on est morts ». J’entends une femme appeler mon père : « Abo Salah, ouvrez la porte, l’armée israélienne a appelé le boucher Abo Ayman pour qu’il évacue sa maison. Ils vont la bombarder. ». La maison du boucher est à quelques mètres de la nôtre, je cours réveiller la famille. Tout le monde s’habille à la hâte. Nous filons au rez-de-chaussée. De nouveau quelqu’un frappe à la porte, cinq autres familles nous demandent asile.
Nous nous entassons davantage les uns sur les autres. Impossible de respirer. Impossible de bouger. Il fait une chaleur infernale. Personne ne parle à personne. Nous avons les dents serrées, chacun attend la déflagration qui va pulvériser la maison du boucher. Une heure, deux heures, trois heures passent, rien n’a explosé ni n’explose, nous sommes épuisés. Nous avons envie d’en finir, bon sang, qu’elle tombe cette bombe, à la fin, et qu’on en parle plus.
On ne sait plus ce qu’on fait ici. Quelqu’un demande à la grand-mère de préciser : « En fait qui a donné l’alerte, le boucher ? L’ordre d’évacuation : c’est l’armée qui a appelé ? » La grand mère à moitié endormie répond : « Quelle armée ? Je ne parle pas à l’armée, moi. Ma petite fille m’a appelée d’Arabie, je me fie aux pressentiments de ma petite fille, elle craignait un bombardement sur ma maison ! » Et les cinquante réfugiés de s’écrier en chœur : « Comment, ce n’est pas l’armée ? » — « Non, je vous ai dit que je ne parle pas à l’armée » ; répète la grand-mère. Chacun est traversé par l’envie de la tuer qui aussitôt se mue en un gigantesque éclat de rire. Un gag !
Les gens rentrent chez eux à trois heures du matin, mais la vieille refuse de les suivre, elle reste, elle ne bougera pas tant que sa maison ne sera pas bombardée, l’instinct de sa petite fille ne la trompe jamais...
De nouveau, me voici sur le balcon.
Une autre nuit, je suis allongée et j’essaye de distinguer les feux lointains des F16 parmi la lumière des étoiles. Les lumières des F16 s’éteignent vite, pas les étoiles.
Je dors tête-bêche avec ma sœur, sur un matelas posé sur le balcon. Ma mère a beau protester, nous ne l’écoutons pas. Nous préférons mourir sous les bombes plutôt que mourir de chaleur. Au milieu de la nuit, une énorme explosion secoue Gaza. L’aviation bombarde les tours de la corniche. Cette nuit, les tours tombent les unes après les autres comme un château de sable. Les résidents n’ont été prévenus que dix minutes avant, comme d’habitude. J’imagine la panique des personnes habitant aux douzièmes et aux treizièmes étages, obligées de dévaler l’escalier de leur immeuble en dix minutes, sans avoir pu prendre avec elles le moindre document pour témoigner de leur identité.
Je me réveille de plus en plus tard, non par paresse, désormais je préfère le sommeil à la réalité.
Quand l’armée fait cadeau d’un cessez-le-feu, les gens en profitent pour revenir chez eux, s’assurer de l’état de leur maison, récupérer un objet ou deux, quelques souvenirs. La plupart du temps ils ne trouvent rien. D’autres préfèrent aller au cimetière pour parler avec des proches qu’ils ont perdus.
Tous les mouvements de foule sont suivis par les drones et à la moindre agitation un missile tombe du ciel.
La guerre nous a appris à faire un bon usage du temps. Nous savons apprécier la moindre seconde d’une trêve. Nous vivons à fond.
Le dernier jour du dernier cessez-le-feu, nous sortons en dépit des protestations de ma mère. Nous allons dans un petit restaurant, je prends une glace au chocolat, elle a un goût unique. Nous ressentons l’éternité.
Je rentre. Je regarde ma valise. Je pense à tous mes échanges avec les filles de Cisjordanie qui devaient faire le voyage avec moi  {}

(à suivre)
La guerre côté balcon, inédit en série (3/4) ; un récit en français par © Huda Abdelrahman al-Sadi (juin 2015)


La guerre côté balcon_1. Le voyage différé
La guerre côté balcon_2. Désordre à la maison
La guerre côté balcon_3. Sous les bombes *
La guerre côté balcon_4. Une drôle de victoire (9/8/2015)

P.-S.

L’icône en logo est une citation de l’article du 15 octobre 2009 (après l’offensive Plomb durci contre Gaza), dans L’Express : « L’ONU veut des enquêtes "crédibles" sur la guerre de Gaza » ; photo Ibraheem Abu Mustafa / Reuters : « Des palestiniens sont sur le balcon de leur maison endommagée à Rafah dans le sud de la Bande de Gaza. Des gens du monde entier ont commencé à faire des promesses de dons, qui devraient dépasser les 3 milliards de dollars, pour aider l’économie palestinienne et reconstruire la Bande de Gaza ».

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