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La courtisane au théâtre (1886) 

lundi 14 décembre 2009, par Edmond de Goncourt (1822-1896)

En novembre 1774, il suffisait à une femme de l’encataloguement, de l’inscription à l’Opéra ou à la Comédie-Française, pour ne plus être soumise au bon plaisir de la police, pour jouir de l’inviolabilité commune, et entrer pour ainsi dire dans une possession absolue de sa personne. La dernière des filles de choeur, de chant ou de danse, la dernière des figurantes était émancipée de droit : un père, une mère, indignés de son inconduite, ne pouvaient plus exercer sur elle l’autorité paternelle ; et il lui était permis de braver un mari, si elle était mariée. Aussi, de la part de toutes ces femmes, demi-castors, filles de vertu mourante, quelles aspirations vers ces planches qui donnaient l’affranchissement, qui délivraient du pouvoir de la famille, qui sauvaient des rapports de l’inspecteur Quidor ! Monter là c’était l’effort et l’ambition de chacune. Toutes les protections qu’elles pouvaient capter, elles les mettaient enjeu pour arriver jusqu’à un Thuret ou jusqu’à un de Vismes, pour franchir la porte de ce cabinet fameux et redoutable, le cabinet du directeur. Et n’est-ce pas là, sous les pilastres aux feuilles d’acanthe, au-dessous des nymphes nues dormant dans les grands cadres, dans le boudoir majestueux où le maître tout-puissant trône en robe de chambre auprès du bureau chargé de faisceaux de licteurs, de casques à panaches, de brocarts, de partitions ouvertes de Castor et Pollux, n’est-ce pas là que Baudouin, le peintre et l’historien de la demi-vertu, a placé le Chemin de la fortune ? Généralement le directeur est un homme ; sur une mine de jeunesse, sur un joli sourire, sur un bout de jambe, sur un peu de gentillesse et beaucoup de bonne volonté qu’on lui montre, il consent à recevoir et à agréer. Une fois le maître séduit, la femme est inscrite ; et quelque peu douée qu’elle soit, Maltaire le Diable, ou quelque autre habile homme la mettra, au bout de trois mois, en état de paraître sur ses jambes dans un ballet. C’est alors qu’elle se montrera dans les « espaliers » vêtue de soie couleur de ciel et couleur d’eau, habillée en ruisseau, déguisée en fleur, en rayon, enveloppée de gaze, couronnée de guirlandes, demi-nue et le corps visible à travers le nuage écourté, la jupe de rubans, la petite tenue de déesse que le fripon crayon de Béquet excelle à dessiner ; et les aventures ne tarderont pas à venir. Mais encore mieux qu’aux représentations, la petite danseuse prendra les coeurs pendant les répétitions, les longues répétitions d’hiver. Sur une chaise conquise non sans peine, tout au bord de l’orchestre, la jambe nonchalamment croisée sur le genou, enveloppée d’hermine et de martre zibeline, les pieds sur une chaufferette de velours cramoisi, faisant d’un air distrait des noeuds avec une navette d’or, ouvrant ses tabatières, aspirant les sels d’un flacon de cristal de roche, jetant mille regards à la dérobée, et comme échappés, dans la coulisse pleine d’hommes, elle aura tout son prix. La haute finance, les riches étrangers, ne tarderont pas à l’apprécier. Et, à la suite d’une de ces répétitions, la fortune arrivera chez la fille d’Opéra sous la figure d’un traitant.

C’était là le grand pas, l’envolée de la fille galante vers le grand monde, vers la haute sphère des demoiselles du bon ton, un monde auquel rien ne manquait, qui avait ses poètes, ses artistes, ses médecins, ses salons, ses directeurs même et une église ! des heiduques dont la taille étonnait la rue, des loges d’apparat aux représentations courues, des places aux séances de l’Académie où il trônait dans une lumière de diamants ! Le salon de peinture était rempli des images de ce monde ; l’art lui demandait ses modèles ; la sculpture lui modelait dans le talc une immortalité légère, la seule qu’il pût porter ! Les Vauxhall, les Colisées ne semblaient s’élever que pour lui ; les architectes rêvaient des Parthénons en son honneur. Son luxe passait dans les promenades publiques comme un triomphe : ses voitures de porcelaine, aux traits de marcassite, émerveillaient Longchamps. Ce n’était que richesse autour de lui, que magnificence sous sa main ; si bien qu’aux encans publics, les femmes les plus titrées et les plus opulentes se disputaient ses dépouilles et les choses à sa marque. Par ce qu’il répandait de splendeur et d’éclat, par le spectacle prodigieux qu’il donnait, par ses mille éblouissements, son bruit, son mouvement, ses élévations subites, ses changements imprévus, ce monde ressemblait à une féerie. Par tout ce qu’il touchait, tout ce qu’il approchait, ce qu’il séduisait, il s’élevait à la puissance. Il occupait et distrayait le coucher du Roi qui s’amusait de ses anecdotes, et feuilletait en souriant le roman libre de ses jours et de ses nuits. Il intéressait la cour ; il passionnait Versailles où l’exil d’une Razetti faisait une émeute. Il était presque un pouvoir, un pouvoir qui comptait des créatures et des victimes, un pouvoir qui poussait Rochon de Chabannes dans la diplomatie, un pouvoir qui obtenait une lettre de cachet contre Champcenets !

Chose singulière ! toutes les femmes de ce monde s’élèvent avec leurs aventures. De la prostitution, elles dégagent la grande galanterie du dix-huitième siècle. Elles apportent une élégance à la débauche, parent le vice d’une sorte de grandeur, et retrouvent dans le scandale comme une gloire et comme une grâce de la courtisane antique. Venues de la rue, ces créatures, tout à coup radieuses, adorées, semblent couronner le libertinage et l’immoralité du temps. En haut du siècle, elles représentent la Fortune du Plaisir. Elles ont la fascination de tous les dons, de toutes les prodigalités, de toutes les folies. Elles portent en elles tous les appétits du temps ; elles en portent tous les goûts. L’esprit du dix-huitième siècle montre en elles sa séduction suprême et sa fleur de cynisme. Elles répandent l’esprit, elles l’accueillent, elles le caressent et l’enivrent. Elles jettent, à la façon de Sophie Arnould, sur les hommes et les choses, ces mots, ces pensées qu’on dirait jetées par Chamfort dans le moule d’un jeu de mots ; elles écrivent ces lettres sans art qui s’élèvent chez l’une au ton gras de Rabelais, chez l’autre à l’enjouement de La Fontaine. Elles se donnent sur leurs théâtres l’amusement de la comédie inédite, le régal des plus fines débauches de l’esprit français. Elles vivent dans l’atmosphère de l’opéra du jour, de la pièce nouvelle, du livre de la semaine. Elles touchent aux lettres, elles s’entourent d’hommes de lettres. Des écrivains leur doivent leur premier amour, des poètes leur apportent leur dernier soupir. A leurs soupers, aux soupers des Dervieux, des Duthé, des Julie Talma, des Guimard, les philosophes se pressent, apportant le rêve de leurs idées, buvant à l’avenir devant la Volupté. Auprès d’elles s’empressent et s’agitent les plus grandes passions, les princes, les idées, les coeurs, les intelligences. Véritables favorites de l’opinion publique, chaque jour elles grandissent par leurs amants, par leur popularité, par la renommée de leur atticisme dans toute l’Europe ; et la curiosité, l’attention, le génie même du dix-huitième siècle, tourne un moment autour de ces filles célèbres, comme autour de ses muses et de ses patronnes familières.

Par les chanteuses, les danseuses, les comédiennes, toutes les femmes de théâtre qui, avec leurs talents et leur renom, lui donnaient un si grand lustre, ce monde des impures fameuses est entré, dès le commencement du siècle, dans la société même et au plus haut de la bonne compagnie. Le dix-huitième siècle, qui refuse aux comédiennes la bénédiction nuptiale, qui jette aux berges de la Seine le cadavre des plus illustres, le dix-huitième siècle n’a point pour la femme de théâtre le mépris et, si l’on peut dire, le dégoût de ses lois. La femme de théâtre ne trouve pas autour d’elle la répulsion des préjugés bourgeois. La société, loin de se fermer devant elle, la recherche, la caresse, l’adule, va au-devant de son intelligence, de sa gaieté, de son esprit. Mlle Lecouvreur raconte dans une lettre d’une naïveté charmante le grand et le continuel effort qu’il lui faut faire pour se dérober à des invitations de grandes dames, jalouses de la posséder, se disputant, s’arrachant sa personne, l’enlevant à cette vie d’intimité et de bonne amitié si douce et si chère à son coeur. C’est à l’hôtel Bouillon que la Pélissier débite ses meilleures et ses plus grosses bêtises. On voit le plus grand monde se rendre à un bal champêtre donné par Mlle Antier, pour la convalescence du Roi, dans la prairie d’Auteuil ; un bal où les dames du plus beau nom dansent jusqu’au matin sous les saules illuminés.

Pendant une partie du siècle, les femmes les mieux nées iront s’asseoir à cette table de Mlle Quinault, où elles entendront causer et rire toutes les idées et toutes les ivresses du temps. Le rapprochement est continu, journalier ; et c’est à peine s’il reste encore une distance entre la présidente Portail et Sophie Arnould, quand elles ont entre elles cette conversation que Paris répète, et dont l’actrice sort avec le beau rôle, à la joie de Diderot. Le mariage ouvrait encore la société à ces femmes et les établissait à la cour même ; un homme ruiné, n’ayant plus d’honneur à perdre et n’ayant plus que son nom à vendre, les sortait de leur passé, les élevait aux honneurs, aux privilèges de la femme titrée, aux droits même de la marquise : droit à la livrée, au porte-robe, au sac, au carreau à l’église.

A côté de cette galanterie triomphante, éblouissante, et qui faisait tant de bruit dans un si grand jour, à côté de ces femmes de plaisir, donnant en spectacle toutes les débauches de la grâce, de l’esprit, du goût, couronnées d’impudeur et de folie, cyniques et superbes, il se trouvait une autre galanterie. D’autres femmes galantes, moins en vue, se dessinent à demi dans une lumière sans éclat qui leur donne une douceur et semble leur laisser une modestie. L’amour vénal qu’elles représentent emprunte à la jeunesse de leurs goûts, à l’air qu’elles respirent, à la campagne qu’elles habitent, je ne sais quelle innocence légère mêlée à un vague parfum d’idylle. Çà et là dans leur vie, des coins de pastorale se montrent qui font repasser devant les yeux un paysage de Boucher que traverse une bergère enrubannée ; ou plutôt le souvenir vous revient d’une de ces esquisses volantes où Fragonard peint, en écartant les branches d’arbres, la Volupté courant sur l’herbe en habit de villageoise.

De ces femmes, il faut aller chercher le type dans cette aimable personne à la taille fine, à la main si petite, aux yeux vifs et parlants, au nez un peu retroussé, au menton troué d’une fossette ; il faut en demander le charme à cette petite personne élégante, gracieuse et vive, la courtisane Mazarelli, que l’on voit toujours à l’ombre des grands arbres, sur les prés, le soir, assise sur les meules de foin, regardant la nuit venir, marchant au bord de l’eau, disparaissant au milieu des roseaux des îles de la Seine près de Charenton, puis reparaissant dans ce joli bateau dont souvent, par jeu, ses mains touchent les rames ; courses, promenades, fêtes sur l’herbe, fêtes sur l’eau, où promenant à sa suite, dans le décor de l’été ou du printemps, la gaieté et les coquetteries des ballets champêtres de l’Opéra Italien qu’elle vient de quitter, elle se fait accompagner des jeunes filles des deux rives, habillées comme elle en paysannes, mais en paysannes dont un dessinateur des Menus aurait enjolivé la rusticité. Et c’est ainsi qu’elle les mène aux foires des environs, les précédant ainsi que la fée du bal. Sa maison est tantôt à Noisy-le-Sec, tantôt au village de Carrières, où elle a sa petite chaise, ses deux chevaux, ses trois domestiques, et où elle appelle, dans son jardin ouvert à toute heure, la danse et les violons, le village et tous les amoureux. Elle préside aux réjouissances du pays, elle lui donne ses joies, ses amusements, ses jeux innocents ; si bien que le jour de sa fête, le jour de la Sainte-Claire, sa maison se remplit de gâteaux, de fleurs, de présents apportés par les gens de campagne, tandis que la rivière retentit des boîtes d’artifices tirées en son honneur par les mariniers du lieu. Et n’est-elle pas la patronne de l’endroit ? N’en a-t-elle point la seigneurie de fait ? A la fête de Carrières, on la sollicite pour qu’elle rende le pain bénit, et les marguilliers lui envoient la clef du banc de l’église.

Au fond de cette figure de femme entretenue, si gaie, si jeune, fraîche sous son rouge comme une joie de campagne, et si heureuse de répandre le plaisir, il y a un petit air rêveur, une petite coquetterie penchée, une pensée qui joue avec un peu de tristesse et qui semble avoir besoin de s’étourdir. C’est par là surtout qu’elle attire, par un caractère de tendresse mélancolique, peut-être tirée d’un roman, et devenue en elle un jeu naturel, une habitude du ton, de l’esprit et de l’âme ; comédie de bonne foi, qui est sa grande séduction et qui inspire au marquis de Beauvau ce prodigieux amour, un amour qui supplie la Mazarelli d’accepter le nom de Beauvau ! Et quelles lettres, humiliées dans la passion, agenouillées dans la prière, arrivent, de tous les camps de la Flandre, à cette femme que le marquis en campagne appelle « son Dieu, son univers, sa petite femme ! » Quels pleurs pendant sept ans, quand il la croit irritée contre lui ! Quelles insomnies lorsqu’il attend ses réponses ! Quelles menaces de s’enterrer dans un couvent, de se cacher aux yeux du monde, si elle refuse de l’épouser ! Et le marquis de Beauvau mort, cette femme garde un tel charme, qu’après des procès retentissants, après une liaison publique avec Moncrif, elle devient la baronne de Saint-Chamond.

Le dix-huitième siècle cache parmi ses courtisanes toute une petite famille de femmes semblables, qui sauvent tout ce que la femme peut sauver d’apparences dans le vice aimable, tout ce qu’elle peut garder de décence dans le commerce de la galanterie, de constance dans l’amour qui se livre et, qui s’attache. Aux agréments spirituels, à l’indulgence native, à la bonté expansive, à l’attitude rêveuse, à des dehors et à un certain goût de sentiment, elles joignent un certain respect du monde qui leur donne une sorte de respect d’elles-mêmes. Souffrant, comme l’a dit l’une d’elles, de l’injustice d’un public « qui, jugeant les unes sur les infâmes moeurs des autres, les met au rang des objets méprisables », elles gardent une pudeur devant l’opinion publique. Et peu s’en faut que la corruption du temps ne fasse tenir un peu de l’honneur de l’amour et quelques unes de ses vertus dans ces femmes entourées des plus ardentes, des plus délicates, des plus flatteuses adorations. Et n’est-ce pas une d’entre elles, cette autre bergère qui inspira à Marmontel sa Bergère des Alpes, et qui, elle aussi, se mariera et deviendra la comtesse d’Hérouville ? N’est-ce pas Lolotte qui entendra de la bouche du grand seigneur qui la paye, la plus belle parole d’amour que le dix-huitième siècle ait entendue ? « Ne la regardez pas tant, ma chère, je ne puis pas vous la donner, » lui dit un soir lord d’Albermale, un soir que dans la campagne elle regardait fixement une étoile.

P.-S.

Texte établi sur un exemplaire (Coll. part.) du Nouveau Décaméron. Septième journée : l’amour au théâtre, publié à Paris par E. Dentu en 1886.

Saisie du texte et relecture : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (18.VI.2009)

Image : Pierre Subleyras, La courtisane amoureuse, Paris, Musée du Louvre

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