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L’antéchrist technophobe 

mercredi 27 octobre 2010, par Michel Tarrier

« La violence aux mains du peuple n’est pas la violence, mais la justice. »
Eva Peron.

Qui se cachait de 1978 à 1995 derrière les 43 attentats signés du pseudonyme explosif d’Unabom ou Unabomber, inspiré d’UNiversity and Airline BOMber ? Un mathématicien surdoué issu de Harvard, dénommé Theodore John Kaczynski, né dans l’Illinois en 1942 et éco-terroriste déterminé, peut-être le seul Robin des bois du genre sur notre terre mal aimée. Engagé durant une vingtaine d’années dans une stratégie d’envois de colis piégés à des acteurs emblématiques d’un progrès technique qu’il dénonçait, l’action vindicative de Kaczynski totalisa 3 morts et 29 blessés. Ses cibles furent des professeurs d’universités, des généticiens, des responsables militaro-industriels, des compagnies aériennes, informatiques et publicitaires. Ô combien symbolique, l’un de ses meurtres concerna un professeur de sylviculture ! Il est rapporté qu’Unabomb fit l’objet d’une chasse à l’homme sans précédent de la part du FBI, peut-être plus coûteuse car mieux motivée que celle d’un Oussama Ben Laden faisant le jeu d’un gouvernement en place. La réflexion négative de Ted Kaczynski sur l’évolution de la société moderne fut confortée par la lecture du livre d’un auteur français : La Technique, ou l’enjeu du siècle de Jacques Ellul, sociologue et militant anarchiste, ami d’Ivan Illich et grand contributeur à l’écologisme politique. Le manifeste d’Ellul est que le « système technicien » nie l’homme, ses besoins, sa culture, ainsi que la nature. La vocation combattante du premier et seul vrai maquisard de l’écologisme naquit d’une telle conviction. Quoi de plus normal pour l’être d’exception qu’était Ted, non résigné, étanche à la propagande en vigueur et ainsi apte au courage intellectuel ? Son idéologie, contre-industrielle, était étayée par le fait qu’il faut contrer un ordre politico-économique qui n’aura de cesse de saigner la nature vierge, de réduire la liberté individuelle de l’homme et qui, finalement, n’aboutira nullement à satisfaire des besoins boulimiques. Au questionnement du cataclysme social et sociétal que provoquerait la mise à néant du système en vigueur, il répondait qu’ « On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre  ». C’est en 1996 que sa mère et son frère permirent son arrestation en fournissant aux graphologues les éléments susceptibles de le confondre en comparant son écriture avec celle des manifestes signant ses actions. Ses avocats plaidèrent en vain la démence schizophrène et Ted purge toujours une peine perpétuelle dans un quartier de haute sécurité du Colorado dénommé ADX Florence, ou encore Supermax ou l’Alcatraz des Rocheuses, pénitencier qui reçoit les principaux condamnés pour terrorisme des états nord-américains.

John Zerzan, philosophe américain anarchiste et primitiviste, assista au procès de Kaczynski, dont il était proche. C’est d’ailleurs à l’issu de ce procès que les médias ont commencé à s’intéresser aux idées de Zerzan. Dans un texte de 1995 intitulé Whose Unabomber, Zerzan affirmait son soutien à la doctrine, sans en cautionner la violence : « Le concept de justice ne doit pas être négligé dans l’analyse du phénomène Unabomber. En fait, à l’exception de ses cibles, quand peut-on dire que les petits Eichmann qui préparent le meilleur des mondes n’ont jamais été amenés à rendre des comptes ?... Est-il contraire à l’éthique d’essayer d’arrêter ceux dont les contributions amènent à une agression sans précédent contre la vie ? » Dans un écrit ultérieur, il modère son opinion : « Avec Unabomber, une nouvelle limite a été franchie. Cette fois, les schiz-fluxer bohémiens, les yuppies verts, les anarcho-journalistes occasionnels, les organisateurs condescendants de la pauvreté, les nihilo-ascètes branchés et tous les autres « anarchistes » qui pensaient que leur prétentieux passe-temps continuerait indéfiniment sans opposition - eh bien, il est temps de choisir le camp dans lequel on se situe. Peut-être y a-t-il également un Rubicon de franchi à partir duquel aucun retour en arrière n’est possible ».

Voici quelques extraits d’une interview de Theodore Kaczynski, parue sur un site Internet : « La vérité vraie est que je ne suis pas vraiment politiquement orienté. J’aurais vraiment voulu vivre simplement dans les bois. Si personne n’avait commencé à tracer des routes par ici, à couper les arbres et à venir bourdonner autour avec des hélicoptères et des scooters des neiges, je vivrais encore simplement ici et le reste du monde se débrouillerait tout seul. Je me suis impliqué dans des questions politiques parce que j’y ai été conduit, pour ainsi dire. Je n’ai pas vraiment d’inclination pour ça ». En 1971, Kaczynski construisit lui-même une cabane près de Lincoln, dans le Montana, où il vécut longtemps. Il se contentait de techniques primitives lui permettant une vie sauvage et autonome, besoin ressenti très tôt dès son enfance. « Il n’y a aucun doute que la raison pour laquelle j’ai abandonné le système technologique est que j’avais lu des choses sur d’autres modes de vie, en particulier celui des peuples primitifs. Quand j’avais environ onze ans, je me rappelle que j’étais allé à la petite bibliothèque locale d’Evergreen Park, dans l’Illinois. Ils avaient une série de livres publiés par le Smithsonian Institute, qui traitaient de divers domaines de la science. Entre autres choses, j’ai lu sur l’anthropologie dans un livre de préhistoire humaine. J’ai trouvé ça fascinant. Après avoir lu un peu plus de livres sur le sujet de l’homme de Néandertal et le reste, je brûlais d’envie d’en savoir plus. J’ai commencé à me demander pourquoi et j’ai fini par réaliser que ce que je voulais vraiment ce n’était pas lire un autre livre, mais simplement vivre de cette manière ». « Une chose que j’ai trouvée en vivant dans les bois, c’est que vous finissez par ne plus avoir peur du futur, vous n’avez pas peur de mourir, si les choses vont bien maintenant, vous pensez : eh bien, si je meurs la semaine prochaine, et alors ? – les choses vont bien maintenant. Je pense que c’est Jane Austen qui écrivit dans l’un de ses romans que le bonheur est toujours une chose que vous prévoyez dans le futur, pas une chose que vous avez au moment présent. Ce n’est pas toujours vrai. Peut-être que c’est vrai dans la civilisation, mais quand vous sortez du système et que vous vous réadaptez à un mode de vie différent, le bonheur est souvent une chose que vous rencontrez immédiatement  ».

La parabole de Kaczynski renvoie à une version non belliqueuse du sujet narré par Jon Krakauer dans Voyage au bout de la solitude, récit qui inspira le film à succès Into the Wild de Sean Penn. La désillusion à l’égard du système qui nous tient entre le marteau et l’enclume n’est pas facile à vivre. On lira L’Affaire Unabomber de Jean-Marie Apostolidès (1996) ; Manifeste, l’avenir de la société industrielle de Ted Kaczynski (2001), traduit par le même Jean-Marie Apostolidès et préfacé par la poétesse Annie Le Brun ; La révolution anti-industrielle : Unabomber, l’œuvre intégrale de Théodore Kaczynski, traduite par Patrick Barriot. Lutz Dammbeck est l’auteur de Das Netz, Die Konstruktion des Unabombers(2005), comportant une traduction allemande du manifeste d’Unabomber, et réalisateur d’un film documentaire pareillement intitulé Das Netz (La toile), road-movie entre cybernétique, LSD et technophobie, évoquant ce valeureux antéchrist. La chaîne ARTE le programma en avril 2008 sous le titre de Voyage en cybernétique.

Nous proposons ci-dessous l’essai de Théodore Kaczynski La Société industrielle et son avenir dans la traduction de Michel Roudot et avec son autorisation. Il est également possible de lire sur la toile la version bilingue (traduction française de Jean-Charles Vidal) sur le site de l’éditeur Hache.

P.-S.

Cet article s’appuie sur un chapitre de Dictature verte (2010) de Michel Tarrier.

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