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Khmer Boléro de Do Kh. (extrait) 

lundi 7 octobre 2013, par Do Kh.

Un

Tout avait commencé, enfin presque, avec la pluie. Enfin, presque tout avait commencé avec la pluie.

Elle avait surpris Nam à l’entrée du Grace Hôtel, ou à la sortie si l’on veut, et ce à dix-huit heures, au moment précis sous cette latitude où la nuit tombe d’un seul geste, comme un rideau que l’on brusque, et non pas, ouah ouah et ouah, comme une femme qui s’abandonne. L’image est cependant interchangeable, celle d’un rideau qui s’abandonne et celle d’une femme que l’on brusque.

L’homme avait reculé d’instinct d’un pas, fouetté par les premières gouttes, d’une frappe douce et multiple qui lui fit penser aux lanières des martinets que l’on trouve dans les sex-shops. Il avait reculé tout de même, confondu par le brouhaha soudain sur le toit de l’avancée de l’hôtel, par les lumières qui s’étaient dédoublées instantanément dans les flaques humides du sol, des flaques sombres qui s’étaient formées comme un Polaroid en accéléré et qui portaient les reflets torturés de tous les néons du quartier. Nam ne l’avait pas attendu, l’averse, il n’avait pas pensé à cette possibilité, et la météo n’était pas ce qui le préoccupait à Bangkok. Nam avait reculé, plus qu’il ne le fallait peut-être, eut le temps d’avoir honte de ce retrait excessif avant d’être arrêté par les personnes qui se trouvaient juste dans son dos. Les deux jeunes femmes avaient l’air tout aussi surprises par cette arrivée liquide et lançaient un juron que Nam trouvait bien exotique.

Elles étaient occidentales, en quelque sorte, et si l’on le voulait.

« East is East » et « Das es ist », et pour Nam, il était bien difficile de définir ce qui est exotique. L’exotisme d’ailleurs ne se définit pas, mais se sent, ouah-ouah-ouah, comme une odeur de ylang ylang, un accent qui écorche ou qui arrondit la langue, un bout de langue, étrangère évidemment et de préférence. L’exotisme cela se balance, un équilibre que l’on perd, un faux pas, une déstabilisation de l’habitude et des sens. « L’exotisme comme théorie de la déstabilisation ». Tout dépend par ailleurs de l’endroit où l’on se trouve, en deçà ou au-delà des Pyrénées par exemple, et tout dépend du moment. « L’exotisme comme théorie du moment ».

Carpe diem. Il fallait saisir la soirée.

Nam sourit aux deux jeunes dames et elles lui firent une place sous l’auvent 1980 de l’Hôtel Grace, un auvent au style que l’on qualifierait de « petit dragon d’Asie encore en devenir mais déjà conquérant ». La prophétie était ambitieuse un quart de siècle auparavant, mais dans le Bangkok d’aujourd’hui de cette architecture, il ne restait que quelques vestiges impudents.

-Namaste, dit Nam.

Elles n’étaient pas indiennes, mais cela était venu à Nam tout naturellement. Pourquoi namaste.

Je me trouve sous l’auvent, c’est la faute à Maugham
La pluie fait drelin, drelin, c’est la faute à Kipling

La grande brune maigre, vraie élégante en faux Abercrombie & Fitch, marmonnait quelque chose en anglais à son encontre que Nam ne saisit pas, mais qu’il trouvait invitant. L’autre, une petite blonde boulotte en robe imprimée ensoleillée par l’Asie des steppes, tout en écarquillant des yeux lazulli-lapis, (Note à l’éditeur : c’est exprès, pour rimer avec « l’Asie des steppes ») restait solidement arrimée au bras de son amie.

« Elles ne m’ont pas fait de la place entre elles, mais à côté »soupesait Nam rapidement. Il décida de se tourner vers l’extérieur et de flotter son regard au-delà des toits des immeubles, vers le gris foncé du ciel comme s’il connaissait quelque chose aux cumulus. Nous n’étions pas dans une ancienne partie de l’Empire britannique et l’exotisme pour Nam ne consistait pas en de belles birmanes sous des ombrelles colorées. Nous étions à Bangkok, en ce mois d’avril 2006, le sol était sale et le ciel aussi, et les deux dames étaient, Nam le savait fort bien, des belles d’origine Ouzbèque. En cet instant, ce qui leur manquait, à elles et à lui, à eux trois, c’était un parapluie.

Un taxi s’était arrêté devant eux, interrogateur. Nam eut de nouveau l’impression de se trouver ailleurs, à New York, non, dans un film qui se passe à New York, à moins que ce ne soit dans un roman, une nouvelle peut-être de Tobias Wolff. Il opta pour la prudence et les bonnes manières, celles qui dictent de céder la voiture aux dames. Avec un rien d’élégance, enfin, avec tout ce qu’il avait d’élégance, Nam se retourna en pivotant sur lui-même :

— Vous désirez aller quelque part ?

Les deux femmes se regardèrent et Nam craignit un éphémère moment d’être pris pour un imbécile. Élégant cependant. Mais le deuxième échange entre les deux femmes le rassura de suite. Que d’imbécile, il n’était pas le seul.

— On ne va nulle part, répondit la brune dans un anglais lisse.

— Moi non plus, dit Nam.

Pendant les secondes de silence qui suivirent, ils eurent le temps de bien digérer la situation. Ils étaient trois imbéciles abrités sous un auvent alors que la première averse depuis longtemps vient d’arriver avec la nuit dans cet endroit de la Cité des Anges, le lieu-dit précisément Soi Arab.

— Vous avez déjà dîné ? Demanda Nam.

— On sort à l’instant de chez nous !

Vous venez de vous réveiller d’un sommeil réparateur après une longue nuit de labeur, pensa l’homme.

— On n’a alors qu’à dîner quelque part… Ensemble ?

« Je m’appelle Cathy, dit la brune, et voici Élisabeth », et tout de suite Nam lui en voulut pour cela. Elle aurait pu leur trouver des pseudos plus exotiques, mais il savait que ceux-ci n’avaient pas été inventés à l’instant et uniquement à son usage. Il avait espéré Oksana ou bien Inessa, comme Armand ; ou Svetlana ou même Nadejda, eh bien, comme Krupskaia. Mais l’exotisme dépend du point de vue qu’il suffit d’adopter à l’instant.

Ils s’avancèrent d’emblée sous la pluie, comme si la compagnie leur avait donné le courage d’affronter les éléments.

« Je suis de Moscou, j’ai 26 ans, cela fait quatre semaines que je suis à Bangkok » dit Cathy tout en sautillant vers la chaussée sur ses faux quelque chose Manolo peut-être Blahnik. « elle est de Tachkent, elle a 24 ans et elle est ici depuis une semaine ».

Entre la pharmacie chinoise et l’étal de jouets sur le trottoir (le seul que Nam connaissait dans ce coin de Sukhumvit, les enfants sont mal lotis à l’enseigne de l’avenue), il n’avait aucune raison de douter ces informations.

« Je viens du Vietnam, » dit-il, et réalisa que c’est un demi-mensonge. On rectifiera plus tard, « je suis là depuis hier et j’ai 41 ans ».

Cela fit son effet.

— Pas possible, s’exclama Cathy, tu devrais avoir 30 ans au plus !

Elle traduisit l’info à Élisabeth qui roula alors ses yeux innocents (mais toujours autant lazzulis). Pour marquer leur étonnement, elles s’arrêtèrent devant le stand de shawarma et ils n’en furent que mouillés un peu plus. Cela dispensa à Nam de leur présenter ses papiers et d’insister ainsi sur son apparente jouvence.

— Tu es ici pour le business ? Ce qui plongea l’homme dans une superficielle et rapide introspection.


— Je n’ai aucun business à faire ici, il marmonna sans réelle conviction.

Cela était vrai pourtant, et Nam avait l’impression de s’être ainsi racheté du semi-mensonge précédent. C’est mon problème, aucun business ici et encore moins au Vietnam d’où je suis censé venir. Aucun business nulle part, à l’inverse de ces deux damoiselles, et comme elles aussi devraient d’ailleurs l’être, il était un citoyen non pas du monde, mais du demi-monde.

L’averse ne s’était pas arrêtée à ces révélations.

— Où est-ce que l’on peut aller manger ? Leur demanda alors Nam.

Deux

« Elle devrait porter des pantalons Bebe plutôt que des Abercrombie & Fitch. Le lettrage, plus concis, ira mieux à ses fesses » se dit Nam en regardant ces mots onduler sur le derrière de Cathy au rythme inégal de la chaussée.

Un pas haut et un pas plus bas, le nid-de-poule à gauche et la flaque d’eau à droite à contourner, cela faisait joliment balancer. Il eut envie d’émettre cet avis tout en le soulignant d’un geste appliqué, mais garda cependant la pensée, et la main surtout, pour lui-même. Nam l’aurait fait volontiers à une princesse mais pas à une prostituée. Il n’y avait pas cependant de princesse en tenue de sport éponge moulant et griffée au séant, hélas, à portée de sa main.

— Qu’es-tu venu faire au Grace ? Chercher la compagnie de dames russes ? lui demanda Cathy.

C’était un défi ou un test, une ouverture ou les cartes bien trop évidentes déjà sur table, mais Nam décida de préserver les apparences. « Les dames russes sont à partir de minuit au Mike’s Place, chère amie, et ceci est un autre opéra ». Il n’était pas sûr que la citation ait été relevée, elle n’avait pas été dite en russe, ce dont Nam était complètement incapable, mais il s’en était sorti ainsi plutôt bien de ce petit piège effronté sans l’aide d’Antoshka Chekhonte. À défaut de convenances, on essayait au moins de garder les illusions et cela avait l’air de convenir pour le moment à tous les trois.

Manchester United sur l’écran géant monopolisait le ballon devant trois moyen-orientaux moyennement intéressés. Le patron de la taverne était d’Alep et la musique bien sûr d’Égypte.

— I like mousik, dit Élisabeth de ‘Tochkent’.

Nam lui accordait l’accent, mais sans grande tendresse. Après tout Tach-kent se prononce Toch-kent et ce n’était pas à Nam de disputer la prononciation Ouzbèque même s’il lui trouvait quelque chose de rugueux et âcre, poussière, désert et logement collectif soviétique, trois générations avec la belle famille dans le même appartement de 60 mètres carrés. C’était moins plaisant à ses oreilles que le glissement du « R » en « L » des palais du Nord-est thaïlandais, un glissement mouillé et sombre comme une illicite contre allée sous la pluie. Ici, ce n’était que lumière âpre et ocre, la faute à Tamerlan et à Gengis.


— Arabic mousik, précisait Élisabeth.

Le khamsin traversa la taverne à cette précision comme dans du Naguib Mahfouz, sur l’on ne sait quel pont du Caire et vers quelle époque de l’année. Cela irrite d’habitude, comme le vent de Santa Ana de la Californie du Sud qui provoque à son arrivée crimes et moult turpitudes. Mais là, c’est dans du Raymond Chandler. Et chez Rafik où ils se trouvaient il n’avait pas l’odeur du jacaranda devant les appartements mais seulement celui des brochettes de poisson qui flottaient paresseusement au rythme de Abd el Wahab.

« Pourquoi vous Vietnamiens, vous aimez tant la guerre ? » demanda à son tour Cathy. Nam n’avait que dix ans en 1975, il était parti sur un hélicoptère comme d’autres sur un bâtiment de guerre, ces « évacués » du 30 avril auxquels l’on avait promis un bain de sang à l’arrivée des forces communistes. Puis ce fut Guam où il fit connaissance pour la première fois avec les hot-dogs et Camp Pendleton ensuite. Il avait égaré ses lunettes de myope pendant ces événements tragiques et les premières semaines d’exil aux États-Unis s’étaient passées pour Nam dans le plus artistique des flous.

« Pourquoi la Tchétchénie ? Le Daguestan et où sais-je encore ? », Nam se sentit agressé, mais il n’en voulait pas à Cathy de lui faire porter ce poids même trente et un ans après. La guerre est ce dont nous Viêt sommes connus dans le monde pour, et il savait même gré à la jeune femme de s’en souvenir. Peut-être lui avait-on rabâché les oreilles avec la dette que le Vietnam socialiste devait toujours aux héritiers de l’Union Soviétique. Le mois dernier, Aeroflot avait suspendu les vols vers Hanoï à propos de cette dispute à moins que ce ne fussent les bureaux de Vietnam Airlines à Moscou qui avaient été fermés pour cause de dette non remboursée.

En fait, ce n’était pas si mal, cette inquisition historique venant de la part d’une coiffeuse de 26 ans de Moscou. Bien des jeunes filles thaïes étaient incapables de situer le Vietnam.

— Vous voyez où c’est le Cambodge ?

— ...

— Le Laos ?

— ...

— L’Isan ?

— Oui !

Enfin ! Alors, le Laos est le pays qui est à côté de l’Isan. Et le Vietnam, c’est le pays encore plus loin, au-delà du Royaume aux mille éléphants et aux parasols blancs. Au-delà du Vietnam, c’est... les États-Unis. Les États-Unis, tout le monde connaît et l’Isan, tout le monde en Thaïlande connait aussi.

Le Vietnam, c’est le pays coincé entre les États-Unis et le pays-voisin-de-l’Isan. Il avait été fameux, avant que ces demoiselles ne soient nées, d’une seule chose, de la guerre.

La guerre y avait duré d’ailleurs si longtemps que Cathy pouvait bien lui donner trente ans de plus, il y a bien la guerre de cent ans qui existe, alors ce n’était pas mal du tout pour une coiffeuse de 26 ans, divorcée avec un enfant de deux ans, maman s’en occupe, et Cathy avait les yeux qui brillaient à ce bref rappel, une coiffeuse quadrilingue cependant.

« Je parle aussi le Turkmène, le Russe et le farsi ». Cathy avait épousé un Iranien, qui passait le temps à boire du café turc et à lui demander de faire taire l’enfant.

— Je devais porter l’enfant et lui faire la cuisine en même temps, il était du genre, du genre… Cathy éclata, Room Service !

« Ruum service » » opina Élisabeth au seul mot qu’elle ait saisi de la conversation et l’accent fit penser à Peter Sellers en inspecteur Clousot de la Sûreté française. Cela la rendit instamment sympathique, désirable peut être dans sa robe légère. À ce stade de l’intimité, l’on put enfin abandonner la convention que tous observaient depuis le début de la rencontre.

« Arab men, good ! » dit Élisabeth, et plus personne ne faisait désormais semblant d’être dupe. « India men, good ! » Élisabeth parlait maintenant de ce qu’elle connaissait, les clients du Grace. Comment était-ce à Tachkent ? Non, pas Tochkent ! Je n’avais jamais travaillé à Tochkent. Tachkent était évidemment trop près du domicile familial. Élisabeth était partie travailler, enfin, se prostituer, à Samarcande.

Samarcande. Le nom fit à Nam son effet, Karakorum, la paix mongole avait enfin atteint Krungthep.

Au temps du grand Khan, une femme pouvait traverser l’Empire toute seule sans jamais être importunée. Maintenant, aussi blonde qu’une Ouzbèque musulmane pouvait l’être, pour aller de Samarcande à la capitale du Royaume de Siam, Élisabeth avait besoin d’un sponsor pour faire renouveler son visa de 30 jours tous les mois et ce jusqu’à trois fois maximum. Le « sponsor » n’était pas méchant, et même si comme celui de Samarcande, il était russe, le whisky Mékong avait sur les protecteurs de dames un effet moins violent que la vodka. Il ne la battait pas, ne la poussait pas à se tuer au travail, rabota rabota, Nam crut comprendre. Mais tout de même l’homme demandait mille dollars par mois pour les loger un appartement minable à Bangkok et Cathy songeait sérieusement à trouver un autre logement. L’indépendance ? L’indépendance, cela peut plaire à l’Afrique mais pas autant aux putes. Non, il faut toujours compter avec la police, de mauvaises gens qui confisquent votre passeport et c’est pourquoi Élisabeth ne se promenait qu’avec la photocopie du précieux document.

« Police, not good », le mot bad n’était pas dans son vocabulaire. Les autorités étaient tolérantes avec le commerce de charme des Autochtones, et l’on attribuait cela d’habitude à l’influence sereine du bouddhisme theravada. Om mani padme hum. Mais elles étaient sévères avec les belles étrangères venues ici arracher aux thaïlandaises leur manger à même l’entrecuisse, accords de l’Organisation du Commerce Mondial ratifiés ou non.

Cela n’était cependant pas d’une rigueur tragique et la vie était belle à Krungthep, Élisabeth ou O. de son vrai prénom en était à sa troisième bière. Il avait cessé de pleuvoir et la musique du restaurant arabe était toujours Oum Koulsoum de la meilleure époque, quand Mouammar Kadhafi et les jeunes officiers conjurés contre le roi Idris avaient même reporté leur coup d’État pour assister à un concert de la dame.


Lire la recension du roman par Régis Poulet : Lust in translation.

P.-S.

Un ouvrage de la collection LITTERATURE VIETNAMIENNE CONTEMPORAINE, dirigée par Doan Cam Thi aux Éditions Riveneuve.

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