La Revue des Ressources

Julia 

jeudi 19 janvier 2006, par Elisabeth Poulet

Il m’a dit de l’appeler Igor, pour ne pas attirer l’attention. Blond aux yeux clairs, il pouvait avoir l’air d’un Russe. Il m’a fait monter dans une Volga noire, toute neuve, et il m’a conduite dans un village de la banlieue de Moscou. Nous sommes arrivés dans une petite maison délabrée. Un couloir étroit, une cuisine, les toilettes dans la cour. Dans le couloir, à gauche, il y avait la chambre d’Andreï. Il ne sortait jamais de la maison. J’appris un peu plus tard qu’il était à la fois notre garde du corps et notre artificier. Il avait trois doigts coupés à la main gauche. Igor avait la plus belle chambre, avec une télé et un tapis sur le mur. On m’a donné la troisième, avec un canapé déplié comme seul meuble. Le lendemain soir, deux autres femmes sont arrivées, Meriem et Isy. Isy avait la trentaine, elle était très renfermée. Tout ce que j’ai pu savoir d’elle, c’est que son mari était un rebelle et qu’il avait été tué. Quant à Meriem, elle était à peine plus âgée que moi. Elle avait commis l’erreur de tomber amoureuse de son cousin. Sa famille l’avait maudite. Ils s’étaient enfuis. D’après ce que j’ai compris, c’est son ami qui l’a incitée à se faire exploser : pour les wahhabites, c’est quelque chose de très bien. J’ai cru comprendre qu’elle tenait beaucoup à ce que tout le monde entende parler d’elle. Au matin, il s’est avéré que toutes les deux devaient partir commettre un attentat. Andreï les a équipées de ceintures d’explosifs, et Igor a voulu prendre leurs papiers. Meriem a donné les siens mais Isy a hurlé qu’elle partirait avec ses papiers d’identité ou alors qu’elle ne partirait pas. Elle voulait que l’on trouve sa carte d’identité sur elle pour que son nom soit prononcé à la télé, pour qu’il soit lu dans les journaux, afin que sa famille sache à quoi ils l’avaient poussée, et qu’ils se sentent coupables.
Igor est rentré tard. Il a demandé si nous avions regardé la télé. Oui, nous l’avions fait. Et j’étais ahurie. Je venais de voir un amoncellement de cadavres. C’est là que j’ai découvert ce que ça allait donner, pour moi. Si je vous dit que j’ai eu pitié de toutes ces victimes, est-ce que vous me croirez ?
Ce soir-là, Igor est venu me dire : « C’est pour demain ». Il m’a donné un hidjab noir et m’a fait mettre une robe noire à manches longues. Il m’a tendu une feuille de papier sur laquelle un texte était inscrit, et qui disait à peu près ceci : « Mon heure est venue, et demain je marcherai contre les infidèles au nom d’Allah, en mon nom et en votre nom, au nom du monde ». Igor m’a fait asseoir sur un tapis devant une caméra vidéo. Il m’a dit qu’il montrerait le film aux autres filles et garçons, afin qu’ils sachent que je me suis conduite de façon héroïque, qu’ils voient la force de ma conviction et qu’ils suivent mon exemple. Il a ajouté qu’il enverrait une cassette à ma famille. Une chose me frappa, il prenait soin de ne pas employer les mots « mort » ou « attentat ». Il a mis la caméra en marche et j’ai lu le texte.
J’étais heureuse à l’idée que ma famille verrait cette cassette. Ils sauraient alors que j’avais racheté ma faute, que j’étais une fille bien et qu’ils n’entendraient plus jamais parler de moi, que je ne les embêterais plus.
J’ai fait la cuisine pour Igor et Andreï. Puis j’ai lavé mes affaires. J’ai prié et j’ai bu une infusion de valériane. Le lendemain, je me suis réveillée de bonne heure, comme à mon habitude, pour la prière du matin. J’ai repassé tous mes vêtements. Igor et Andreï étaient sortis. Ils sont revenus avec une besace noire et une ceinture de kamikaze, un demi-cercle de cartouches d’explosifs entourées de scotch noir et fixées à un ceinturon d’officier. Andreï m’a expliqué comment ça marchait. Je ne savais pas ce qui allait se passer ensuite. Cela faisait déjà un mois que je n’avais plus envie de me faire exploser. Si j’avais pu fuir, je l’aurais fait, mais Igor me rappelait sans cesse à quel point j’étais surveillée. J’avais peur d’être tuée.
Le juge d’instruction m’a demandé comment une future kamikaze pouvait avoir peur de mourir en s’évadant. Il n’a pas compris qu’il y a mourir et mourir. Une explosion, c’est instantané, ça ne fait pas mal, je vais au paradis et je deviens une houri. Tandis que, si l’on m’attrape alors que je m’enfuis, je me déshonore, et je m’expose à des tortures.
J’ai décidé d’aller me rendre à la police avec ma bombe et de fuir tout le monde en me faisant emprisonner, bien que l’on puisse aussi me tuer en prison. Ou me faire exploser à distance. J’avais très peur qu’Igor ou Andreï ne lisent dans mes pensées.
Je suis partie dans l’après-midi, avec Igor, dans la Volga noire. J’étais assise à l’avant, et j’avais le sac avec les explosifs sur mes genoux. Je ne l’avais plus lâché depuis qu’on me l’avait donné. Igor conduisait avec prudence pour qu’on ne se fasse pas arrêter. Nous avons roulé deux bonnes heures. Igor m’a déposée devant un mur en briques rouges. Il y avait un espace vert, une rivière, un pont et une église orthodoxe, grande et très belle. J’ai compris plus tard qu’il s’agissait de l’enceinte du Kremlin, de la Moskova et de l’église Basile-le-Bienheureux. Igor m’avait déposée au bas de la Place Rouge.
Avant de me laisser, il a pris mes papiers d’identité, la photo de ma fille, mon livre et mon portable, en me disant que je n’en aurais plus besoin. J’ai regretté la photo et le portable. J’étais habillée à la dernière mode moscovite : jean, baskets, tee-shirt, surchemise ocre, jolies lunettes de soleil et gilet assorti à la chemise.
Igor m’a dit d’aller à l’hôtel Rossia et, là, de prendre un taxi. J’ai donné l’adresse au chauffeur et j’ai essayé de lui faire comprendre qui j’étais. Je me suis assise à l’arrière et je l’ai regardé droit dans les yeux, dans le rétroviseur. Je tenais mon sac serré sur mes genoux, je le regardais et je récitais des sourates du Coran. Je voulais qu’il me dénonce. Je pense qu’il avait compris. Il me regardait, il avait peur, il transpirait. Je ne pouvais pas lui dire la vérité directement car je n’étais pas tout à fait sûre qu’il ne soit pas un des hommes d’Igor. Il m’a laissée près de l’hôtel et il a redémarré immédiatement. A ce moment-là, j’étais persuadée qu’il allait appeler la police. Je suis restée là à attendre que l’on vienne m’arrêter. Mais personne n’est venu.
J’ai fini par m’asseoir à la terrasse de l’hôtel. Je n’ai rien commandé. Je regardais les gens dans les yeux, je marmonnais des sourates, je voulais avoir l’air suspecte. Je ne pouvais pas entrer pour me dénoncer parce qu’on m’avait ordonné de rester à l’extérieur. Si j’étais entrée, j’aurais éveillé les soupçons de ceux qui me surveillaient et ils auraient pu faire exploser ma bombe. J’ai su plus tard qu’elle ne pouvait pas être déclenchée à distance.
J’ai fixé une tablée d’hommes qui était à l’intérieur et je leur ai tiré la langue. J’ai fait des grimaces et j’ai fini par leur montrer les dents. Ils se sont levés et sont venus vers moi. Ils étaient trois. Je leur ai dit que j’avais une bombe dans mon sac. Ils ont dit que je mentais. Alors, j’ai ouvert mon sac pour qu’ils voient bien. Ils ont reculé. Je suis partie. Deux d’entre eux me suivaient à bonne distance. Le troisième avait dû partir téléphoner à la police. Je ne savais pas quoi faire. Je marchais et j’attendais la mort, j’étais certaine qu’on allait me faire exploser. Je maintenais mon sac de la main gauche et, de la droite, dans la petite poche, je protégeais le détonateur pour qu’il ne se déclenche pas à l’improviste, parce que j’avais enlevé la sécurité afin qu’ils comprennent que je ne plaisantais pas. Enfin, une voiture de police est arrivée. J’ai fait ce qu’on me demandait : j’ai posé délicatement mon sac par terre. Quand ils m’ont emmenée, j’ai éclaté en sanglots. J’avais fait tout ce que je pouvais, ça ne dépendait plus de moi maintenant.
Le lendemain, j’ai appris qu’un homme était mort en désamorçant ma bombe. J’avais donc quand même tué quelqu’un.

J’ai volé les bijoux de ma grand-mère pour fuir en Europe avec ma petite fille de six mois. Mes tantes nous ont rattrapées à l’aéroport. Elles ont placé ma fille chez des gens. A la maison, on a fait les comptes et on m’a dit que j’avais dérobé huit cents dollars. Mais j’avais vendu les bijoux pour six cents dollars, je les avais bradés. On m’a battue. J’étais la honte de la famille, heureusement que ma pauvre mère n’était plus là pour voir ça ! La vie m’est alors devenue insupportable. Mes tantes me battaient et ne cessaient de me répéter que j’aurais mieux fait de crever. J’ai fini par penser que ce n’était pas une mauvaise idée. J’avais entendu dire que les familles des filles qui se faisaient exploser touchaient mille dollars. Ma dette était de huit cents, ça faisait encore une prime. J’avais toujours voulu être une fille bien.

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