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Hommage à Jean-Paul Dollé : 5. "Jean-Paul Dollé, témoin lucide" par Josyane Savigneau. Pierre Goldman.  

vendredi 6 mai 2011, par Josyane Savigneau

 RECENSION. Présentation : 24 octobre 1997, la troisième commémoration décennale de 1968 approche, Josyane Savigneau recense à plus d’un titre, dans Le Monde des livres, l’essai que constitue la biographie raisonnée de Pierre Goldman par Jean-Paul Dollé, juste parue aux éditions Grasset. L’insoumis, vies et légendes de Pierre Goldman est un ouvrage dont nous publierons par ailleurs un extrait, dans le cadre de cet hommage.

Régis Debray (premier plan de profil) aux obsèques de Pierre Goldman
le 27 septembre 1979
Cimetière du Père Lachaise (Paris)
Source Là-bas
(forum des fans de Jean-Jacques Goldman)

24/10/1997l --- LE MONDE DES LIVRES --- 9 --- ESSAIS

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Jean-Paul Dollé, témoin lucide

Jean-Paul Dollé
L’insoumis, Vies et légendes
de Pierre Goldman
Éditions Grasset et Fasquelle (Paris)

Le portrait sans complaisance de Pierre Goldman, personnage étrange, ambigu, qui traversa en météore les années 60 et 70.

par Josyane Savigneau


 Ce n’est pas sans appréhension, en ce temps fanatiquement voué à la commémoration, que l’on voit venir le trentième anniversaire de mai 68. Après le déferlement de mythologie virile, guerrière et « christique » qui entoure le trentième anniversaire de la mort de Che Guevara, on peut tout craindre. C’est pourquoi, d’emblée, on se dit que l’essai de Jean-Paul Dollé, L’Insoumis, vies et légendes de Pierre Goldman, n’est que le premier d’une longue cohorte de livres « générationnels », déclinant à l’infini le « qu’avons nous fait de nos années 60 ? ». Si l’on passe sur le titre, grandiloquent, et sur l’accablante phrase de Péguy placée en épigraphe « Nous voulons bien avoir été bernés, mais nous voulons avoir été grands », qui, en fait, décrit assez justement les protagonistes du récit , on lira un texte remarquable de finesse et de lucidité. A l’inverse de la pulsion commémorative, qui porte en elle la volonté d’amnésie, l’analyse de Dollé incite à comprendre, à penser un individu exceptionnel et une époque dans toutes leurs complexités et leurs ambiguïtés, donc à les garder en mémoire.

Comment résumer, pour ceux auxquels ce nom ne dit rien, le destin de Pierre Goldman, alors que, précisément, le livre de Dollé va contre toutes les simplifications ? Né à Paris en 1944 dans une famille juive polonaise, Goldman, au début des années 60, entre dans le cercle de ceux qui militent à l’Union des étudiants communistes. Ce « héros sartrien » fait la connaissance de jeunes intellectuels bien décidés à renverser le vieux monde et qui, pour l’heure, font le coup de poing contre les étudiants d’extrême droite en rêvant de guérilla en Amérique latine. Goldman ne sera jamais vraiment l’un d’eux d’ailleurs parmi eux, déjà, il y a les normaliens de la rue d’Ulm et « les autres ». Régis Debray, qui « se méfie de la marginalité et de l’amateurisme intellectuel de Goldman », est l’un de ces normaliens avec lesquels on « bute toujours sur [un] fond de scepticisme, qui est le nom, plus anodin, de leur arrogance ».

Comme Régis Debray, Goldman ira en Amérique latine. En 1967. En mai 68, à Paris, il ne comprend pas ces gens qui veulent « parler, comprendre, ne plus obéir bêtement, ni se faire voler leur vie ; ils ne veulent pas prendre le pouvoir, encore moins déclencher une guerre civile. Ils veulent être libres ». Goldman rejoint le Venezuela. Quand il en revient, en 1969, il choisit la marginalité du gangstérisme. Le 8 avril 1970, il est arrêté, accusé de braquages, qu’il reconnaît, et du meurtre de deux pharmaciennes, qu’il nie. Lors de son procès, en 1974, on a le sentiment d’assister à un règlement de comptes entre une société qui a eu peur et un symbole de la jeunesse qui s’est soulevée à la fin des années 60. Il est condamné à la réclusion criminelle à perpétuité, alors que l’accusation n’a rien pu prouver. Dans la salle de la cour d’assises de Paris, c’est l’émeute. Puis intellectuels et artistes se mobilisent pour Goldman. Son pourvoi en cassation est accepté, il est rejugé en 1976 et acquitté par la cour d’assises de la Somme. En prison, il écrit un très beau livre, publié en 1975, Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France.

Selon Dollé, « Goldman est resté un insoumis. En 1976, quand il sort de prison, c’est une disposition d’esprit de plus en plus mal vue. Depuis la désagrégation de la mouvance gauchiste, l’irrégulier est passé de mode ». Il écrit dans Libération, et, en 1977, publie L’Ordinaire mésaventure d’Archibald de Rapoport, sorte de roman picaresque qui met en scène un tueur méditatif et qui met mal à l’aise beaucoup de ses amis. Pour le reste, on ne sait pas très bien quelles sont ses activités. Certains prétendent qu’il fait de la contrebande d’armes. Le 20 septembre 1979, à quelques jours de la naissance de son fils, il est tué dans la rue. Il a trente-cinq ans. Un mystérieux groupe « Honneur de la police » revendique son assassinat, qui n’a jamais été élucidé.

S’il ne faisait que raconter, avec empathie et émotion, cette histoire qui fut celle de son ami, Jean-Paul Dollé aurait simplement écrit un récit de souvenirs. Mais son livre va bien au-delà. Outre les portraits, vifs, pertinents, originaux, subtils, qu’il trace des figures intellectuelles de l’époque, Lacan, Deleuze, Althusser, Dollé donne à comprendre, de l’intérieur, le parcours de ces « jeunes mâles » d’hier qui sont devenus les hommes de pouvoir d’aujourd’hui en politique, dans les médias, dans les entreprises. Goldman partageait avec eux une impossibilité à « concevoir des rapports d’égalité avec l’autre sexe », un embarras avec la sexualité et des désirs « d’honneur et de fraternité », de « communion avec les autres mâles, combattants, amis ou ennemis, peu importe ». Mais lui, dit Dollé, était assuré de « ne jamais consentir à la communauté des seigneurs ». Face à tous ces futurs « petits maîtres » à l’esprit policier, Goldman est le héros ambigu qui veut défier la mort. Héros sartrien parce que « non récupérable ».

Finalement, Goldman est moins éloigné de cette avant-garde intellectuelle « structuraliste, tel-queliste », qu’il détestait lui préférant « l’archaïsme du courage » que de ceux qui prétendaient « faire la révolution » par simple passion de commander. Car la question qui l’obsède, c’est celle de l’écrit. « Je voulais écrire ma vie dans la vie, l’y inscrire, qu’elle soit un roman, dit-il dans Souvenirs obscurs... Elle ne le fut pas et de l’avoir écrite sans la romancer ne la transforme pas en roman. » Et Dollé commente : « Vouloir écrire sa vie mais ne pas écrire dans sa vie ; que sa vie soit un roman et s’interdire d’être romancier, par honte d’écrire. Goldman n’a pas d’autre manière de surmonter cette contradiction fondamentale que d’accomplir des crimes pour les expier, et par là même, se laver de l’infamie d’écrire, puisqu’il écrit pour se défendre. » Mais c’est sans doute le sujet d’un autre livre.

Si la lecture de Jean-Paul Dollé est si stimulante, ce n’est pas à cause de la figure héroïque de Goldman, c’est au contraire parce qu’il ne cède jamais à l’héroïsation niaise et que son livre n’est pas un morceau de passé, mais un matériau pour penser l’avenir. A ce titre on ne saurait trop recommander aux anciens « jeunes mâles » de le méditer longuement et plus encore aux jeunes femmes de l’analyser en détail. Car les hommes dont on parle ici, ce sont leurs pères, et si elles ne sont pas résolues à combattre leur vision des femmes, elles feraient mieux de ranger leurs livres et de s’en tenir au tricot.

J. S.


L’INSOUMIS Vies et légendes de Pierre Goldman de Jean-Paul Dollé. Grasset.
284 p., 125 F. Pierre Goldman Philosophe autodidacte, fou de musique, passionné de jazz et de rythmes sud-américains (Jean-Paul Dollé évoque superbement les nuits à La Grande Séverine, au Quartier latin), Pierre Goldman ne pouvait qu’être, dans cette société, un passant provisoire, la métaphore romanesque d’un écrivain improbable, un météore aussi inquiétant qu’attirant : « C’est ce Goldman tour à tour sartrien, combattant antifasciste, musicien inspiré, qui nous fascina tous, écrit Dollé. Il portait en lui nos désirs d’ailleurs et refusait violemment ce qui nous révoltait. Mieux que nous il savait le manifester. »

Avec l’aimable autorisation de Josyane Savigneau © Le Monde


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Titres de l’œuvre
L’INSOUMIS VIES ET LÉGENDES DE PIERRE GOLDMAN
(suivre le lien sous le titre pour accéder à la librairie sur internet chapitre.com)

Genre(s)
LIVRE

Auteur(s)
DOLLÉ JEAN PAUL

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HOMMAGE À JEAN-PAUL DOLLÉ
DANS LA REVUE DES RESSOURCES

Jean-Paul Dollé
4 novembre 1939 - 2 février 2011

Index
(suivre les liens sous les n° de chapitres)

- 1. De l’acédie. Du soin qu’on donne à un mort. Bruno Queysanne. (Dédicace - inédit)
- 2. Le singulier et le pluriel. Paris en mai. Hélène Bleskine. (Dédicace - inédit)
- 3. Entrevue sur l’institution. La parole errante. Stéphane Gatti. (Vidéo - inédit)
- 4. L’Inhabitable capital. VIII. Nihilisme et maladie - IX. Les deux nihilismes. (Extrait - Jean-Paul Dollé)
- 5. "Jean-Paul Dollé, témoin lucide" par Josyane Savigneau. Pierre Goldman. (Recension de L’insoumis, vies et légendes de Pierre Goldman)
- 6. L’insoumis, vies et légendes de Pierre Goldman. II. (...) Les étudiants révolutionnaires. (Extrait - Jean-Paul Dollé)
- 7. La cité et les barbares. (Citation intégrale - Jean-Paul Dollé)
- 8. Bernard-Henri Lévy recense "Haine de la pensée". (Recension de Haine de la pensée)
- 9. Haine de la pensée - en ces temps de détresse. IV. Un se divise en deux : (...) (Extrait - Jean-Paul Dollé)
- 10. "Question où de Sartre il n’y eut que le silence". Roland Castro. (Dédicace)
- 11. "Mon ami Jean-Paul Dollé...". Paul Virilio. (Dédicace)
- 12. Métropolitique. IV. L’expulsion (...). V. Habiter l’absence (...). (Extrait - Jean-Paul Dollé)
- 13. Le Myope. 1re partie. IV. (...) (Extrait - Jean-Paul Dollé)
- 14. Ce que tu ne pouvais pas nous dire. Aliette Guibert-Certhoux (Dédicace)

(à suivre)

P.-S.

Philippe Boggio, Les obsèques de Pierre Goldman, une émotion contenue, article in Le Monde, le 29 septembre 1979 (pour mémoire).

Pierre Goldman, Souvenirs d’un juif polonais né en France, éd. du Seuil, Paris, (1975) ; coll. Points / Seuil (2005).

Pierre Goldman, L’ordinaire Mésaventure d’Archibald Rapoport, éd. Julliard, 1977, Paris.

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